Confiance brisée, promesses non tenues : les relations de la Turquie avec l’Occident au plus bas
Comme de coutume, plusieurs journalistes turcs ont accompagné Recep Tayyip Erdoğan lors de sa récente visite au Pakistan et en Ouzbékistan. Sur le chemin du retour, le président a déclaré aux journalistes présents dans l’avion que le peuple turc devait traiter la question de l’adhésion à l’Union européenne avec l’esprit ouvert. Rejoindre ou ne pas rejoindre l’UE, a-t-il ajouté, n’est pas la fin du monde.
Erdoğan n’a pas hésité à dévoiler ses intentions, en soulignant que la Turquie peut demander à adhérer à l’Organisation de coopération de Shanghai, qui se compose de six États (dont l’Ouzbékistan) et est dirigée par la Chine et la Russie.
Ces déclarations du président sont intervenues quelques jours après un discours dans lequel il a attaqué Martin Schulz, président du parlement européen, et a appelé à un référendum sur l’adhésion à l’UE, processus qui dure depuis des décennies sans chances de succès.
Fortes tensions
Les relations de la Turquie avec l’UE souffrent de tensions croissantes qui se sont accentuées après l’échec d’une tentative de coup d’État contre Erdoğan en juillet.
La Turquie a demandé à adhérer à la Communauté économique européenne (CEE), prédécesseur de l’UE, dans les années 1960. Des progrès ont été accomplis sur le chemin des années 1990, mais le processus de négociation de l’adhésion à l’UE n’a pris son envol qu’en 2005.
Bien que plusieurs cycles de négociation aient commencé, le processus est lent. Entre-temps, les pays d’Europe centrale et orientale qui sont moins avancés sur le plan économique, moins développés sur le plan démocratique et plus faibles sur le plan institutionnel ont obtenu le droit d’adhérer à l’UE.
Il est donc évident que l’Europe ne souhaite pas accorder à la Turquie le même droit.
Il est facile de discerner la vérité concernant la position européenne envers la Turquie. Il y a quelques années, l’ancien président français Nicolas Sarkozy n’avait pu dissimuler ses sentiments, affirmant : « L’Europe n’acceptera pas l’adhésion d’un pays peuplé de soixante-dix millions de musulmans ».
La chancelière allemande Angela Merkel considère que la meilleure politique européenne à l’égard de la Turquie serait la politique du « pas d’adhésion et pas de fin aux négociations relatives à l’adhésion ». Autrement dit, le processus de négociation doit se prolonger indéfiniment tout en constituant un lien permanent entre la Turquie et l’UE.
C’est ce qu’a déclaré Merkel : « La Turquie est un pays si important que ses liens avec l’Europe ne devraient pas être rompus. »
Attitude patriarcale de l’Europe
Aujourd’hui, Ankara ne cache pas sa colère face à l’absence d’une solidarité européenne sérieuse avec le peuple turc. Cela a été évident cet été quand le pays a subi une tentative de coup d’État brutale et flagrante orchestrée par une organisation secrète qui avait infiltré l’État et l’armée et dont le chef, Fethullah Gülen, réside aux États-Unis tandis que plusieurs de ses dirigeants et financiers rôdent dans les pays de l’UE.
Ce n’est pas tout : l’Europe, qui avait précédemment classé le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) comme une organisation terroriste, ferme à moitié les yeux sur les activités organisationnelles, médiatiques et politiques dans lesquelles les cadres du parti s’engagent en Europe. Erdoğan l’a évoqué il y a quelques semaines lorsqu’il a déclaré que « l’Europe parraine le terrorisme ».
En revanche, le parlement européen a condamné la campagne du gouvernement turc visant à purger les institutions de l’État de l’organisation de Gülen après que celle-ci a été accusée de soutenir la tentative de coup d’État en juillet dernier. Le parlement est allé jusqu’à menacer la Turquie de geler sa demande d’adhésion à l’UE.
Lorsque le président du parlement européen a menacé la Turquie de sanctions économiques si elle ne mettait pas fin aux mesures associées à l’exposition de l’infiltration de l’organisation Gülen dans les institutions étatiques et médiatiques, Erdoğan a réagi en proposant de demander un référendum sur l’adhésion à l’UE.
L’attitude patriarcale de l’Europe est perçue par Ankara comme humiliante pour la Turquie et son peuple.
Promesses, promesses
Cette tension dans les relations de la Turquie avec l’UE coïncide avec une perte de confiance dans les relations entre la Turquie et les États-Unis.
Les relations entre les deux pays n’avaient pas été aussi mauvaises depuis 1965 et le célèbre message du président américain Lyndon Johnson mettant en garde Ankara contre toute intervention dans le conflit qui sévissait alors entre les Chypriotes grecs et turcs.
