La vie après Guantánamo : un ancien détenu raconte sa nouvelle vie « sans papiers »
SARAJEVO, Bosnie-Herzégovine – En se promenant dans un lotissement en périphérie de Sarajevo, Tariq al-Sawah, un Égyptien détenu à Guantánamo sans procès pendant près de quatorze ans, arbore un visage maussade.
« Ils ne sont même pas excusés », déplore-t-il. « Ils se sont contentés de me déposer à l’aéroport de Sarajevo après quatorze ans, et tout ce que j’avais avec moi était un tee-shirt. Je vis dans des limbes. »
« Ils ne sont même pas excusés. Ils se sont contentés de me déposer à l’aéroport de Sarajevo après quatorze ans, et tout ce que j’avais avec moi était un tee-shirt »
– Tariq al-Sawah, ancien prisonnier de Guantánamo
« Même si Sarajevo est une grande ville, je n’ai pas de papiers, je ne peux pas trouver d’emploi et prendre soin de moi », ajoute-t-il.
Lors de son séjour à Guantánamo, Sawah a rapporté qu’il était enchaîné 24 heures sur 24 et maintenu en isolement malgré sa mauvaise santé et une dépression.
« J’étais isolé dans une cellule de deux mètres sur deux et je pesais environ 136 kg à l’époque. »
L’évaluation des détenus de Guantánamo par la Joint Task Guantanamo Detainee Assessment (force militaire basée à Guantánamo Bay et en charge de la gestion du centre de détention), qui a été divulguée, a corroboré ses allégations de problèmes de santé. Le document, en date du 30 septembre 2008, indiquait : « le détenu est étroitement surveillé pour des problèmes graves et chroniques. Il présente une obésité morbide avec un cholestérol élevé, du diabète, une stéatose hépatique non alcoolique et une lombalgie chronique accompagnée de sciatique. »
Sawah a protesté pour avoir passé quatorze ans à Guantánamo sans procès, soulignant que même si les accusations portées contre lui avaient été abandonnées en 2012, il n’a été libéré que quatre ans plus tard. Il s’est félicité de l’existence d’un recours juridique pour contester sa détention à long terme, mais estime que les chances de réparation sont minces sous la nouvelle administration Trump.
Même si sept années se sont écoulées depuis que l’ancien président américain Barack Obama a signé un décret visant à fermer le camp de détention de Guantánamo à Cuba et que bon nombre de ses détenus ont été relâchés, la prison reste ouverte.
Étant donné que le président américain Donald Trump projette non seulement de maintenir le camp ouvert mais d’élargir sa portée, les 60 prisonniers restants, ainsi que ceux libérés par l’administration précédente, craignent qu’il n’y ait guère de réparation. En février 2016, lors de la campagne électorale, Trump a déclaré qu’il allait « remplir [Guantánamo] » de « mauvais garçons ».
Sawah a été libéré en janvier 2016 lorsque la Bosnie-Herzégovine, un pays dont il avait une fois eu la nationalité, a offert de le reprendre alors que les accusations de conspiration avec des membres connus d’al-Qaïda et de soutien matériel au terrorisme contre lui avaient finalement été abandonnées.
Pour Sawah, la vie est une lutte économique de tous les instants. Il survit en vivant des dons des mosquées locales et des organismes caritatifs.
Après sa libération de Guantánamo, un accord conclu entre l’État bosniaque et le gouvernement américain lui promettait un abri et une aide financière du gouvernement bosniaque. Cependant, l’allocation de subsistance de 125 dollars (116 euros) par mois qu’il a récemment commencé à percevoir est trop maigre pour suivre le niveau de vie en Bosnie.
Sawah affirme également que le gouvernement américain lui avait offert 200 000 dollars (186 000 euros) d’indemnisation avant sa libération de Guantánamo, mais que jusqu’à présent, il n’avait pas reçu d’argent du gouvernement américain.
Jelena Sesar, chercheuse d’Amnesty International pour les Balkans et l’Union européenne (UE), a confirmé : « Nous avons entendu dire que le gouvernement américain avait promis une assistance financière et juridique dans le cadre de la réinstallation de M. al-Sawah, mais cette aide ne s’est jamais concrétisée. »
Cependant, lorsqu’on lui a demandé des éclaircissements, le Département d’État des États-Unis n’a ni confirmé ni infirmé la mise en place d’une quelconque aide financière.
