Anouar Rahmani : « Je voudrais dire à ma société que la différence n’est pas un crime »
L’histoire d’Anouar Rahmani, jeune auteur et chroniqueur algérien contre qui le procureur de la République a ouvert une enquête pour blasphème, n’en finit pas de faire du bruit.
Ce mercredi, Human Rights Watch (HRW), a demandé à la justice algérienne « d’abandonner l’enquête criminelle » et a appelé les autorités « à protéger la liberté d’expression et à prendre immédiatement des mesures pour abolir la loi sur le blasphème ».
Le tort de cet étudiant en droit de 25 ans ? Avoir publié en ligne en 2016 un roman écrit en arabe, La Ville des ombres blanches, où dans un chapitre, un enfant discute avec un SDF qui se fait appeler « Dieu » et affirme avoir créé le ciel à partir d’un chewing-gum.
« En deux mois, le roman a attiré plus de 12 000 lecteurs ! »
« Mais ce roman raconte avant tout une histoire d’amour entre deux hommes, un pied-noir et un maquisard [révolutionnaire algérien] » pendant la guerre d’indépendance contre la France (1956-1962), défend Anouar Rahmani à Middle East Eye.
Faute d’avoir trouvé un éditeur – il affirme en avoir contacté plus d’une dizaine qui ont trouvé le roman trop sulfureux, à la fois pour ses propos sur la religion et sur la sexualité, pour le publier – le romancier a finalement opté pour une publication sur internet. « En deux mois, il a attiré plus de 12 000 lecteurs ! », s’enthousiasme-t-il, persuadé que l’histoire a plu « par son côté novateur ».
Interrogé pendant une dizaine d'heures
« J’ai voulu jeter un pont entre deux mondes qui ne s’aimaient pas. J’ai voulu rappeler aux Algériens qu’il y avait eu des homosexuels tués pendant la guerre », souligne encore Anouar Rahmani qui cite Jean Sénac, poète né en Algérie, qui avait rejoint la cause indépendantiste algérienne et fut assassiné dans des circonstances obscures en 1973.
Le 27 février, l’auteur controversé reçoit une convocation de la police. Le lendemain, il se rend au poste de police de Tipaza (à l’ouest d’Alger) où, selon HRW, sept agents de police l’ont interrogé pendant une dizaine d’heures. Si le procureur décide de l’inculper, il encourt entre trois et cinq ans de prison ferme et une amende pouvant aller jusqu’à 100 000 dinars (850 euros) comme le prévoit le code pénal pour quiconque « offense le prophète » et « « dénigre le dogme des préceptes de l’islam ».
« Les policiers m’ont demandé si j’étais en couple »
Selon son témoignage, les policiers lui auraient posé des questions comme « Est-ce que vous priez ? », « Pourquoi avez-vous insulté Dieu ? », « Pourquoi avez-vous écrit un tel roman ? ». « Selon les dires des policiers, le ton ironique du roman constitue une insulte à l’égard de l’islam et son vocabulaire à tonalité sexuelle contrevient aux bonnes mœurs », précise le communiqué de HRW.
« Ils m’ont demandé si j’étais en couple et quelle opinion j’avais sur les minorités », précise Anouar à MEE en évoquant des prises de positions sur les réseaux sociaux et sur son blog, le Journal d’un Algérien atypique, en faveur des ahmadis. Certains membres de cette communauté musulmane, fondée à la fin du XIXe siècle, ont été arrêtés en Algérie ces dernières semaines.
Où il est question de l'archange Gabriel
L’étudiant n’en est pas à son premier roman. En 2015, il publie un premier roman en arabe en Égypte et en Algérie. Son titre : Les Hallucinations de Gabriel. « Le roman s’inspire de l’histoire de Djibril [l’archange Gabriel] et de Meriem [Marie]. Sauf que là, c’est l’auteur Gabriel Garcia Marquez [prix Nobel de littérature en 1982] qui apparaît à une Algérienne et qui va l’aider à retrouver son fils. J’avais déjà eu beaucoup de mal à trouver un éditeur et j’avais dû couper plusieurs chapitres », se souvient-il.
Anouar n’en est pas non plus à ses premiers problèmes. « La nouveauté cette fois-ci, c’est qu’ils sont d’ordre judiciaire », souligne-t-il avec amusement. Mais le chroniqueur a déjà fait l’objet de campagnes de dénigrement sur internet et dans les médias arabophones pour avoir défendu la communauté LGBT, critiqué le recours à la religion pour restreindre les droits humains et pris la défense des minorités religieuses.
Le 2 juin 2016, l’ONG Frontline Defenders dénonçait les accusations de blasphème et d’apostasie proférées contre Anouar Rahmani sur les pages des étudiants de son université sur les réseaux sociaux. « J’ai aussi eu des problèmes avec les religieux, ajoute-t-il, notamment avec l’imam de Cherchell [à l’ouest d’Alger], ma ville. »
S’il se dit aussi surpris par les messages de solidarité qu’il a reçus, il confie à MEE qu’il temporisera un peu avant de sortir son prochain roman, « un dialogue entre une Algérienne et Dieu ».
Peur des jeunes
Tout en soulignant que la Constitution algérienne garantit la liberté de pensée et de conscience et protège la liberté de « création artistique », HRW rappelle le cas de Slimane Bouhafs, un chrétien converti, condamné pour trois ans de prison par la Cour d’appel de Sétif pour des posts sur Facebook portant « atteinte à l’islam ».
La presse locale a rapporté par ailleurs que le 20 mars prochain, un blogueur et militant de Batna, dans l’est du pays, Redha Belgasmi, comparaîtra devant la justice pour « outrage au président de la République et aux corps constitués » pour un post publié sur les réseaux sociaux.
« C’est vrai que la littérature est une arme dangereuse pour la paix sociale »
Une affaire à mettre dans le même sac que la sienne, selon Anouar, celui des « atteintes à la liberté d’expression ». « ‘’Ils’’ ont peur des jeunes, je ne sais pas pourquoi », lâche le jeune homme en évoquant sans les nommer les décideurs politiques.
« C’est vrai que la littérature est une arme dangereuse pour la paix sociale. Elle peut faire bouger les lignes. C’est aussi pour ça que j’écris en arabe. Je dirais que 80 % des jeunes sont aujourd’hui arabophones. C’est donc la seule langue dans laquelle il est possible de faire passer des messages. »
Et des messages, le romancier amoureux de Níkos Kazantzákis (l’auteur grec auteur de La dernière tentation du Christ, adapté au cinéma par Martin Scorcese), d’Assia Djebbar ou de Gabriel Garcia Marquez, en a beaucoup à faire passer. « J’aimerais dire à ma société qu’elle fait partie de la société mondialisée et qu’elle ne peut pas aller à l’encontre de ça. Je voudrais aussi lui dire que la différence n’est pas un crime. Qu’elle est un art et qu’elle donne de la beauté à la vie. »
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