Maroc : Saâdeddine el-Othmani, l’anti-Benkirane
RABAT– « À l’opposé de Benkirane, qui incarne l’homme politique populaire, respecté parce que craint, el-Othmani est un intellectuel plus réservé et plus solitaire, qui, s’il a évolué d’idéologue en politique, n’a jamais cherché à cultiver les amitiés et s’est émancipé du poids du parti en tant qu’appareil. »
Au Parti de la justice et du développement (PJD), ils sont quelques militants à penser que là où Abdelilah Benkirane – l’ex-Premier ministre remercié le 15 mars par le roi pour avoir échoué à constituer un gouvernement– « était capable de bloquer une négociation politique par son tempérament », son successeur désigné par Mohammed VI, Saâdeddine el-Othmani, 61 ans, « est capable de compromis ».
« Mieux que Rebbah, trop technocrate et trop malléable, mieux que Ramid, trop imprévisible, trop sanguin »
- Des militants du PJD
Le numéro 2 du parti, qui figurait sur la liste des trois prétendants potentiels (avec Mustapha Ramid et Aziz Rebbah) à la fonction de chef de gouvernement, a finalement été choisi très rapidement par le roi, prenant de court le PJD qui cherchait à manœuvrer en convoquant un conseil national qui lui aurait permis de présenter un nouveau leader à la fois en adéquation avec les critères de la monarchie et ceux du parti.
Mais aujourd’hui, Saâdeddine el-Othmani semble faire consensus au sein de sa formation. « Il est l'homme de la situation, dont nous avons besoin dans le contexte actuel », reconnaît, un peu langue de bois mais beau joueur, Abdelaziz Rebbah, ministre de l'Équipement et des Transports, un temps pressenti pour succéder à Abdelilah Benkirane.
« En réalité, nous avions un peu peur que le roi choisisse Rebbah », confie encore un militant. « Trop technocrate et trop malléable, il aurait pu accepter une alliance avec le Parti authenticité et modernité [PAM, socio-libéral], redoutée par le PJD ». Quant à Mustapha Ramid, « trop imprévisible, trop sanguin », il aurait été pour de nombreux cadres du PJD, « un mauvais choix », en partie pour sa polygamie, difficile à défendre.
« En choisissant Saâdeddine el-Othmani, le roi a fait le choix d'une personnalité tempérée et plus réservée que le tonitruant secrétaire général du PJD. Pour autant, il sait prendre des initiatives et se montrer opiniâtre, sans pour autant se départir de sa courtoisie », dit-on encore de lui au parti.
Mais qui se cache vraiment derrière cet homme sec aux immenses lunettes ?
Son père, une référence religieuse
Saâdeddine el-Othmani est à l'image de sa bibliothèque où coexistent pacifiquement des volumes de fiqh (science religieuse) avec des livres de l'anthropologue Jeremy Keenan. Connu pour ses prises de position modérées sur un certain nombre de sujets polémiques – l’avortement qu’il n’exclut pas dans certaines conditions, le cannabis ou la liberté de culte dont il se dit prêt à discuter – el-Othmani, s'il cultive sa différence au sein du PJD, n'en reste pas moins un homme profondément attaché à la jurisprudence islamique, dont il promeut une lecture ajustée aux enjeux de la modernité.
Né en janvier 1956 à Inezgane, au sud du Maroc, Saâdeddine el-Othmani vient d’un milieu familial religieux. « Son père, M'hammed el-Othmani, était un savant religieux très respecté, considéré comme l'une des références religieuses les plus importantes de la région de Souss », rappelle un militant de la première heure du PJD, qui a connu el-Othmani dans les années 1990.
M'hammed el-Othmani était en effet connu pour ses efforts visant à réformer l'éducation religieuse et faire connaître le patrimoine amazigh islamique, et fut l'un des tout premiers à rejoindre Dar al-hadith al-hassania, établissement chargé de former les oulémas (savants) où son fils lui succèdera.