La guerre en Bosnie
Sawah raconte avoir voyagé dans les Balkans au début des années 1990 alors que la région était submergée dans une guerre causée par la dissolution de la Yougoslavie.
Il a d’abord travaillé pour le bureau des médias à l’International, Islamic Relief Organization, localement connu sous le nom de IGASA, à Zagreb, en Croatie. De là, il a déménagé en Bosnie et travaillé comme chauffeur de camion distribuant de l’aide humanitaire, avant de rejoindre l’armée bosniaque et de servir dans la guerre de 1992-1995.
Sawah n’a fourni aucune justification ou explication quant à la raison pour laquelle il a rejoint l’armée, mais un document publié par l’armée précise qu’il a servi dans une de ses unités de septembre 1993 à décembre 1995.
Après les accords de Dayton de 1995 qui ont mis fin à la guerre, Sawah raconte qu’il s’est établi aux côtés d’autres anciens combattants étrangers et de travailleurs humanitaires dans le village de Bočinja, dans le centre de la Bosnie. De nombreux nouveaux arrivants, dont la grande majorité provenait d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ont épousé des femmes du coin et ont fondé des familles.
Sawah a épousé une femme bosniaque et le couple a eu une fille qui est aujourd’hui une adolescente scolarisée au lycée en Bosnie. Les anciens détenus de Guantánamo étant fréquemment qualifiés de terroristes et présumés coupables, leurs proches se font souvent discrets de crainte des regards insistants ou des critiques.
« Nous avions des terres et des poulets », raconte Sawah en se souvenant du bon temps en Bosnie après la guerre.
On estime le nombre d’anciens combattants étrangers restés en Bosnie après le cessez-le-feu entre 700 et plus de 1 000. Beaucoup d’entre eux, y compris Sawah, ont reçu la citoyenneté bosniaque en récompense de leur service dans l’armée.
Une politique d’immigration au service de la lutte contre le terrorisme
En dépit de leur service dans l’armée et de leur citoyenneté, la présence d’anciens combattants étrangers dans le pays a été plus tard désapprouvée par le gouvernement bosniaque qui a prétendu qu’ils approuvaient une forme radicale de l’islam. Le gouvernement bosniaque ne voulait pas être vu comme un refuge pour les militants islamiques et a cédé sous la pression diplomatique de ses partenaires internationaux pour expulser la communauté.
Les accords de Dayton stipulaient que toutes les forces d’origine étrangère devaient se retirer de Bosnie. Même s’ils étaient nombreux à avoir fondé une famille et à posséder la nationalité bosniaque, ils étaient encore considérés comme une menace pour la sécurité.
Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis auraient intensifié leurs pressions sur le petit pays des Balkans pour qu’il leur remette des hommes considérés comme une menace pour la sécurité. Le cas des six d’Algérie, une demi-douzaine d’hommes ayant été livrés à des responsables américains et envoyés à Guantánamo malgré leur mise en liberté par un tribunal bosniaque faute de preuves, a provoqué une condamnation internationale.
Alarmé par les rumeurs selon lesquelles la Bosnie était sur le point de commencer les expulsions, Sawah est parti pour l’Afghanistan, plutôt que pour l’Égypte, en 2000. Il n’était pas le seul à se diriger vers Kaboul. Ayant servi dans l’armée bosniaque pendant la guerre, beaucoup croyaient que retourner dans leur pays d’origine leur faisait courir le risque d’être poursuivi et emprisonné.
Liens présumés avec al-Qaïda
Sawah se montre réticent à expliquer son choix de destination et la nature des activités dans lesquelles il était engagé, mais la section « Récit des événements du détenu » de son « évaluation de détenu » à Guantánamo fournit plus de détails.
Ce document affirme que l’Égyptien a voyagé « par l’intermédiaire de diverses maisons associées à al-Qaïda avant d’atteindre le camp d’entraînement d’al-Faruq où il a reçu une formation à la guerre urbaine, aux tactiques de montagne et aux mortiers. »
Selon son rapport de détenu, il a voyagé « dans diverses pensions associées à al-Qaïda avant d’atteindre le camp d’entraînement d’al-Faruq où il a reçu une formation à la guerre urbaine, aux tactiques de montagne et aux mortiers »
Le document affirme également que « bien que le détenu reste une source prolifique, son témoignage n’est que partiellement véridique… Le détenu a reconnu qu’il était membre d’al-Qaïda et a également déclaré qu’il n’était pas membre ».
