De l'EI aux prisons libyennes, d’anciennes esclaves sexuelles racontent
MISRATA, Libye – Wered souffre de nausées matinales. Son rêve, comme celui de beaucoup d’autres, était de traverser la Méditerranée jusqu’en Europe afin d’avoir une vie meilleure, elle et sa famille. Aujourd’hui, à 16 ans, elle est tombée enceinte après des mois de viols et d’abus de la part de combattants de l’EI, et se retrouve enfermée dans une prison libyenne 23 heures par jour.
Ses options : accoucher ici ou en Érythrée après son expulsion.
« C’est un enfant du mal – je n’en veux pas », confie-t-elle à Middle East Eye. « Je veux seulement oublier. Je veux oublier avoir été violée et vendue comme un objet. Je veux oublier avoir été traitée comme un déchet. »
Wered a demandé à avorter mais sa requête a été refusée. L’avortement est généralement interdit en Libye, même en cas de viol et d’inceste. Les femmes qui avortent ou celles qui les aident à le faire encourent jusqu’à six mois de prison.
Du pain rassis coupé en petits morceaux
Alors Wered, qui est encore elle-même une enfant, attend de donner naissance à l’enfant de l’un des quatre hommes qui l’ont systématiquement violée – elle ne sait pas lequel.
L’aile de la prison dans laquelle elle est détenue s’étend sur deux étages. À chaque étage, une porte verrouillée s’ouvre sur un long couloir desservant cinq cellules de chaque côté. Quatre à six lits et des toilettes rudimentaires sont casés dans chaque cellule.
Les enfants sont détenus en cellule avec leur mère. MEE a vu une femme avec son jeune fils mangeant du pain rassis coupé en petits morceaux.
Cette aile est uniquement occupée par des femmes et leurs enfants (environ une centaine) – qui ont été enlevées par l’EI alors qu’elles voyageaient à travers le désert libyen en espérant atteindre la côte et traverser la mer pour rejoindre l’Italie.
Des Érythréennes, des Philippines, des Syriennes et des Irakiennes figurent parmi les prisonnières. Le chemin de chacune s’est terminé à Syrte, où elles ont été capturées par leurs ravisseurs pour vivre en tant qu’esclaves sexuelles pour les combattants.
« J’ai été vendue à plusieurs hommes différents », raconte Yemane, 25 ans, également enlevée dans le désert et amenée à Syrte.
« Ils nous ont utilisés comme cadeaux : ma vie valait moins qu’un bouquet de fleurs. »
Wered et Yemane sont deux des nombreuses femmes et enfants détenus depuis des mois par les forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par l’ONU qui les interroge à la recherche de toute information qu’ils pourraient détenir sur les agents de l’EI.
MEE a été invité à la prison, située à l’intérieur d’une académie de l’armée de l’air au sud de Misrata, par Mohammed al-Ghasri. Ghasri dirige « al-Bunyan al-Marsous », l’opération militaire menée par le GNA pour reprendre Syrte à l’EI.
Les responsables de l’offensive, lancée en mai 2016, ont déclaré en août que le groupe avait été repoussé hors de la plus grande partie de la ville.
« D’un point de vue militaire, la bataille de Syrte est terminée », avait alors déclaré Ghasri, ajoutant que la « victoire » serait annoncée bientôt.
Plus de trois mois plus tard, ses forces luttent pour mener à bien leur mission – et d’anciennes prisonnières vulnérables de l’EI sont toujours détenues à 275 km de la côte, dans la prison de Misrata.
« Un miracle que nous soyons encore en vie »
« Un Soudanais m’a violée pendant quatre mois », raconte encore Yemane. « Il ne m’a jamais parlé de ce qui se passait dehors, il m’a juste dit que ma vie ne valait rien. »
Finalement, le monde extérieur est venu à elles, lors de l’offensive soutenue par le GNA pour récupérer Syrte qui a commencé cet été.
