Coincés dans un no man’s land : des réfugiés syriens meurent dans un camp à la frontière jordanienne
ZAATARI, Jordanie – Middle East Eye a découvert que plusieurs dizaines de personnes sont mortes ces deux dernières semaines dans un camp reculé et mal équipé situé à la frontière jordanienne, alors que les tempêtes hivernales, la malnutrition, les maladies et les blessures affectent les plus vulnérables de ce nouvel afflux de personnes fuyant les bombardements de la Russie et de l’État islamique.
La plupart des victimes sont des enfants, des femmes et des personnes âgées faisant partie des 18 000 à 19 000 réfugiés qui se sont rassemblés à Rukban.
Le camp de Rukban se situe dans un no man’s land où la frontière jordanienne rejoint également celle de l’Irak. Ce camp, qui dispose d’un seul puits de forage pour l’eau, se trouve à 120 km du village le plus proche, Ruwayshid, et n’a pas de routes goudronnées. Les fortes pluies d’il y a dix jours ont rendu la zone temporairement inaccessible.
Les conditions sanitaires sont si déplorables qu’une épidémie d’hépatite a éclaté dans le camp.
« Entre 70 et 100 réfugiés ont péri au cours des deux dernières semaines à Rukban à cause de la tempête hivernale » a indiqué à MEE sous couvert d’anonymat un responsable humanitaire revenu de Rukban ce mercredi. « Les réfugiés affluent de partout, y compris d’al-Hajar al-Aswad. Ils arrivent depuis plusieurs mois. Certains viennent d’arriver. »
« La plupart des victimes sont des enfants, des femmes et des personnes âgées. Ils ont succombé à des blessures de guerre, mais ils ont également été touchés par des maladies telles que l’hépatite. Ils font face au manque d’hygiène, à la malnutrition et au froid ; il y a toute une variété de facteurs. »
Une deuxième responsable humanitaire jordanienne qui est récemment revenue du camp a décrit les conditions de vie dans celui-ci.
« Les chiens ont une meilleure vie », a déclaré Zainab Zubaidi, directrice de White Hands Society For Social Development, l’une des rares organisations humanitaires à opérer dans le camp.
« Il y a des médecins mais pas en nombre suffisant. Il n’y a pas d’ambulances. Il n’y a pas assez de médicaments. L’armée [jordanienne] en a la charge, mais il n’y a pas d’organisations internationales, à part la Croix-Rouge, et quelques organisations jordaniennes comme la nôtre. Nous sommes la seule organisation qui opère là-bas régulièrement. »
« Jusqu’à hier [mercredi], il y avait entre 18 000 et 19 000 réfugiés dans la zone. Il n’y a pas d’autorité organisant la vie à l’intérieur du camp. Les gens essaient de vivre une vie normale, mais il n’y a pas de loi ni d’ordre et il y a des vols. »
Si les travailleurs médicaux de l’armée sont vaccinés, les travailleurs humanitaires jordaniens qui entrent dans le camp ne le sont pas.
« Il y a cinq familles pour une tente. Cela revient à pas moins de 30 à 40 personnes pour une tente. Beaucoup sont des jeunes femmes sans leur famille. Elles arrivent dans un état désespéré et fuient les conditions les plus déplorables et les plus misérables, a-t-elle expliqué. Beaucoup de réfugiés fuient à la fois le groupe État islamique et le régime d’Assad. »
Les rapports sur les décès de masse dans le camp sont survenus alors que les dirigeants mondiaux et les diplomates se réunissaient à Londres pour une conférence des donateurs visant à lever des fonds pour les réfugiés syriens. Le Royaume-Uni et la Norvège avaient annoncé un financement supplémentaire de 2,9 milliards de dollars sur quatre ans avant le début de la rencontre.
À son issue, les donateurs se sont engagés à octroyer plus de 10 milliards de dollars d'ici 2020, alors que les réfugiés continuent d’affluer de Syrie en raison de combats que les pourparlers de paix infructueux et désormais suspendus de Genève n’ont pas permis d’arrêter.
Pour les personnes qui sont coincées dans des camps comme celui de Rukban, l’argent et le soutien international sont nécessaires dès aujourd’hui.
Zainab Zubaidi est réticente à chercher des coupables pour les conditions de vie qui touchent le camp. Elle affirme que les services de secours de l’armée sont épuisés : « On ne peut pas désigner de responsable. Ce sont les organisations internationales qui n’en font pas assez, parce qu’elles n’ont pas pris conscience de ce problème. La Jordanie porte un lourd fardeau. Sa population est constituée à 49 % de réfugiés. Combien de réfugiés supplémentaires pouvons-nous accueillir ? »
« Ces circonstances épouvantables et désespérées soulignent qu’un libre accès doit être accordé à toutes les parties pour le secours humanitaire », a indiqué à MEE le député britannique Andrew Mitchell, secrétaire à l’aide humanitaire du premier gouvernement de David Cameron, qui s’est rendu récemment à la frontière turque.
« Cette semaine, avec la conférence des donateurs de Londres et les nouveaux pourparlers de Genève, la plus grande urgence est désormais de réaliser des progrès politiques et de créer des conditions pouvant permettre de venir en aide aux réfugiés et aux personnes déplacées. »
Les réfugiés ont été contraints de se diriger vers le point le plus à l’est de la frontière en raison d’un accord entre l’armée jordanienne et les tribus installées du côté syrien de la frontière visant à sceller la frontière. Les forces de sécurité sont très présentes le long de la frontière, tandis que le principal camp de réfugiés, Zaatari, est lourdement gardé. L’accès est accordé uniquement en concertation avec les services de sécurité jordaniens.
Une tentative d’assassinat contre un général haut gradé de l’armée jordanienne lors d’une cérémonie de promotion de recrues dans la région frontalière a été déjouée cette semaine par les services de renseignement militaire, a-t-on indiqué à MEE.
La Jordanie est l’un des trois pays arabes à soutenir l’offensive russe contre les rebelles en Syrie. À l’occasion d’entrevues avec les médias cette semaine, le roi jordanien Abdallah s’est exprimé à la fois officiellement et en privé en faveur de la campagne de bombardements russe, qui a galvanisé selon lui une réponse occidentale chancelante face au groupe État islamique.
À la frontière, une colère croissante est alimentée par les récits des survivants civils syriens, qui indiquent que les bombardements russes ont été à l’origine de la nouvelle vague de réfugiés à la frontière jordanienne.
« Le bombardement russe est responsable à 100 % de ce dernier afflux de réfugiés », a déclaré un responsable humanitaire qui n’a pas souhaité dévoiler son nom. « Certaines personnes ont fui l’EIIL [un acronyme alternatif pour le groupe État islamique], certaines ont fui le régime. Certaines viennent de Damas même. »
« S’il n’y avait pas eu les bombardements russes, il n’y aurait pas non plus autant de réfugiés. Des personnes assiégées à Hama, Homs et Alep ont fait tout le chemin jusqu’à la frontière sud-est ».
Le camp de Zaatari, où les conditions de vie des réfugiés sont les moins déplorables, abrite désormais 80 000 des 140 000 réfugiés syriens enregistrés dans les camps. En outre, la Jordanie compte 350 000 réfugiés dans la capitale Amman, 125 000 à Zarka et 200 000 à Irbid.
Le roi Abdallah a déclaré cette semaine à la BBC que la Jordanie se trouvait au « point d’ébullition ».
« Tôt ou tard, je pense que le barrage va éclater, et je pense que cette semaine sera très importante pour les Jordaniens, pour savoir s’il y aura de l’aide, non seulement pour les réfugiés syriens, mais aussi pour leur propre avenir. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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