Il fait la liste des prétendues compétences de Sawah en fabrication de bombes, notamment la construction d’un « prototype de bombe de chaussure qui pourrait être utilisé pour abattre un avion commercial en vol ». Il soutient qu’il a un lourd passif terroriste et a personnellement interagi avec un certain nombre d’agents de haut niveau d’al-Qaïda.
Pendant sa conversation avec Middle East Eye, Sawah affirme que si ces allégations avaient été fondées, il aurait dû être jugé.
D’après son récit, cependant, il a subi de graves blessures causées par une bombe à fragmentation, en essayant de passer d’Afghanistan au Pakistan par les montagnes de Tora Bora. Il prétend aussi avoir été capturé et remis à l’Alliance du Nord en 2001.
Après une période dans différents lieux de détention en Afghanistan, il a été emmené à Guantánamo en mai 2002.
Peur pour l’avenir
Pendant son séjour à Guantánamo, la citoyenneté bosniaque de Sawah a été révoquée et il vit maintenant dans les limbes. Le processus de révocation de la citoyenneté bosniaque a suscité de nombreuses critiques car il n’autorisait aucun appel et a soumis les individus concernés à une expulsion immédiate, parfois en raison d’omissions bureaucratiques mineures.
Bien que la Bosnie ait accepté de reprendre Sawah selon l’accord conclu avec le gouvernement américain, il ne bénéficie que d’une protection subsidiaire, lui permettant de rester dans le pays avec des droits limités.
Nous lui demandons s’il a encore la nationalité égyptienne ou s’il reçoit une aide de l’Égypte. Sawah assure qu’il n’a plus aucun lien avec ce pays. Pour l’instant, il essaie de reconstruire sa vie en Bosnie, où habite sa fille.
Responsabilité des États-Unis
Son mécontentement face au manque de soutien substantiel de la Bosnie et son désespoir face à l’incertitude juridique dans laquelle il vit sont perceptibles, mais ses plaintes les plus amères sont réservées au gouvernement américain.
« Amnesty International est persuadé que la responsabilité de résoudre le problème qu’il a créé à Guantánamo revient en premier au gouvernement américain », souligne Sesar.
Selon elle, les États-Unis « doivent travailler avec les pays d’accueil pour s’assurer que les détenus sont réinstallés avec succès après leur transfert de Guantánamo et que leurs droits sont respectés. »
« Cela comprend l’aide financière pour faciliter une intégration réussie, notamment pour le logement, le transport, le soutien médical et social, l’accès à la formation et l’emploi pour que les anciens détenus puissent apprendre un métier et/ou gagner un salaire décent. »
« Amnesty International est persuadé que la responsabilité de résoudre le problème qu’il a créé à Guantánamo revient en premier au gouvernement américain »
« Ceci est particulièrement important pour des pays comme la Bosnie-Herzégovine, qui ont du mal à répondre aux besoins de leurs propres populations vulnérables », ajoute-t-elle.
Malgré de nombreuses demandes de commentaires, le ministère de la Sécurité de la Bosnie, l’organisme chargé de traiter le cas de Sawah, a refusé de répondre à toute question concernant son statut dans le pays.
Un responsable du Département d’État américain a déclaré à MEE que les Américains « ne pouvaient pas discuter des assurances spécifiques [qu’ils reçoivent] des gouvernements étrangers. Toutefois, la décision de transférer un détenu n’est prise qu’après des conversations détaillées et précises avec le pays d’accueil sur la menace potentielle qu’un détenu peut poser après son transfert et sur les mesures que le pays d’accueil prendra pour atténuer suffisamment cette menace et garantir un traitement humain. »
Les souhaits de Sawah de commencer une vie normale après des années coincé entre aujourd’hui et hier, pèsent lourdement sur son esprit. Pour l’instant, les plans à long terme ne sont pas envisageables, mais il souhaite qu’un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, ses droits juridiques soient restaurés.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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