Pour rejoindre l’Égypte, les Syriens traversent le désert au péril de leur vie
LE CAIRE - Mohamed serre sa petite fille Rokia contre lui pour que l’enfant se sente en sécurité dans les bras de son père, alors que la camionnette poussiéreuse dans laquelle ils ont embarqué file à plus de 150 km/heure dans le froid et la nuit du désert occidental entre le Soudan et l’Égypte.
« Je veux simplement rester en vie, mais pour cela il a fallu braver la mort », confie-t-il à Middle East Eye, en essuyant des larmes.
« Je veux simplement rester en vie, mais pour cela il a fallu braver la mort »
Les Syriens ont pris l’habitude d’emprunter cet itinéraire, dont dépendent la plupart d’entre eux pour se rendre en Égypte. C’est le cas notamment depuis que les autorités égyptiennes ont durci les critères d’obtention de visas pour les ressortissants syriens qui se rendent en Égypte, à la suite du coup d’État militaire de juillet 2013.
Âgé de 43 ans, Mohamed, qui a préféré se faire appeler par son prénom pour des raisons de sécurité, était autrefois footballeur dans le club d’El-Wathba de Homs de 1988 à 2002.
Il a dû fuir la Syrie en juin 2016 après avoir été accusé de financer un groupe terroriste, une accusation qui aurait pu le conduire derrière les barreaux pour au moins vingt ans.
La route de la mort
« Sur cette route, la mort n’est pas loin. J’ai risqué la vie de ma famille en empruntant cet itinéraire difficile et éprouvant, où nous avons été réellement confrontés à la mort », raconte-t-il.
« Mais nous sommes arrivés sains et saufs » ajoute sa femme, âgée de 30 ans, depuis leur nouvelle maison au Caire, tout en servant une part de poulet épicé dans une assiette, une spécialité culinaire qu’elle a rapportée de sa ville de Homs.
Les passeurs prennent à peu près 400 dollars (380 euros) par personne pour vous amener à destination au terme d’un voyage périlleux qui dure vingt-deux heures.
« Nous avons dû mettre notre sort entre les mains de passeurs qui n’avaient que faire de notre sécurité. On leur avait donné l’argent avant le début du vaoyage », ajoute ce père de trois enfants.
Un passeur, qui se fait appeler Abo Ali dément : il assure compatir avec les Syriens qu’il aide pour traverser la frontière et se rendre en l’Égypte.
« Les réfugiés que nous aidons font face à une situation extrêmement difficile. Ils fuient la guerre. Aucun Syrien ne s’est fait arrêter lorsque je les ai fait traverser » assène-t-il fièrement, en ajoutant qu’il fait passer chaque jour environ trente Syriens en provenance du Soudan.
Mohamed, accompagné de sa femme et de leurs trois jeunes enfants se sont retrouvés entassés dans une camionnette au côté de dix autres Syriens au cours d’un trajet épouvantable qui reliait la ville côtière de Port Soudan à Aswan, situé à environ 900 km au sud du Caire.
La famille n’avait pas l’autorisation d’emporter plus de deux sacs. Chacun d’eux a été perdu pendant le trajet. L’un est passé par-dessus la camionnette dans leur course à travers le désert et l’autre est tombé alors qu’ils gravissaient une colline escarpée.
« Je veux simplement rester en vie »
En 2013, Mohamed a été inculpé devant une juridiction pénale et accusé de financer des hommes armés appartenant à un groupe de combattants. Il est resté en détention et a été torturé pendant six mois avant d’être finalement relâché.
« Les charges retenues contre moi ne sont pas fondées et si je me faisais arrêter de nouveau, ils me tortureraient jusqu’à ce que je passe aux aveux », conclut-il.
Le 26 juin 2016, Mohamed a fui au Liban avant que le verdict définitif soit prononcé.
Une fois qu’il a réussi à réunir 3 500 dollars (3 300 euros) en vendant la totalité de ce qu’il possédait et en empruntant de l’argent, il a fait venir sa famille qui l’a rejoint en août dernier.
Ils ont payé leur billet d’avion 1 700 dollars (1 600 euros) pour se rendre de Beyrouth à Khartoum, étant donné qu’aucun visa n’est requis pour les ressortissants Syriens qui souhaitent entrer au Soudan.