« Après le mois de mai, les choses ont changé », se souvient Yemane. « Nous avons commencé à entendre les bruits des combats. Nous ne pouvions pas sortir, mais nous pouvions entendre les bombes et les tirs, j’étais terrifiée, c’est un miracle que nous soyons encore en vie. »
Certaines disent avoir essayé de s’échapper auparavant, mais les violences qu’elles ont subies après avoir été rattrapées les ont persuadées de ne pas essayer une deuxième fois. Mesmer (âgée de plus de 25 ans) s’est cassé la jambe en essayant de s’échapper par une fenêtre de la maison où elle était enfermée.
« Il était tôt le matin quand j’ai essayé de m’enfuir… Après m’être cassé la jambe, j’ai marché pendant plusieurs kilomètres, mais ils m’ont rattrapée et m’ont violemment battue. Après ça, je n’ai plus tenté de fuir. »
Lorsque les forces libyennes se sont finalement emparées de la zone où elles étaient détenues, de nombreuses femmes, pour se rendre, se sont dirigées vers les soldats en tenant des morceaux de tissu blanc qu’elles avaient réussi à trouver.
« Nous voulions qu’ils comprennent que nous étions des civiles », poursuit Mesmer. « Nous voulions leur montrer que nous devions être aidées et sauvées et que nous n’avions pas d’armes. »
Ces femmes ont été emmenées pour un voyage de quatre heures le long de la côte vers Misrata, que contrôlent les forces loyales au GNA. Quelques mois plus tard, elles sont toujours détenues dans la prison, interrogées sur tout contact qu’elles pourraient avoir maintenu avec les combattants de l’EI.
« L’EI m’a forcée à me convertir »
La plupart des soldats de la prison ont refusé de dire combien de temps les femmes seraient détenues.
« Elles doivent rester ici jusqu’à ce que nous ayons terminé les interrogatoires », a déclaré un responsable sous couvert d’anonymat.
Les forces libyennes qui combattent à Syrte craignent que des membres de l’EI ne se cachent parmi des groupes de civils. Mais Tecle, qui est en prison depuis deux mois, dit ne pas comprendre pourquoi elle est toujours détenue.
« Je n’ai rien fait. J’ai fui la faim et la dictature en Érythrée et maintenant je suis ici, enfermée dans une cellule en Libye », résume-t-elle, en larmes derrière le voile noir qui ne révèle que ses yeux.
« Je suis chrétienne et l’EI m’a forcée à me convertir. Ils m’ont dit que les chrétiens étaient des démons, que pour nous il n’y aurait jamais de paradis, seulement les flammes de l’enfer. »
« J’avais peur de mourir noyée dans la Méditerranée, mais je n’avais jamais imaginé me retrouver entre les mains de l’EI. »
La tête baissée, le regard rivé au au sol, elle répète encore et encore : « Je n’ai jamais fait de mal à quiconque, pourquoi suis-je ici ? »
Aucune des femmes interrogées n’a de téléphone portable. Elles ne peuvent pas non plus appeler leur famille pour dire où elles se trouvent et qu’elles sont en sécurité – ou du moins vivantes.
L’infirmerie de la prison est vide. Des soldats qui ont demandé à ne pas être cités confient qu’il n’y avait pas assez d’argent pour acheter des médicaments aux détenues.
Lorsque le temps est ensoleillé, précisent-ils, les femmes et les enfants sont autorisés à sortir pendant une heure à l’air frais. Mais malgré les difficultés de leur situation actuelle, ces femmes affirment que leur plus grande crainte concerne leur avenir incertain.
La Libye, centre névralgique de transit pour les migrants espérant traverser la mer pour rejoindre l’Europe, subit une très forte pression pour ralentir ces flux. Les morts par noyade dans les mers orageuses ont atteint un record cette année.
Ce pays nord-africain, ravagé par des années de combat et de chaos politique, expulse régulièrement des centaines de personnes vers des pays comme le Nigéria, la Gambie et l’Érythrée, où Wered, 16 ans, craint être expulsée.
« Maintenant, je me suis échappée », a-t-elle déclaré, « mais je n’aurai jamais d’avenir digne de ce nom. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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