Pourquoi certains États européens ont déclaré la guerre à leur allié turc
En prévision du référendum du 16 avril, les ministres turcs avaient prévu de rencontrer leurs concitoyens en Allemagne pour faire campagne en faveur d’amendements constitutionnels décisifs.
Au lieu de cela, l’Allemagne a décidé d’interdire ces rassemblements électoraux, une mesure sans précédent qui a contraint les ministres des Affaires étrangères et des Affaires familiales à tenir des réunions de beaucoup plus petite envergure avec leurs concitoyens au sein du consulat turc.
Rien ne justifie l’inquiétude des États européens, que la Turquie soit régie par un système présidentiel ou parlementaire
Ce qui est surprenant, c’est que, dans l’ensemble, les relations de Berlin avec Ankara ne sont pas mauvaises. La chancelière allemande a rencontré le président turc il y a quelques semaines seulement, lors de sa visite à Ankara.
Conscient de l’énormité de sa décision, le gouvernement fédéral à Berlin a tenté d’imputer l’annulation des rassemblements turcs aux autorités locales, publiant des déclarations contradictoires avec celles des autorités concernant la responsabilité de cette décision. Pendant ce temps, une chaîne de télévision allemande appartenant au réseau public ARD diffusait des clips incitant les citoyens turcs à voter « non » aux amendements constitutionnels.
Les Pays-Bas, une puissance européenne peu soucieuse des réactions à l’égard de ses politiques, sont allés encore plus loin que l’Allemagne.
Annulations et manifestations
Le 10 mars, quelques heures avant l’arrivée du ministre turc Mevlüt Çavuşoğlu, qui devait rencontrer des citoyens turcs résidant aux Pays-Bas, les autorités néerlandaises ont rendu une décision annulant l’autorisation d’atterrissage de son avion.
Le lendemain, la ministre turque des Affaires familiales, qui était en visite en Allemagne à ce moment-là, a traversé la frontière avec les Pays-Bas, espérant rencontrer la communauté turque au consulat turc à Rotterdam. Au lieu de cela, la police néerlandaise a encerclé le consulat, a arrêté la ministre, l’a déclarée persona non grata, a empêché le consul général de Turquie à Rotterdam de la rencontrer et l’a expulsée comme si elle était une criminelle.
Ce qui est également étonnant ici, c’est que le gouvernement néerlandais a paru surpris des réactions de colère turques. Lorsque le président turc a qualifié la conduite néerlandaise de fasciste et d’être un vestige du nazisme, le Premier ministre néerlandais est devenu fou.
Le même jour, des policiers ont violemment attaqué des citoyens turcs rassemblés devant le consulat de leur pays pour protester contre l’expulsion de la ministre.
Deux jours plus tard, le Danemark annonçait le report d’une visite officielle que le Premier ministre turc devait effectuer.
Derrière l’« inquiétude » de l’Europe
Plus de six millions de Turcs vivent en Europe, beaucoup conservant leur nationalité d’origine. Depuis que la Turquie a approuvé le droit de vote des expatriés, les partis politiques turcs se sont efforcés de s’attirer le soutien de ces électeurs. Rien qu’en Allemagne, on estime que 1,5 million de Turcs ont le droit de vote.
Le conflit entre l’Europe et le parti au pouvoir en Turquie pourrait être considéré comme une simple manifestation d’inquiétude pour l’avenir de la démocratie turque. Mais ce n’est pas une réponse convaincante
Les ministres du gouvernement n’étaient pas les seuls à envisager d’assister à des rassemblements électoraux en Allemagne et aux Pays-Bas. Deniz Baykal, ancien chef du Parti républicain du peuple (CHP, parti d’opposition), devait également s’adresser aux partisans de son parti en Allemagne.
Comment expliquer cette hystérie européenne à l’égard des activités ordinaires de campagne menées par un allié supposé et candidat à l’adhésion à l’Union européenne ?
La réponse la plus rapide est la suivante : l’Europe est mécontente des amendements constitutionnels proposés par le gouvernement turc, car elle estime que ceux-ci rendront la Turquie moins démocratique.
En d’autres termes, le conflit entre l’Europe et le parti au pouvoir en Turquie n’est rien de plus qu’une manifestation d’inquiétude pour l’avenir de la démocratie turque.
Toutefois, ce n’est certainement pas une réponse convaincante.
Sans aucun doute, il y a un débat majeur sur les amendements constitutionnels turcs. Les électeurs turcs semblent être divisés sur ce que cela signifierait de changer le système de gouvernance de leur pays pour passer d’un système parlementaire à un système présidentiel.
Une campagne transparente
Jusqu’à l’émergence de cette crise entre la Turquie et l’Europe sur les activités de campagne turques, rien n’indiquait l’existence d’une majorité décisive en faveur de ces amendements.