À peine arrivée à Khartoum le 7 septembre 2016, la famille a pris un bus, la nuit suivante, qui l’a amenée à Port-Soudan, à la frontière égyptienne au terme d’un trajet de douze heures.
Pendant le trajet, ils se sont fait arrêter par cinq hommes armés, habillés en civil, qui parlaient en swahili (une des langues de l’Afrique de l’Est), selon Mohamed.
Encore aujourd’hui, Mohamed ne sait toujours pas ce que voulaient ces hommes armés, mais il se souvient qu’il était terrifié et qu’il serrait fermement les mains de sa femme en faisant de son mieux pour lui cacher le visage, de peur qu’ils ne lui fassent subir des violences sexuelles.
« J’avais très peur qu’ils me tuent et qu’ils violent ma femme ou qu’ils volent les 500 dollars (473 euros) restants que j’avais gardés sur moi », confie-t-il.
Finalement ils ont laissé passer la camionnette sans problème. À peine arrivés à Port-Soudan, ils se sont arrêtés de l’autre côté d’une colline escarpée qu’ils venaient de franchir, où les attendait une autre camionnette pour les conduire à Aswan.
« C’était si difficile de franchir la colline en portant mes enfants », se souvient Mohamed qui ajoute avoir frôlé la mort à plusieurs reprises.
Pour obtenir un statut légal, Mohamed qui est entré illégalement en Égypte, doit faire la demande de ce que l’on appelle ici une carte jaune auprès du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR).
Le 22 novembre 2016, il a obtenu un titre de séjour avec sa carte jaune du HCR.
« Nous sommes désormais en sécurité en Égypte »
Malgré les dangers de ce périple, de nombreux Syriens préfèrent prendre le risque de s’aventurer de l’autre côté de la frontière égyptienne plutôt que de rester au Soudan.
« Les Soudanais sont très gentils mais nous sommes bien plus proches des Égyptiens », explique Mohamed.
Et d’ajouter : « L’Égypte est plus développée, et son économie plus florissante facilite notre intégration ».
Chauffeur et père de cinq enfants, Radwan, âgé de 47 ans, a décidé de prendre le risque de quitter la Syrie après que son fils de 19 ans, Nour, a été officiellement sommé de rejoindre l’armée syrienne en novembre dernier.
Radwan, qui a demandé à ce que son nom de famille n’apparaisse pas, vit dans un appartement situé dans la ville d’Obour, à 35 km à l’est du Caire.
« Je ne voulais pas qu’il s’engage dans l’armée. Je ne peux pas me résoudre à perdre mon fils aîné », ajoute-t-il en regardant tendrement Nour.
Pour financer son voyage, Radwan a vendu deux de ses camions pour 5 000 dollars (4 730 euros) bien au-dessous de leur valeur réelle estimée à 9 000 dollars (8 520 euros).
Il a acheté ses billets d’avion 2 100 dollars (1 990 euros) pour aller de Damas à Khartoum. Puis il a obtenu des passeurs un tarif réduit de 350 dollars (330 euros) par personne pour atteindre l’Égypte avec sa famille. Il explique que les coûts baissent généralement pendant la saison d’hiver.
En décembre 2016, la famille nombreuse embarquait avec tous ses espoirs dans une camionnette qui devait les conduire à travers le désert glacial.
« Le froid était glacial, on avait du mal à résister, mais on a bien fait de tenir bon. Aujourd’hui, on est en sécurité en Égypte » admet-il.
« Le froid était glacial, on avait du mal à résister, mais on a bien fait de tenir bon. Aujourd’hui, on est en sécurité en Égypte »
« C’est un voyage extrêmement risqué, quiconque tombe du camion est promis à une mort immédiate. La nuit, les gardes-frontières tirent sur tout ce qui bouge », précise Radwan.
90 % de demandes rejetées
En juillet 2013, cinq jours après le renversement du président Mohamed Morsi, les autorités égyptiennes ont durci les procédures d’admission des ressortissants syriens en Égypte.
L’Égypte a annoncé que les Syriens devaient se procurer des visas et des habilitations en matière de sécurité avant de pouvoir entrer sur le territoire.
Le 8 juillet 2013, les autorités ont renvoyé dans leur pays 190 Syriens, en escale dans les aéroports égyptiens, qui espéraient pouvoir entrer dans le pays sans visa, comme c’était le cas sous le régime du président Morsi.
