Alep représente un nouvel ordre mondial – mais certains Américains refusent de l'accepter
La brutale bataille d'Alep a tragiquement emporté des centaines de vies innocentes, dont de nombreux enfants.
Elle a finalement pris fin avec la défaite des groupes de combattants rebelles syriens – principalement Jabhat Fateh al-Sham (le Front al-Nosra, affilié à al-Qaïda, qui s’est rebaptisé sous ce nom), Ahrar al-Sham et Jabha al-Shamiya – et la victoire des forces pro-Assad.
Une partie de l'élite politique américaine vit dans un état de déni et trouve difficile de digérer la réalité douloureuse du déclin de la puissance américaine
Cette tragédie est un rappel supplémentaire du fait que l’ère du monde unipolaire, caractérisée par la superpuissance incontestée des États-Unis depuis l'effondrement du bloc communiste en 1990, est arrivée à sa fin.
Les États-Unis n’ont pas participé à l'accord final visant à évacuer les zones tenues par les rebelles et n’ont finalement pu jouer aucun rôle pour empêcher le bain de sang dans la ville ravagée d'Alep.
Cependant, une partie de l'élite politique américaine vit dans un état de déni et trouve difficile de digérer la réalité douloureuse du déclin de la puissance américaine. Ils pensent plutôt que le paysage politique international actuel peut être inversé en intensifiant les politiques interventionnistes.
Dans un éditorial du 14 décembre, le comité de rédaction du Washington Post a écrit : « En refusant d'intervenir contre les atrocités du régime d'Assad... le président Obama a créé un vide comblé par Vladimir Poutine et les gardiens de la révolution iraniens ».
Ce groupe de l'élite américaine ne se rend pas compte que dans cette nouvelle ère, les États-Unis ne sont pas assez puissants pour projeter leur hégémonie autour du monde comme bon leur semble. En fait, les États-Unis ont tout fait pour faire tomber le dictateur syrien Bachar al-Assad, mais en vain.
La tragédie d'Alep est le résultat de la fixation des États-Unis et de leurs alliés occidentaux sur le mantra « Assad doit partir » et des politiques adoptées à l'appui de cette doctrine, sans avoir le pouvoir de les matérialiser
Dans une conférence de presse en décembre sur la crise syrienne, le président Barack Obama a déclaré : « Je comprends l’impulsion à vouloir faire quelque chose. Mais au final, ce que j'ai dû faire, cela a été de penser à ce qui était viable et réaliste. »
En réponse à l'éditorial du Washington Post, Patrick Buchanan, éditorialiste politique et cofondateur de l’American Conservative, a correctement soutenu que « la bévue n’était pas de rester en dehors de la guerre civile en Syrie, mais d’y entrer. Alep est un bain de sang né de l'interventionnisme ».
La tragédie d'Alep est le résultat de la fixation des États-Unis et de leurs alliés occidentaux sur le mantra « Assad doit partir », et des politiques adoptées à l'appui de cette doctrine, sans avoir le pouvoir de les matérialiser.
En parallèle, ils n’avaient pas la moindre compréhension des forces opérant à l'intérieur de la Syrie et n’ont donc pas deviné qui remplacerait le dictateur syrien.
Les États-Unis ont fait ce qu'ils pouvaient pour parvenir à leurs fins en Syrie, mais le monde multipolaire, rempli d'acteurs étatiques et non étatiques, ne les a pas laissés remodeler le système politique syrien de façon à ce qu’il s’adapte à leur désir
Après avoir financé, formé et armé les « rebelles modérés » syriens, les États-Unis ont découvert qu’une telle force et mouvement n’existaient pas. Au contraire, les États-Unis avaient involontairement rejoint les terroristes. Les rebelles entraînés par le Pentagone ont trahi les États-Unis et ont remis leurs armes à Jabhat al-Nusra immédiatement après leur entrée en Syrie.
Selon un rapport du New York Times, en 2013, le président Obama a autorisé secrètement la CIA à commencer à armer des rebelles syriens dans le cadre d’opérations portant le nom de code Timber Sycamoe. L'agence de renseignements savait « qu'elle aurait un partenaire disposé à aider à payer pour l'opération secrète : ... le royaume d'Arabie saoudite », selon le Times.
Les États-Unis ont fait ce qu'ils pouvaient pour parvenir à leurs fins en Syrie, mais le monde multipolaire, rempli d'acteurs étatiques et non étatiques, ne les a pas laissés remodeler le système politique syrien de façon à ce qu’il s’adapte à leur désir.
Perdre des alliés
Un autre signe significatif du déclin de la puissance américaine en Syrie est le fait que les alliés proches et stratégiques des États-Unis dans la région ont adopté des politiques sans absolument aucun égard aux demandes du gouvernement américain. Cela est devenu évident lorsque les Américains ont réalisé que des groupes terroristes dominaient les forces anti-Assad et ont exigé que leurs alliés réduisent leur soutien en leur faveur. Les responsables américains étaient encore dans l’illusion qu'ils pouvaient organiser leurs propres groupes rebelles pour lutter contre Assad et l'État islamique (EI) simultanément.
