Prisonnières politiques en Égypte : « Je sais que je suis plus forte. J’ai déjà vécu le pire »
LE CAIRE – « S'il y a une chose que cette expérience en prison m’a enseignée, c’est que je sais que je suis plus forte. J’ai déjà vécu le pire », confie Asmaa Hamdy, une étudiante en dentisterie à l’Université al-Azhar.
Asmaa a été arrêtée fin 2013 lors des manifestations contre le coup d'État qui a renversé le président Mohamed Morsi, membre éminent des Frères musulmans, sur le campus de l’université.
« Je n’aurais jamais imaginé vivre tout ça », raconte-t-elle à Middle East Eye. « Je pensais que nous serions libérés après le procès. Mais au lieu de ça, nous avons été condamnés à cinq ans de prison, j’ai réalisé que c’était bien réel. »
Avec trois de ses camarades, Asmaa a été condamnée à cinq ans de prison. Elle a purgé trois ans de sa peine et a finalement été libérée après avoir remporté un appel où elle a été acquittée.
Six mois après sa condamnation, et quelques jours après l'élection du président Abdel Fattah al-Sissi, Asmaa et toutes les détenues politiques de la prison pour femmes d'al-Qanater ont été battues et agressées par d'autres détenues incarcérées pour des infractions pénales.
« S'il y a une chose que cette expérience en prison m’a enseignée, c’est que je sais que je suis plus forte. J’ai déjà vécu le pire »
- Asmaa Hamdy, ancienne détenue
Selon elle, l’attaque a été encouragée par l’administration pénitentiaire. Elle raconte que tout a commencé quand une gardienne de la prison a cherché la bagarre avec une détenue politique. Alors que les autres femmes se rassemblaient pour voir ce qui se passait, une rixe a éclaté.
« Les détenues criminelles ont immédiatement pris d’assaut notre cellule. Elles nous ont frappées avec tout ce qu’elles avaient sous la main – bâtons, matraques – et à mains nues. Elles nous ont jeté de la poussière, elles nous ont traînées sur le sol, tout ça sans raison, juste une haine aveugle », raconte-t-elle. « J’ai été sévèrement battue et on m’a inspectée physiquement de la manière la plus humiliante qui soit. »
« C’était la situation la plus horrible que je n’ai jamais vécue », ajoute-t-elle.
« J’ai été sévèrement battue et on m’a inspectée physiquement de la manière la plus humiliante qui soit. »
- Asmaa Hamdy, ancienne détenue
Après cette attaque, toutes les femmes détenues impliquées dans des affaires à caractère politique ont été séparées les unes des autres et beaucoup d’entre elles ont été envoyées dans d’autres prisons. Asmaa a été transférée à la prison de Damanhour, dans le delta.
Ce qui lui a permis de tenir de coup ? Son rêve que tous ses problèmes finiraient lors de sa libération. Mais cette sortie de prison tant attendue a été comme du sel dans sa blessure.
Son fiancé, l’étudiant en journalisme Ibrahim Ragab, avait disparu juste une semaine auparavant.
Ragab était en route pour rendre visite à Asmaa en prison en vue de préparer leur mariage, mais leurs espoirs ont été brisés par sa disparition suspecte.
« Ibrahim était la seule chose qui faisait que la prison me semblait supportable. Je comptais les jours me séparant de la liberté pour pouvoir nous marier, mais maintenant, tout ça, c’est fini », déplore-t-elle.
Asmaa a cherché son fiancé disparu pendant 81 jours, jusqu’à ce que Ragab soit enfin trouvé dans un poste de police de la ville de Zaghazig, au nord, où ils résident.
« Je suis contente de l’avoir enfin trouvé. C’est pathétique d’être heureuse parce que votre fiancé est en prison, mais au moins je suis sûre qu’il est en vie, au moins je sais où il est », confie-t-elle.
« C’est pathétique d’être heureuse parce que votre fiancé est en prison, mais au moins je suis sûre qu’il est en vie »
- Asmaa Hamdy, ancienne détenue
Pour Asmaa, c’était le début d'une nouvelle phase d'angoisse.
« Ma première souffrance, ma peine de prison, a pris fin, mais maintenant je vis un autre type de souffrance : c’est lui qui est en prison. »
Accusé d’avoir participé à des manifestations, Ragab aurait été torturé et incarcéré dans un centre de détention des services de sécurité de l’État pendant toute la période de sa disparition. La seule raison pour laquelle il a été arrêté est qu’il accompagnait son ami Amir al-Yamany, recherché par les forces de sécurité pour son appartenance présumée aux Frères musulmans, que l’Égypte a déclaré groupe terroriste en 2013.