Ce qui est certain, c’est que les campagnes pour le référendum en Turquie ont été démocratiques et transparentes
Cependant, ce qui est certain, c’est que les campagnes pour le référendum en Turquie ont été démocratiques et transparentes.
Les partisans des amendements, dont le Parti de la justice et du développement (AKP) et le Parti d’action nationaliste (MHP), organisent des rassemblements de masse à travers le pays. De même, le CHP a lancé une vaste campagne d’opposition au gouvernement et aux amendements proposés.
Les médias turcs dans l’ensemble ont été pleinement engagés dans la campagne, publiant et diffusant des débats relatifs à l’impact de ces amendements constitutionnels sur l’avenir du pays.
Et la Turquie, bien sûr, n’est pas le premier pays à adopter un système présidentiel. Rien ne justifie l’inquiétude des États européens et, plus généralement, des pays occidentaux alliés à la Turquie, et ce que la Turquie soit régie par un système présidentiel ou parlementaire.
Les illusions européennes
Si certains politiciens allemands ou néerlandais pensent que la confrontation avec le gouvernement turc aidera le camp du « non », ils se trompent.
Les Pays-Bas ont permis au Parti démocratique des peuples (HDP) d’organiser des rassemblements électoraux pour exprimer son opposition aux amendements constitutionnels les 2, 3 et 4 mars. Les Turcs ne sont pas moins fiers de la dignité de leur pays et de leur État que toute autre nation ayant un héritage nationaliste.
Il est bien connu que le gouvernement turc compte sur trois blocs principaux dans sa tentative de gagner le référendum : les islamistes, les conservateurs et les nationalistes. Jusqu’à il y a quelques semaines, les nationalistes étaient les plus divisés sur les amendements. Mais aujourd’hui, il très probable que la majorité d’entre eux les soutiennent.
En fait, le comportement de l’Europe a provoqué la colère des Turcs de tous horizons. Le CHP, parti d’opposition, a annulé un rassemblement politique prévu en Allemagne, et son chef a exigé que le gouvernement rompe ses relations avec les Pays-Bas. Les associations professionnelles et industrielles turques, avec des antécédents complètement différents, ont condamné l’attitude inappropriée des Néerlandais envers les deux ministres turcs.
Mais pourquoi prendre le discours démocratique européen au sérieux ? La chancelière allemande Angela Merkel a été la première à recevoir le président du coup d’État égyptien et a effectué une visite officielle au Caire il y a quelques semaines – tout ceci alors qu’elle sait très bien que des dizaines de milliers de prisonniers politiques sont détenus dans les prisons du régime de Sissi, qui mène une campagne quotidienne d’assassinats contre les jeunes dissidents.
Pourquoi prendre au sérieux le discours démocratique européen ? La chancelière allemande Merkel a été la première à recevoir le président du coup d’État égyptien et a effectué une visite officielle au Caire il y a quelques semaines
C’est exactement la même attitude qu’a eue le chef du gouvernement néerlandais, qui a rencontré Sissi en septembre dernier. Ni l’Allemagne, ni les Pays-Bas, ni aucun autre État européen n’ont pris de mesures sérieuses et convaincantes pour protéger les appels à la démocratie et à la liberté dans le monde arabe.
Autres explications
Quant aux réponses hésitantes et tardives des gouvernements européens face à l’échec de la tentative de coup d’État militaire en Turquie l’été dernier, elles n’ont certainement pas révélé l’existence d’une quelconque considération pour la démocratie turque.
L’autre explication à cette réaction européenne relève de l’appréhension de ceux qui détiennent le pouvoir face à la montée persistante des partis populistes de droite hostiles à l’islam et aux immigrés, notamment à la lumière des récentes élections aux Pays-Bas et des élections qui devraient avoir lieu en Allemagne plus tard cette année.
Ceci, bien entendu, est une explication plus convaincante. Pourtant, ce n’est pas suffisant. Qu’importe que les partis politiques en Allemagne et aux Pays-Bas aient été inconsidérés, il est évident que la création de crises injustifiées à propos des communautés immigrées en Europe ne servira que les courants et les partis racistes.
La réaction brutale de la police néerlandaise face aux manifestants turcs suggère que les manifestants constituent maintenant une menace existentielle pour la sécurité et la stabilité des Pays-Bas. Un tel climat ne servira qu’aux partisans de Geert Wilders et de ses semblables, c’est un geste stupide des autorités néerlandaises et allemandes.
Mais il y a peut-être plus. On constate une animosité croissante à l’égard de la Turquie et ce qu’elle représente, laquelle alimente des tentatives visant à saper son influence, indépendamment de qui tient les rênes du pouvoir à Ankara.
- Basheer Nafi est directeur de recherche au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un drapeau turc est brandi devant le consulat néerlandais à Istanbul, le 12 mars 2017 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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