El-Othmani se découvre des affinités pour les mouvements islamistes en lisant Hassan al-Banna et Sayyid Qutb
Au début des années 1970, le lycéen el-Othmani se rêve médecin. Rapidement, il se découvre des affinités pour les mouvements islamistes en lisant Hassan al-Banna (le fondateur des Frères musulmans) et Sayyid Qutb (poète membre des Frères musulmans), et se laisse convaincre de la nécessité de s'engager dans la mouvance islamique.
À Inezgane toujours, il rencontre Abdellah Baha qui contribuera à la naissance de la Jamaâ Islamiya, mouvement politique en lien avec les Frères musulmans, deviendra un de ses compagnons de route et, plus tard, le confident de l'ex-chef du gouvernement Abdelilah Benkirane.
Après avoir envisagé de fonder avec son vieil ami une association des jeunes musulmans, el-Othmani fait ses valises pour Casablanca, où il suivra des études de médecine. Abdellah Baha, quant à lui, partira pour Rabat et étudiera à l'Institut agronomique et vétérinaire.
La bande à Motiî
Son départ pour la capitale économique lui ouvrira de nouvelles perspectives. Après un engagement de courte durée à Jamaa Attabligh, un des nombreux mouvements de prédication qui ont fleuri dans les années 1970-1980, el-Othmani rejoint, en 1978, la Chabiba Islamiya, principale organisation clandestine islamiste de l’époque, dirigée par l'emblématique Abdelkrim Moutiî. Ce dernier vit toujours en exil – aujourd’hui en Grande-Bretagne – depuis sa condamnation à la peine capitale pour l’assassinat en 1975 d’Omar Benjelloun, un des dirigeants de l'Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) et leader de la gauche marocaine.
Entre opérations coup de poing dirigées contre les marxistes et prêches violents, el-Othmani, idéologue et homme de réflexion plutôt que d’action, ne se sent pas dans son élément. L'assassinat d’Omar Benjelloun avait d'ailleurs mis à nu toutes les fissures et les remous qui traversaient la Chabiba Islamiya.
Arrivé dans l'organisation dans un contexte difficile, « El Othmani était conscient des enjeux qui pesaient sur les mouvements islamiques au Maroc, et ne voyait pas d'avenir à la Chabiba Islamiya », se souvient un vieux routier du PJD.
À sa sortie de prison, Saâdeddine el-Othmani contribue à l'élaboration de la plateforme idéologique de la Jamaa Islamiya
C'est pour cela que trois ans plus tard, el-Othmani participera à la création de la Jamaa Islamiya, fondée en 1981 à l'initiative d'un certain… Abdelilah Benkirane, aux côtés de Abdellah Baha et Mohamed Yatim, président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre des représentants et PJDiste de la première heure.
Malgré leur dissociation de la Chabiba Islamiya, des militants de la Jamaa, dont Saâdeddine el-Othmani, sont arrêtés et emprisonnés sans procès en 1981. Lors de leur incarcération qui durera deux mois, Adelilah Benkirane publie un communiqué annonçant le divorce définitif avec l’organisation radicale, et condamne la violence à laquelle avait recours son ancienne organisation, ce que Moutiî ne lui pardonnera jamais.
À sa sortie de prison, Saâdeddine el-Othmani contribue à l'élaboration de la plateforme idéologique de la Jamaa Islamiya. Il décroche, en 1983, une licence en droit musulman et un doctorat en médecine générale à la faculté de médecine de l'université Hassan II en 1986. Il obtient, en 1987, un magistère en loi islamique à Dar al-hadith al-hassania. Et après quelques années d'exercice en tant que médecin généraliste, el-Othmani devient psychiatre en 1994.
Passer à l'action politique
Dans les années 1990, lorsque la Jamaa Islamiya décide de s'intégrer dans le champ politique, el-Othmani s’impose comme l'un des principaux architectes de cette transition.
Dans la foulée, le mouvement, renommé Mouvement pour la réforme et le renouveau, fusionne avec la Ligue de l’avenir islamique dirigée par le cheikh Ahmed Raïssouni, pour donner naissance au Mouvement unicité et réforme (MUR), matrice du futur PJD.