Une source du ministère des Affaires étrangères, qui préfère garder l’anonymat car il n’a pas été autorisé à parler aux médias, a révélé à MEE que plus de 90 % des demandes d’habilitation en matière de sécurité déposées par les Syriens sont rejetées par les agents de la sécurité.
Ce fonctionnaire, qui suit de près la question syrienne, avoue qu’il connaît les itinéraires qu’empruntent illégalement les Syriens à travers le Soudan, mais il se refuse à tout commentaire sur le sujet.
Les autorités égyptiennes ont arrêté des dizaines de Syriens qui traversaient la frontière du Soudan — un pays qui a accueilli sur son sol 100 000 réfugiés syriens depuis 2011, selon des estimations de la Commission pour les réfugiés du Soudan (COR).
Pas d’entrée sur le territoire sans pot-de-vin
Les visas d’entrée sont délivrés après avoir obtenu les habilitations en matière de sécurité. Selon de nombreux Syriens, cette mesure a ouvert la voie à la corruption et au versement de pots-de-vin.
Père de trois enfants, Abdel Razik, 42 ans, qui vivait alors à Ankara a voulu retrouver sa femme, ses deux filles et son plus jeune fils Hazem, qui résidaient en Égypte depuis 2013.
Abdel Razik raconte qu’il a dû verser un bakchich de 3 000 euros à des agents de sécurité en Égypte par le biais d’un entremetteur pour obtenir les habilitations et son visa.
Il est arrivé en Égypte par avion en mai 2016.
« J’avais deux possibilités : soit je risquais ma vie, soit je faisais tout mon possible pour mettre de côté 3 000 euros », confie-t-il à MEE depuis sa maison de famille, située près du quartier de Maadi au sud du Caire.
Le fonctionnaire du ministère de l’Intérieur a nié les faits concernant le versement de pots-de-vin.
Peur du terrorisme
D’après les chiffres communiqués par le HCR, l’Égypte aurait accueilli sur son sol environ 116 000 Syriens — un chiffre qui pourrait être encore plus élevé.
L’arrivée massive de Syriens a considérablement diminué après avoir atteint des sommets entre 2012 et 2013 à la suite des restrictions en matière de visa.
« Les procédures visant à réglementer l’entrée des Syriens en Égypte sont destinées à empêcher l’infiltration de combattants djihadistes qui se font passer pour des civils fuyant la guerre », confie à MEE un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur égyptien, qui a préféré garder l’anonymat du fait qu’il n’a pas été autorisé à parler aux médias.
« Après avoir échappé à la mort en Syrie, elle a connu une mort encore plus cruelle dans le désert égyptien »
Lors d’une interview téléphonique, ce fonctionnaire ajoute qu’« en raison de l’instabilité qui règne dans toute la région, des éléments terroristes peuvent entrer en Égypte pour y perpétrer des attaques, c’est pourquoi nous exigeons une habilitation en matière de sécurité de la part de tous les réfugiés ».
Il souligne que l’accès n’a pas été totalement verrouillé et que les femmes et les époux syriens mariés à des citoyens égyptiens ainsi que les enfants de mère égyptienne ne sont pas tenus de remplir ces obligations en matière d’habilitation de sécurité et peuvent obtenir des visas directement par des missions diplomatiques.
Dans leurs articles, les médias locaux voient dans la participation de certains Syriens aux manifestations de soutien à l’encontre des Frères musulmans – interdits et qualifié de groupe terroriste dans le pays en 2013 – une raison possible de ces restrictions.
Mort dans le désert
D’après les récits identiques de nombreux Syriens vivant au Caire, un conducteur de camionnette est tombé dans une vallée profonde alors qu’il tentait d’échapper au contrôle d’un poste-frontière égyptien, causant la mort de onze Syriens, en mars 2016.
Abo Negm, 54 ans, a rapporté qu’il avait perdu sa mère de 72 ans dans l’accident.
« Après avoir échappé à la mort en Syrie, elle a connu une mort encore plus cruelle dans le désert égyptien », explique-t-il douloureusement.
Il a retrouvé le corps de sa mère dans un hôpital au nord de l’Égypte après l’avoir cherché pendant quatre jours.
« C’est haram (interdit), proteste-t-il avec rage. Quel préjudice peut causer une si vieille dame à la sécurité nationale en Égypte quand elle ne cherchait qu’à rejoindre ses fils ? »
Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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