Le bazar persan prospère toujours dans l’Iran moderne
« Ne me lâche pas la main ou tu te perdras. » Un enfant qui se rend au bazar dans une ville iranienne entendra cette phrase à mille reprises. Même pendant la journée, il peut faire sombre à l’intérieur du bazar couvert où les gens jouent constamment des coudes pour se faufiler à travers les couloirs étroits.
Les vendeurs crient haut et fort pour vendre leurs produits et capter l’attention des passants, tandis que les porteurs crient « Ya Allah, Ya Allah » (« Ô Dieu ») pour ouvrir la voie à leur lourd chariot.
Faire l’expérience d’un bazar persan ressemble à une rencontre avec un monstre gigantesque, rustre et vorace avec des milliers de bouches capables d’engloutir la rivière de personnes sur son passage.
Pourtant, malgré ce chaos, les bazars d’Iran ont une somptuosité, une magie et un charme qui leur sont propres. Dès que l’on traverse leurs principaux couloirs, on peut apercevoir de petits timche et sarai – entrepôts ou lieux de repos des marchands, ou « sérails » –, pittoresques et calmes.
Bazars et politique
L’activité commerciale est sans aucun doute l’objectif principal des bazars persans, mais stimuler l’économie ne constitue pas leur seul rôle. Ces marchés revêtent également une importance vitale pour façonner la cohésion sociale en servant de centres des activités sociales, culturelles, religieuses, politiques et civiles. Les bazars iraniens peuvent comporter des écoles, des mosquées, des salons de thé, des caravansérails et même des centres de charité.
Au cours du siècle dernier, la fonction politique du bazar persan était plus visible que ses autres aspects. Par exemple, lorsque la Révolution constitutionnelle a commencé en 1905, les grèves dans le Grand Bazar de Téhéran – pleinement soutenues par les marchands – ont aidé les réformistes à réglementer la première Constitution de l’Iran.
Trois ans plus tard, lorsque le roi Mohammad Ali Shah a bombardé le parlement à Téhéran, la révolution s’est poursuivie avec le leadership et le soutien du bazar de Tabriz.
Le bazar de Tabriz a également joué un rôle important lors de la nationalisation de l’industrie pétrolière au début des années 1950. Mir Hassan Yaseyyedi, un marchand de tapis de 90 ans au Sarai Mirza Shafi, se souvient parfaitement de cette époque.
Il avait 12 ans lorsqu’il a commencé à travailler pour son père, un marchand de cuir du bazar. Ce dernier, qui soutenait les constitutionnalistes, est lui-même devenu un partisan du premier Premier ministre iranien démocratiquement élu, Mohammad Mossadegh (1951-1953).
« Quand la lutte pour la nationalisation de l’industrie pétrolière a commencé, tout le bazar soutenait le Premier ministre », se souvient Yaseyyedi, devant une vieille photo de Mossadegh. « Certains partisans de Mohammad Reza Shah ont tenté d’ouvrir de force les magasins, mais nous avons continué la grève jusqu’à ce que Mossadegh triomphe. »
Les grèves dans les bazars ont toujours été un signe clair de confrontation entre les détenteurs du pouvoir et les commerçants des bazars, influents sur le plan économique.
La révolution de 1979 est un autre exemple qui illustre comment le soutien des marchands à Téhéran, Ispahan, Tabriz et Shiraz a contribué au renversement du shah. Aujourd’hui encore, toute grève dans un bazar est un signe du mécontentement des marchands face aux décisions économiques des personnalités politiques.
Une vie sur plusieurs niveaux
La capacité à communiquer et à négocier en turc est également un must pour pouvoir s’intégrer dans la vie sociale des bazars de Tabriz et Zanjan. À Ispahan, important centre touristique, l’accent ispahanais est un avantage de taille pour payer le prix réel des marchandises au lieu d’un prix gonflé. Ce sont là quelques exemples des différentes couches culturelles, historiques et sociales qui façonnent les bazars persans, chacun ayant ses propres sous-cultures et sous-communautés.
Mais parfois, même la connaissance de la langue peut s’avérer peu utile quand il s’agit de comprendre ce qui se passe réellement dans les différents coins des bazars. Par exemple, tous les jours aux environs de midi, un groupe de jeunes hommes, une calculatrice dans une main et un ordinateur portable dans l’autre, se réunissent à Sabzeh Meidan, une des entrées principales du Grand Bazar de Téhéran. Le caractère sérieux de leur rencontre invite à croire qu’une sorte de marché boursier en plein air se déroule sur un trottoir, sous les yeux de tous.
Bien qu’ils aient l’air d’hommes d’affaires légitimes, ce sont en vérité des commerçants illégaux de devises étrangères qui influent réellement sur les prix quotidiens fixés par le gouvernement pour ces devises.
Les jeunes hommes crient des numéros et des noms pour acheter et vendre différentes devises à l’aide d’une sorte de jargon qui semble dénué de sens si l’on est étranger au marché. Ce groupe a tendance à ne pas se montrer amical envers les étrangers ; s’ils voient quelqu’un essayer de prendre des photos quelque part autour d’eux, des menaces verbales sont couramment employées pour éloigner ceux qui ne font pas partie du jeu.
Contrairement aux commerçants de devises, les autres commerçants sont réputés pour leur hospitalité et leur serviabilité. Au cœur du Grand Bazar de Téhéran, Haj Kazem vend du thé dans un salon de thé de deux mètres carrés. Le prix qu’il a fixé pour un verre de thé est de 2 000 tomans (0,57 dollar), mais quand les porteurs locaux s’arrêtent pour prendre le thé, ils paient quelques centimes pour ce même verre.
Depuis le petit salon de thé de Haj Kazem, après les boutiques de noix colorées et les fragrances émanant des attari – boutiques traditionnelles persanes d’herbes et de parfums –, la voix profonde d’un homme chantant au loin en farsi attire l’attention.
Dans la boutique où vit Haj Mansour, un vieil homme aveugle avec une barbe blanche fournie entonne des chants folkloriques et religieux en espérant recevoir des dons de la part des riches marchands du bazar. Bien que la pauvreté soit un problème urgent aujourd’hui en Iran, mendier pour de l’argent ne fait pas partie des mœurs. Il n’est cependant pas rare de voir des chanteurs chercher à échanger des chansons contre un sourire et un peu d’argent.
Haj Mansour, qui a commencé à travailler dans le bazar comme garçon de courses il y a 39 ans, demande à son jeune assistant de payer les factures d’électricité et d’eau de l’homme aveugle. « Tout a changé dans [le] bazar, non seulement les bâtiments et les monuments, mais aussi les attitudes et les manières », a expliqué Haj Mansour après que l’homme barbu a quitté sa boutique. « Plus personne ne s’occupe des autres », a-t-il poursuivi, se remémorant l’époque où les difficultés économiques étaient moins répandues.
Traduit de l’anglais (original).
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