Un courrier électronique d’Hillary Clinton datant de janvier 2016 divulgué aux médias comprend un extrait d'un discours privé d'octobre 2013 dans lequel Clinton note qu'elle voulait mener « une action secrète plus robuste visant à examiner, identifier, former et armer des cadres rebelles » en Syrie. Les rebelles auraient combattu à la fois le gouvernement du président Bachar al-Assad et « les groupes djihadistes liés à al-Qaïda qui ont malheureusement été attirés en Syrie ».
Elle ajoutait cependant : « Cela a été compliqué par le fait que les Saoudiens et d'autres sont en train d'expédier de grandes quantités d'armes – et largement à tort et à travers – pas du tout ciblées sur les personnes que nous pensons être les plus modérées, les moins susceptibles de causer des problèmes à l'avenir. »
Dans un email de 2014 supposément écrit par Hillary Clinton à John Podesta, son directeur de campagne lors de l'élection présidentielle de cette année, et publié par WikiLeaks, elle déclare : « Nous devons utiliser nos moyens de renseignement diplomatiques et plus traditionnels pour faire pression sur les gouvernements du Qatar et d’Arabie saoudite qui fournissent un soutien financier et logistique clandestin à l'ISIL et à d'autres groupes sunnites radicaux de la région ». Ils ne l’ont pas pu.
Il y a deux ans, le vice-président Joe Biden, lors d’un discours à l'Institute of Politics de l'Université de Harvard, a admis l'incapacité des États-Unis à forcer leurs alliés régionaux à changer de cap en Syrie.
« Nos alliés dans la région [la Turquie, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis] étaient notre plus grand problème en Syrie », a-t-il déclaré. Ils ont versé « des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d'armes à quiconque se battrait contre Assad. Et nous n'avons pas pu convaincre nos collègues de cesser de les approvisionner. »
La Turquie n’a pas été moins efficace que l'Arabie saoudite dans la montée en puissance de l'EI, seulement pour réaliser les rêves néo-ottomans de ses dirigeants en ne tenant pas compte de la demande américaine de mettre un terme à cette ligne de conduite. Une vidéo publiée en 2015 par le quotidien turc Cumhuriyet, qui a intégré l’enregistrement dans un rapport, a montré que l'agence de renseignement turque (MİT) avait continuellement assuré un passage sûr pour les terroristes vers la Syrie.
Dissimuler la défaite
Compte tenu des faits ci-dessus, il est intéressant de constater que le président Obama, lors de sa conférence du 16 décembre, a déclaré que la responsabilité de la brutalité exercée à Alep reposait « en un seul lieu – avec le régime Assad et ses alliés, la Russie et l'Iran. Et ce sang et ces atrocités sont sur leurs mains ».
Pour dissimuler sa défaite en Syrie et lors de l'élection présidentielle, l'administration américaine démocrate cherche sans relâche à façonner une guerre froide II contre la Russie en attribuant ses pertes de façon simpliste aux ambitions personnelles du président russe, Vladimir Poutine.
Thomas Graham, l'un des principaux experts américains sur la Russie, rejette l'hystérie anti-Poutine. Il estime que la Russie « ne peut survivre autrement qu'en tant que grande puissance ». L'autorité de Poutine, ajoute-t-il, est renforcée par une élite qui, à l'exception d'une petite minorité, partage ce point de vue, lequel trouve un écho également auprès de la population dans son ensemble.
« Le départ de Poutine ne changera probablement pas l'essence du défi russe, quelque différents que puissent être le style et la tactique de son successeur. »
Selon le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, à présent « presque tous les niveaux de dialogue avec les États-Unis sont gelés. Nous ne communiquons pas les uns avec les autres, ou (si nous le faisons) nous le faisons de façon minimale. »
C'est une situation effrayante. Un manque de coopération entre les États-Unis et la Russie ne se terminera que par un plus grand chaos, plus de sang versé au Moyen-Orient, et créera pour les militants des possibilités infinies de déchaîner la terreur totale tant dans la région qu’en Occident.
Fait intéressant, le politique amateur et président élu Donald Trump laisse voir une lueur d’espoir. Apparemment, il comprend le nouvel ordre mondial.
Selon un reportage de Bloomberg datant du 20 décembre, « Trump a déjà dévoilé son jeu en prévoyant de remplir son administration d’officiels qui soutiennent une coopération plus étroite avec le Kremlin, de Michael Flynn, conseiller à la sécurité nationale du président élu, à Rex Tillerson, candidat au poste de secrétaire d'État ».
Le 23 décembre, en réponse à la lettre de Noël de Poutine, Trump a émis la déclaration suivante : « Une très belle lettre de Vladimir Poutine ; ses pensées sont si justes. J'espère que les deux parties pourront être à la hauteur de ces pensées, et [que] nous n'aurons pas à emprunter un autre chemin. »
- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste indépendant irano-canadien qui écrit sur les affaires intérieures et étrangères de l’Iran, le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine dans la région. Il est coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. Il contribue à plusieurs sites consacrés au Moyen-Orient ainsi qu’au Huffington Post. Il écrit également de façon régulière pour BBC Persian. En outre, il est sur Twitter : @SShahidsaless.
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Photo : Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président américain Barack Obama lors de la conférence de la COP21 pour le changement climatique, Le Bourget, France (AFP)
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