Le 6 novembre dernier, le chef d’État-major des armées des États-Unis, le général Joe Dunford, s’est rendu à Ankara et s’est entretenu avec son homologue turc, le général Hulusi Akar, lors d’une réunion qui a duré environ cinq heures.
Au cours de cette réunion, les Américains ont promis que les Unités de mobilisation populaire (UMP) irakiennes ne seraient pas autorisées à pénétrer dans la ville irakienne de Tal Afar, qui compte une population majoritairement turkmène, après sa libération du groupe État islamique ; que les forces du Parti de l’union démocratique kurde (PYD, qui est syrien mais qui est connu pour être l’une des branches du PKK) se retireraient rapidement de la ville syrienne de Manbij à l’est de l’Euphrate ; que ces mêmes forces kurdes ne seraient pas autorisées à pénétrer dans la ville arabe de Raqqa, dans le nord-est de la Syrie, qui est encore sous le contrôle de l’EI et que le rôle kurde dans l’opération de libération de Raqqa serait limité à isoler la ville et rien de plus.
Les désaccords américano-turcs sur la Syrie et l’Irak se multiplient depuis plus de quatre ans. La friction n’est pas seulement liée à la position des États-Unis à l’égard de la révolution syrienne, mais aussi à la politique américaine en Irak, où les Américains ont fermé les yeux sur l’attitude sectaire du gouvernement de Bagdad et son mépris total des droits des Arabes sunnites, ainsi que pour le rôle majeur joué par les factions sectaires des UMP dans la majorité des régions sunnites.
Pendant la rencontre entre Dunford et son homologue turc, les États-Unis n’ont pas semblé enthousiastes vis-à-vis de l’offre de la Turquie de participer à la libération de Raqqa à condition que les forces du Parti démocratique kurde soient totalement exclues de l’opération.
Lorsque les Turcs ont exigé la couverture de l’armée de l’air américaine pour l’opération Bouclier de l’Euphrate – au cours de laquelle les unités de l’Armée syrienne libre ont avancé vers la ville d’al-Bab avec le soutien des troupes turques dans une tentative de libérer des forces terroristes la bande du nord de la Syrie à l’ouest de l’Euphrate –, les Américains se sont excusés, prétextant qu’ils ne pouvaient pas aider parce qu’ils ne voulaient pas provoquer la Russie et le régime d’Assad.
Promesses non tenues
Au cours des derniers jours, les maigres promesses de Dunford ont commencé à s’évaporer.
Selon les rapports provenant du nord de l’Irak, non seulement les UMP avançaient vers Tal Afar mais des unités du Parti démocratique kurde qui occupent Sinjar depuis sa libération de l’EI en novembre 2015 étaient également en mouvement.
Et dans le nord de la Syrie, malgré l’annonce du PYD selon laquelle ses unités avaient commencé à se retirer de Manbij et se dirigeaient vers l’est de l’Euphrate, les rapports indiquent que ces unités se dirigent en fait vers al-Bab afin d’anticiper l’avancée de l’armée vers la ville.
Ce n’est pas la première fois que les États-Unis promettent que les forces kurdes du PYD quitteront Manbij et il n’est plus possible de dire que beaucoup de confiance demeure entre Ankara et Washington.
Un point de vue est que la politique américaine dans le nord de l’Irak et de la Syrie vise à embourber la Turquie dans les guerres qui font rage dans ces deux États voisins.
Alternativement, la politique de l’administration Obama – même dans ses tout derniers jours – peut être considérée comme reposant sur l’existence de puissances hostiles à la Turquie aux frontières irakiennes et syriennes qui s’efforcent d’isoler complètement cette dernière de ses voisins arabes.
Dégradation inévitable ?
La République turque est née d’une guerre d’indépendance extrêmement coûteuse entre 1919 et 1922. Elle fut le premier mouvement de libération nationale vis-à-vis de l’hégémonie occidentale au XXe siècle.
Pourtant, l’ironie réside dans le fait que ceux qui ont mené la guerre d’indépendance et proclamé la république sur les ruines du sultanat ottoman admiraient également l’Occident et croyaient que la Turquie ne pourrait jamais progresser sans suivre les traces de la civilisation occidentale.
Depuis près d’une centaine d’année, la Turquie – la république – a entretenu des relations étroites et institutionnelles avec les États-Unis et les pays d’Europe occidentale. Mais nous assistons aujourd’hui à une période sans précédent de scepticisme turc à l’égard des relations avec l’Occident. Peut-être que ces relations exigeront un effort considérable pour les sauver d’une nouvelle détérioration.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Recep Tayyip Erdoğan après avoir remporté l’élection présidentielle turque en août 2014 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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