Comment Poutine et Erdoğan se sont partagés la Syrie
La semaine prochaine, cela fera exactement treize mois que la Russie s’est engagée militairement en Syrie.
À l’époque, le mouvement brillant, bien qu’impitoyable, de la Russie sur l’échiquier stratégique avait excédé la Turquie. Celui-ci semblait barrer la route à la campagne d’incursion militaire dont Ankara rêvait encore afin de déloger le président Bachar al-Assad et le remplacer par une Syrie unie sous un régime sunnite. La Russie elle-même semble avoir cru au début de cette année qu’elle serait face à l’opposition conjointe de la Turquie et de l’Arabie saoudite en Syrie.
Cependant, les choses ont montré que l’entrée de la Russie en Syrie a finalement débloqué l’impasse dans laquelle était engagée la Turquie depuis trois ans – après avoir fait volte-face, le président Erdoğan est parvenu à un accord avec le président Vladimir Poutine en juin.
Cet accord a probablement été inspiré par un besoin de rétablir des relations économiques normales avec la Russie, mais il s’est rapidement avéré être un compromis gagnant pour elle en Syrie aussi.
Frapper les Kurdes
À l’heure actuelle, bien que la Russie soit solidement ancrée dans les régions occidentales du pays gouverné par Assad et n’en sera probablement jamais délogée, la Turquie, avec l’approbation de Poutine, dispose maintenant de chars et de soldats dans le nord du pays. Le rêve turc longtemps frustré d’une « zone de sécurité » pour les réfugiés en cours d’environ 90 km à l’ouest de Jarabulus semble désormais réalisable.
Plus important encore, la Turquie est également capable de lutter simultanément contre les deux menaces perçues sur ses frontières méridionales : les enclaves kurdes syriennes autonomes et le groupe militant État islamique (EI).
Empruntant les tactiques de la coalition américaine contre l’EI, ses avions bombardent les Kurdes syriens tandis que ses alliés locaux dans l’Armée syrienne libre combattent sur le terrain, faisant pression sur Tel Rifaat et Marea, ainsi que l’enclave kurde périphérique d’Afrine, de même que Manbij, la ville a récemment prise à l’EI par les forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes.
Hormis les Kurdes, Ankara espère travailler au sein de la coalition menée par les États-Unis dans l’offensive à venir sur la capitale de l’EI, Raqqa, un résultat qui concorde bien avec les objectifs stratégiques de la Russie en Syrie.
Chaque mouvement important par la Turquie semble être précédé d’une conversation téléphonique directe entre les deux présidents, ce qui indique que, bien qu’ils aient partagé les grandes lignes du nouvel ordre qu’ils ont l’intention de créer en Syrie, ils ont encore besoin d’être sûr de l’assentiment de l’autre.
Percée stratégique
Il y a un an, Poutine n’aurait probablement pas apprécié l’idée d’une zone sunnite soutenue par les Turcs dans une grande partie de la Syrie et son allié Bachar al-Assad doit en avoir horreur.
Mais, si l’emprise de l’EI sur le nord la Syrie se délite sous les assauts soutenus par la Turquie, une sorte d’autorité stable est susceptible d’émerger à la place de la fragmentation actuelle tandis que la Turquie et ses alliés consolident leur emprise dans le nord et la Turquie agit comme son garant.
Plus important encore, Poutine sait que la coopération avec la Turquie commence à l’entraîner dans un partenariat à long terme avec les intérêts russes. Les relations de la Turquie avec les États-Unis et l’OTAN ne sont pas simplement tendues et mutuellement suspectes, ne cessant de se détériorer.
L’arrivée de la Russie en Syrie pourrait être sa plus grande percée stratégique depuis l’époque lointaine où elle est arrivée sur la mer Noire en 1774. Elle a transformé l’équilibre stratégique en Méditerranée orientale, encerclant efficacement la Turquie et réduisant son importance stratégique pour ses alliés occidentaux.
Cela pourrait avoir déclenché la sonnette d’alarme à Ankara sous de nombreux gouvernements précédents, mais aujourd’hui, les yeux des stratèges gouvernementaux et des politologues de la capitale turque sont presque exclusivement tournés sur l’élimination des adversaires de ses alliés sunnites en Syrie et en Irak, puis la transformation de ces groupes à moyen terme en entités politiques de première ligne stables qui travailleront en étroite collaboration avec la Turquie.
Ayant attendu cela si longtemps et payé un coût élevé, il est compréhensible qu’Ankara soit déterminée à ne pas manquer cette occasion aujourd’hui.
Deux Syrie
Donc, ce que nous voyons en Syrie semble être une dérive vers l’émergence de deux zones d’influence : un état littoral soutenu par la Russie sous Assad, qui prétend être le seul gouvernement du pays, et une « Syrie libre » soutenue par la Turquie.
Cela peut ressembler à la situation de l’Allemagne pendant la guerre froide, mais la division de l’Iran en zones d’influence russes et britanniques avant la Première Guerre mondiale constituerait peut-être un meilleur parallèle, et qui plus est au Moyen-Orient.
Cela dépend, bien sûr, du fait que perdure la compréhension russo-turque de ces quatre derniers mois. Tous les observateurs russes ne sont pas convaincus que ce sera le cas. La ligne rouge que les forces turques ne semblent pas devoir franchir est al-Bab, la ville stratégique actuellement occupé par l’EI, à 55 km au nord d’Alep. La Turquie a frappé cette semaine les forces du PYD à proximité d’al-Bab, empêchant éventuellement les Kurdes d’y prendre le dessus.
Certains des partisans d’Erdoğan, en particulier les affiliés turcs des Frères musulmans et d’autres conservateurs, l’exhortent depuis août à marcher sur al-Bab et les discours qu’il a prononcé suggèrent qu’il est réceptif à cette idée. « Ils nous disent de ne pas aller à al-Bab, mais nous sommes obligés d’y aller », a-t-il affirmé dans un discours à Bursa le 22 octobre.
Accord sur Alep
Si – et c’est un grand « si », car une telle démarche semble dangereuse en termes militaires – les alliés de la Turquie et peut-être même ses troupes avancent vers Alep, les relations de la Turquie avec la Russie seront soumises à rude épreuve. Poutine a besoin de trouver une sorte d'accord sur la ville donnant au public de Turquie l’impression d’au moins un gain symbolique.
La Turquie a cependant manifesté sa volonté de respecter les sensibilités russes à Alep en acceptant d’éliminer les militants du Front al-Nosra de la ville lors d’une conversation téléphonique entre Erdoğan et Poutine. Le partenariat avec la Russie ressemble à un moyen pour la Turquie de parvenir à une version légèrement amoindrie de ses objectifs stratégiques à long terme en Syrie, ce que les États-Unis n’ont pas su lui donner.
Le 23 octobre, Erdoğan a déclaré à la chaîne de télévision russe Rossiya-1 : « J’ai besoin du soutien de mon précieux et respecté ami Poutine dans la lutte commune contre le terrorisme dans cette région. Nous sommes prêts à prendre toutes les mesures nécessaires pour coopérer avec la Russie dans ce domaine. » L’amitié russo-turque est nouvelle, mais il s’agit peut-être plus d’un mariage de raison de courte durée.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président russe Vladimir Poutine (à gauche) échange une poignée de main avec le président turc, Recep Tayyip Erdoğan (à droite) au cours d’une conférence de presse le 10 octobre 2016 à Istanbul (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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