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L’enquête de l’ONU sur les atrocités sexuelles de l’Etat islamique

Interview exclusive de Zainab Bangura, chargée de la violence sexuelle en zone de conflit à l’ONU, sur les crimes de l’Etat islamique
Des femmes yazidies libérées en janvier après avoir été détenues par l’Etat islamique pendant plus de cinq mois (AFP)

NEW YORK, Etats-Unis – Depuis 2009, une unité des Nations unies est chargée d’enquêter sur les crimes sexuels perpétrés dans les zones de conflit à travers le monde, notamment les mariages forcés, l’esclavage sexuel et les viols collectifs. Selon sa directrice, Zainab Bangura, les atrocités commises par le groupe Etat islamique (EI) sont d’une intensité inconcevable.

Zainab Bangura rentre tout juste de Syrie, d’Irak, de Turquie, du Liban et de Jordanie, où elle a rassemblé des informations sur les crimes sexuels commis par l’EI. Elle raconte à Middle East Eye les détails de sa mission et explique comment elle prévoit de combattre le groupe.

MEE : Qu’avez-vous appris sur l’Etat islamique lors de votre enquête de terrain ?

Bangura : Lors de ma récente visite à cinq pays du Proche-Orient, j’ai rencontré des représentants de gouvernements, des travailleurs sur le terrain et des survivantes. Je me suis focalisée sur la guerre menée par l’EI contre les femmes, y compris les minorités yazidies, chrétiennes et chiites turcomanes.

Après avoir attaqué un village, l’EI sépare les femmes des hommes et exécute les garçons et les hommes âgés de 14 ans et plus. Les femmes et les mères sont séparées ; ils déshabillent les filles, testent leur virginité et examinent la taille de leur poitrine et leur beauté. Les vierges les plus jeunes et considérées comme étant les plus jolies se vendent plus cher et sont envoyées à Raqqa, un bastion de l’EI.

Il y a une hiérarchie : le premier choix revient aux cheikhs, puis viennent les émirs et ensuite les combattants. Ils prennent souvent trois ou quatre filles chacun et les gardent pendant environ un mois, jusqu’à ce qu’ils s’en lassent et les remettent à la vente. Lors des ventes d’esclaves aux enchères, les acheteurs marchandent férocement, faisant baisser les prix en dénigrant les filles comme étant trop plates ou peu attirantes.

Nous avons appris qu’une fille avait été vendue vingt-deux fois. Une autre, qui est parvenue à s’échapper, nous a raconté que le cheikh qui l’avait capturée avait marqué son nom sur le dos de sa main pour montrer qu’elle était sa « propriété ». 

Notre recherche alimentera le rapport de l’ONU sur la violence sexuelle dans les cas de conflit et le travail de plaidoyer. 

MEE : Sont-ils organisés ou opèrent-ils de façon improvisée ?

Bangura : L’EI est organisé et commet un éventail horrifiant d’atrocités à grande échelle et de façon systématique. Ils ont institutionnalisé la violence sexuelle ; brutaliser les femmes et les filles est un élément central de leur idéologie. Ils utilisent la violence sexuelle comme une « tactique terroriste » afin d’accomplir leurs objectifs les plus stratégiques, tels que le recrutement et la levée de fonds, ou pour assurer la discipline et l’ordre – via la punition des dissidents et des membres de leur famille – et promouvoir leur idéologie radicale.

Ils ont recours au viol, à l’esclavage sexuel, à la prostitution forcée et à d’autres actes d’une brutalité extrême. Nous avons entendu parler du cas d’une jeune femme de 20 ans qui a été brûlée vive pour avoir refusé de pratiquer un acte sexuel extrême. On nous a parlé de nombreux autres actes sexuels sadiques. Nous avons du mal à comprendre la mentalité de  personnes qui commettent de tels crimes.

Le nombre de combattants étrangers demeure un problème pour nous. Dans d’autres conflits, comme en République démocratique du Congo, nous avons affaire à des combattants provenant de cinq ou six pays. Dans le cas de l’EI, ce sont des dizaines de milliers de combattants de cents nationalités différentes. Dans certaines agressions, il y a plus d’étrangers impliqués que d’Irakiens et de Syriens.

MEE : Toutes les femmes sont-elles réduites en esclavage ?

