INTERVIEW - Mohamed Madani : « La monarchie devait montrer que seule la décision royale compte »
Après cinq mois de négociations infructueuses, le Premier ministre islamiste marocain, Abdelilah Benkirane, a été remercié sur décision du roi Mohammed VI, qui nommera dans les prochains jours une personnalité politique issue du même parti.
À la tête du gouvernement depuis 2011 et la victoire historique de sa formation islamiste, dans le sillage des révoltes arabes, le secrétaire général du Parti justice et développement (PJD) avait été reconduit dans ses fonctions par le roi au lendemain du scrutin législatif du 7 octobre 2016, remporté une nouvelle fois par le PJD. Mais cette fois il n'est pas parvenu à former une coalition majoritaire, malgré cinq mois d'intenses et interminables tractations.
Mohamed Madani, professeur en sciences politiques à l’Université Mohamed-V de Rabat, explique comment le roi, qui n’a pas réussi à imposer son parti, le Parti authenticité et modernité (PAM), aux élections, devait absolument reprendre la main en faisant entrer dans le jeu politique des personnalités à même de bloquer la dynamique du PJD. Et comment le jeu est passé de l’initiative des électeurs à celle des élites proches de la monarchie.
Middle East Eye : Quelles conséquences ces mois de blocage politique et le départ de Benkirane auront-ils sur le PJD ? Le parti est-il déjà en crise ?
Mohamed Madani : Le parti est en train de vivre une véritable épreuve, mais je ne parlerais pas de crise. Le PJD a remporté deux élections successives, sa base sociale s’est élargie, il bénéficie d’un capital sympathie auprès de la classe moyenne, il commence à sortir de son isolement… et tout cela sous la direction de Benkirane.
Par ailleurs, même s’il est remplacé, Benkirane est tout de même sorti par la grande porte, il garde ses soutiens au sein du parti et auprès de ses électeurs. On ne peut donc pas parler de crise, bien au contraire.
« Même s’il est remplacé, Benkirane est tout de même sorti par la grande porte »
Reste à voir comment les choses vont évoluer maintenant et comment il va gérer cette épreuve. Benkirane va-t-il se retirer de la politique ou rester dans le parti ? Quelles sont les voix qui vont se faire entendre au sein du PJD ? Il est vrai que l’on entend parler de voix dissonantes, comme Abdelaziz Rabbah, le ministre de l’Équipement, ou Abdelkader Amara, le ministre de l’énergie, mais dans les faits, toutes les décisions prises par Benkirane ont été avalisées par la direction.
MEE : Pourquoi le roi a-t-il subitement décidé que la situation ne pouvait plus durer ?
MM : Il faut bien comprendre ce qui s’est passé lors des élections d’octobre 2016. Le pouvoir avait mobilisé toute son ingénierie, ses notables, des budgets colossaux… pour faire gagner le PAM [le mouvement fondé par l’ami et conseiller du roi Fouad Ali el-Himma], jusqu’à organiser une marche ridicule à Casablanca destinée à maintenir l’avancée du PJD et que personne n’a voulu assumer.
Malgré ces efforts, c’est le PJD qui a gagné. Dans un pays où la scène politique est verrouillée, ce n’est pas rien. Rien n’a pu freiner son avancée – il a tout de même remporté 125 sièges sur les 395 et réuni 1,6 millions d’électeurs – sur le parti sur lequel le pouvoir misait et qui s’est retrouvé discrédité.
« Mohammed VI n’a fait que ‘’ratifier’’ une décision prise par le PJD. Or ce n’est pas le boulot d’un roi qui règne et qui gouverne »
Le roi s’est retrouvé contraint à une concession de taille : faire appel à Benkirane pour former le nouveau gouvernement. En d’autres termes, Mohammed VI n’a fait que « ratifier » une décision prise par le parti [celle de désigner Abdelilah Benkirane]. Or ce n’est pas le boulot d’un roi qui règne et qui gouverne. Il fallait donc créer un pôle capable de remplacer le PAM et de faire contrepoids au PJD.
MEE : C’est là qu’Aziz Akhannouch, président du Rassemblement national des indépendants (RNI) et homme d’affaires proche du pouvoir, entre en jeu. On le présente donc à juste titre comme l’homme à l’origine du blocage ?
MM : En effet, Aziz Akhannouch a été appelé pour bloquer le chemin de Benkirane. Il a d’abord été élu président du parti [à la fin du mois d’octobre dernier] pour remplacer Salaheddine Mezouar, complètement discrédité. Sa mission est claire : il doit créer un pôle transidéologique, avec notamment l’Union socialiste des forces populaires [USFP], les libéraux de l’Union constitutionnelle [UC] et le Mouvement populaire [MPE]. Mais ce n’est pas encore au point. Le congrès du RNI se tiendra dans quelques semaines et on voit bien qu’Akhannouch n’est pas encore rôdé à son nouveau rôle. Et puis surtout, le PJD ne va pas se volatiliser : c’est encore le premier parti sur le plan électoral et institutionnel.
MEE : Comment réagit l’opinion publique ? Est-ce qu’elle voit ce qui est en train de se dessiner ?
MM : Il y a eu deux phases. Jusqu’aux élections, la mobilisation des gens a été très forte, ils ont suivi la compétition électorale avec intérêt. Ils ont même compris que la marche de Casablanca était destinée à contrer le PJD et ils se sont rendus nombreux aux urnes, y compris dans les villes. Avant les élections, donc, les citoyens étaient partie prenante dans le processus. Après le vote, le jeu s’est organisé entre les élites partisanes, la plupart contrôlées par le pouvoir.
« La mission d’Akhannouch est claire : il doit créer un pôle transidéologique à même de faire contrepoids au PJD »
Il fallait que la monarchie pèse sur les cours des choses, qu’elle montre que seule la décision royale compte et qu’il faut s’y plier. Benkirane a bien essayé d’impliquer les gens en disant de temps en temps : « On m’a demandé de faire ça, on m’a dit de dire ça… » mais les limites de ce qu’il pouvait réellement faire étaient atteintes, les citoyens ne pouvaient plus l’aider.
MEE : Au fil des années, Benkirane s’est affirmé comme un homme politique d’envergure. Le PJD dispose-t-il de ressources à même de le remplacer ?
MM : Benkirane est devenu l’homme politique qu’il est aujourd’hui. Il a réussi à s’affirmer par un jeu très subtil, pro-monarchiste tout en gardant son autonomie et en faisant des compromis. En 2011, il a été nommé chef du gouvernement et petit à petit, cela a rejailli sur sa stature, au point qu’on le voyait remporter toutes les élections à venir. Il s’est démarqué, mais ceux qui aujourd’hui sont présentés comme ses successeurs potentiels sont restés soudés autour de lui.
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