Le poids de l'organisation leur permettra de négocier confortablement leur intégration dans le champ politique. Mais au lieu de créer un parti politique ex nihilo, les membres de la Jamaa décident de rejoindre le Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC), fondé en 1967 par Abdelkrim el-Khatib, un homme du sérail, ex-médecin de Mohammed V, ex-ministre des Affaires africaines et de la Santé publique.
Son troisième livre est une réflexion sur la nécessité de la participation des islamistes à la politique
La fusion se fait avec la bénédiction du ministre de l'Intérieur de l'époque, Driss Basri, qui voulait les garder sous contrôle. En d’autres termes, il voulait s’assurer que tout en reconnaissant le roi comme commandeur des croyants, ils ne chercheraient pas à contester directement son leadership religieux.
Le MPDC, qui était une coquille vide, se voit investi et revitalisé par des masses de militants engagés.
En 1997, Saâdeddine el-Othmani connaît sa première expérience électorale. Non qu'il se soit présenté de sa propre initiative, mais « poussé par le parti », se plait-il à répéter. Il obtient son siège au parlement et œuvre à l'intégration des différents mouvements islamiques dans le nouveau parti qui deviendra un an plus tard le PJD.
Car au moment où son parti se prépare à sa première expérience électorale, Saâdeddine el-Othmani écrit un livre, Jurisprudence de la participation politique chez Ibn Taymiyya (un théologien musulman du XIIIe siècle), dans lequel le futur chef du gouvernement justifie la nécessité de la participation politique. « Ceci, au moment où d'autres factions du Mouvement unicité et réforme (MUR) s'opposaient à la participation. Ce livre fera changer d'avis un certain nombre de militants qui s'engageront dans la vie politique », confie notre interlocuteur.
Cinq ans plus tard, lors des élections de 2002, les premières après l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI, le PJD décrochera 42 sièges au parlement. Mais l'ascension fulgurante que connaît le parti sera rapidement stoppée.
La rupture de 2003
Le 16 mai 2003, les attentats de Casablanca font 33 victimes. Pointé du doigt pour sa responsabilité morale, le PJD est menacé de dissolution. Dans ce contexte difficile, les militants du parti décident, en 2004, d’élire Saâdeddine el-Othmani secrétaire général du parti à 1 268 voix contre... 295 pour Abdelilah Benkirane.
Homme de confiance de Abdelkrim El Khatib, Saâdeddine el-Othmani prendra des gants pour mettre à l'écart les éléments les plus radicaux, d'abord en les isolant au sein du parti, puis en les éloignant des sphères organisationnelles. Il adopte pour modèle l'AKP turc, dont le PJD s'inspire ouvertement.
Durant son mandat de secrétaire général, el-Othmani tend à normaliser un parti regardé avec suspicion. Lors des élections législatives de 2007, le parti arrive en deuxième position avec 46 sièges. Mais au lieu de participer au gouvernement, il préfère rester dans l'opposition. Un choix tactique mal compris à l'époque, qui finira toutefois par payer. Un an plus tard, Saâdeddine el-Othmani passera le relais à Abdelilah Benkirane.
En 2012, dans le contexte des printemps arabes, le PJD arrive vainqueur aux élections législatives. Abdelilah Benkirane forme son cabinet, dans lequel Saâdeddine el-Othmani officie en tant que ministre des Affaires étrangères jusqu'au remaniement de 2013.
Au lendemain de sa désignation en tant que chef du gouvernement, et après cinq mois de blocage des négociations, le nouveau Premier ministre sait l'ampleur de la tâche qui l'attend.
Le PJD souhaite reconduire la majorité sortante, une alliance hétéroclite de quatre formations rassemblant islamistes, libéraux et ex-communistes. Mais il a peur de se retrouver isolé au sein du nouveau gouvernement face aux partis proches du palais (le Rassemblement national des indépendants, le Mouvement populaire, l’Union constitutionnelle et l’Union socialiste des forces populaires).
De leur côté, le RNI et ses alliés estiment que s’ils n’entrent pas en bloc au sein du gouvernement, ils ne pourront pas faire le poids face au PJD. Il ne reste plus qu’à el-Othmani à trouver une sortie de crise…
Réponse d’ici à quinze jours, le délai qui lui a été accordé par le roi Mohammed VI pour former le gouvernement.
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