Bangura : La plupart des femmes sont réduites en esclavage lorsque leurs villages sont attaqués. On nous a également parlé de parents qui donnent leurs filles à l’EI, particulièrement à Mossoul. Pour comprendre cela, nous devons examiner le concept de jihad al-nikah, ou jihad sexuel, selon lequel le corps des femmes est utilisé pour soutenir la campagne de l’EI. Des dizaines d’hommes s’attendent à « recevoir » des femmes à « marier ». La contribution d’une femme est de les épouser et de prendre soin d’eux de diverses façons, y compris sexuellement. Il arrive que des hommes de l’EI aient une femme et plusieurs esclaves en même temps. Nous avons eu quelques échos d’épouses ayant aidé les esclaves à s’enfuir.

MEE : Comment s’enfuient-elles ?

Bangura : Certaines sont libérées en échange d’une rançon. Quand des parents ou des chefs de communauté finissent par savoir où se trouvent les femmes et les filles, ils lèvent des fonds – jusqu’à 5 000 dollars – et font appel à un intermédiaire pour « racheter » les filles.

Les communautés yazidies souffrent de discrimination depuis longtemps et ont un important réseau social. C’est une communauté fermée et conservatrice et les récents événements ont été un véritable choc. Mais ils font preuve de ténacité et ont développé des mécanismes impressionnants pour faire face, notamment la volonté d’accepter le retour des filles.

Bien entendu, toutes ne parviennent pas à s’échapper. Quand l’EI a découvert que des filles avaient utilisé leur hijab pour se pendre, ils les ont forcées à le retirer. On m’a parlé de trois filles qui avaient tenté de se suicider en ingérant de la mort aux rats qui avait été laissée dans une pièce. Elles se sont mises à vomir et ont été conduites à l’hôpital. A leur retour, elles ont été brutalement agressées. 

MEE : Vous avez rencontré des femmes qui se sont échappées dans la zone kurde de l’Irak. Reçoivent-elles l’aide dont elles ont besoin ?

Bangura : Elles reçoivent le soutien de leur famille, de leur communauté et du gouvernement, mais les besoins sont immenses. J’ai rencontré une femme qui était très choquée – la plupart des membres de sa famille avaient été tués ou capturés. Elle s’occupait de sa fille de 4 ans et était à la recherche de son autre fille de 15 ans capturée par l’EI. Elle était tellement traumatisée qu’elle continuait de croire que son mari avait seulement disparu, alors qu’il était mort.

Des femmes comme celle-ci ont besoin d’un soutien médical et psycho-social fourni par du personnel qualifié, mais celui-ci n’est pas immédiatement disponible. Des officiels kurdes m’ont dit qu’ils peinaient à faire face à l’afflux massif de refugiés en provenance de Syrie et d’Irak. Ils craignent l’arrivée de 500 000 personnes supplémentaires fuyant Mossoul lorsque les forces irakiennes essaieront de reprendre la ville dans les prochains mois. L’ONU, de son côté, apporte soutien et abris aux populations affectées, mais tout le monde s’accorde à dire que l’aide doit être accrue. 

C’était douloureux pour moi. J’ai travaillé dans des pays comme la Bosnie, le Congo, le Soudan du Sud, la Somalie et la République centrafricaine ; je n’avais jamais rien vu de tel. Je ne peux comprendre tant d’inhumanité. J’en étais malade, je ne pouvais comprendre.

MEE : Outre la campagne militaire menée par les Etats-Unis, que peut faire l’ONU pour combattre une milice qui se préoccupe si peu de légitimité internationale ?

Bangura : En plus de l’intervention militaire et des outils de sanction dont nous disposons, nous devons cibler leur accès aux moyens de communication, comme les réseaux sociaux qu’ils utilisent pour terroriser les communautés et le monde entier et pour attirer de nouvelles recrues. L’information est leur oxygène – il nous faut les étouffer. Leur tactique consiste à détruire les individus, les communautés, les  lois et la société puis à créer un ordre social médiéval. Nous devons aussi recourir au désinvestissement économique pour stopper les sources de revenu et les lignes d’approvisionnement de l’EI. Nous devons par ailleurs expliquer l’étendue des atrocités qui sont commises, et chercher à ce que justice soit rendue, ce qui est difficile dans le contexte de plus de 40 000 combattants originaires de plus de 100 pays. Nous devons aussi examiner la compétence juridique – est-ce du ressort de l’Irak ? De la Syrie ? Nous ne pouvons nous contenter de réagir émotionnellement, nous devons comprendre leurs tactiques et les combattre.

Traduction de l’anglais (original).

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