La vie après la prison
Les jours où elle ne rend pas visite à son fiancé ou n’est pas occupée à la préparation de ses visites, Asmaa essaie simplement de supporter les émotions qui l’assaillent en rencontrant des amis au Caire et en poursuivant son projet de fréquenter à nouveau l’Université al-Azhar. Bien que ce soit là où son calvaire a commencé, elle n’a pas peur d’y revenir.
« Je n’ai pas peur de revenir à l’université », assure-t-elle.
« Elles nous ont frappées avec tout ce qu’elles avaient sous la main – bâtons, matraques – et à mains nues »
- Asmaa Hamdy, ancienne détenue
Asmaa n’est pas la seule. Bien qu’il n’existe aucune statistique officielle sur le nombre de détenus à caractère politique depuis 2013, Daftar Ahwal, une initiative indépendante d’archivage, a documenté plus de 37 000 cas d’arrestations survenues en vertu de la tristement célèbre loi égyptienne sur les manifestations.
Depuis que cette loi a été adoptée en 2013, un millier environ de ces arrestations ont concerné des femmes.
Nazra for Feminist Studies, une ONG dédiée à l’avancement des droits des femmes, a également documenté des violations à l’encontre de ces dernières lors de la dispersion violente des camps de protestation place Rabaa al-Adawiya et place Nahda.
L’ONG a conclu que dix-neuf femmes avaient été tuées lors de ces dispersions et 52 autres arrêtées. Un rapport de Human Rights Watch (HRW) indique qu’au moins 1 000 Égyptiens, principalement des partisans des Frères musulmans, ont été tués lors de la dispersion forcée des manifestants.
« Je n’oublierai jamais ces jours »
Sara Khaled, également étudiante en dentisterie dans une université privée, était la compagne de cellule d’Asmaa dans la prison d’al-Qanater. Elle a été arrêtée dans des circonstances similaires alors qu’elle passait près d’une manifestation à l’Université d’al-Azhar.
« Les manifestations étaient intenses, j’étais en train d’accrocher un pin’s avec le signe jaune [soutenant les Frères musulmans] sur mes vêtements, du coup j’ai été facilement identifiée par la police. Ils m’ont arrêtée immédiatement », raconte-t-elle.
Sara fait référence au symbole représentant quatre doigts sur un fond jaune, devenu l’emblème du soutien continu à la fraternité et aux protestations contre le gouvernement.
Elle affirme qu’elle n’est pas affiliée aux Frères musulmans et qu’elle a mis le pin’s juste pour montrer sa solidarité avec les victimes du massacre de Rabaa. Mais le pin’s a servi de preuve à son encontre lorsqu’elle a été accusée d’avoir participé à des manifestations violentes et d’appartenir au groupe interdit.
Sara a été condamnée à deux ans de prison, mais elle a seulement purgé dix mois grâce à son acquittement en appel.
Elle a été victime des mêmes insultes qu’Asmaa en prison, mais son expérience a été encore plus dure.
« J'ai été violemment battue et couverte de poussière. Quand je suis allée aux sanitaires pour prendre une douche, mes vêtements ont été volés pendant que j’étais à l’intérieur. J’étais complètement seule. »
« Je n’oublierai jamais ces jours, imaginez passer tout ce temps avec des criminels, des tueurs et des trafiquants de drogue ! »
« Imaginez passer tout ce temps avec des criminels, des tueurs et des trafiquants de drogue »,
- Sara Khaled, ancienne détenue
Tout comme Asmaa, Sara essaie de tenir le coup en s’efforçant de se réinscrire à une université privée et poursuivre ses études. Elle passe une grande partie de son temps sur Facebook, s’exprimant au nom de celles et ceux qui sont toujours incarcérés.
« Cela inquiète beaucoup ma famille. Ils me demandent toujours d’arrêter de parler de politique sur Facebook car ils ont peur que je sois à nouveau envoyée en prison, mais en même temps, ils comprennent à quel point je suis attachée à cette cause en raison de mon expérience. »
On recense plusieurs cas d’arrestations de femmes pour des accusations liées à des manifestations. Une vingtaine de femmes ont ainsi été détenues alors qu’elles protestaient contre la destitution de Morsi en formant un bouclier humain dans les rues d’Alexandrie en novembre 2013.
Quatorze d’entre elles ont été condamnées à une peine de onze ans, et les autres ont été incarcérées dans un établissement pour mineurs. Heureusement, les condamnations ont été révoquées grâce à la pression suscitée par le tollé public généré par l’affaire.
En juin 2014, trois militantes ont également été arrêtées alors qu’elles contestaient la loi relative aux protestations en manifestant en direction du palais présidentiel. Elles ont été condamnées à deux ans de prison.
Les militantes Sanaa Seif, Yara Sallam et Salwa Mehrez ont ensuite été libérées après avoir bénéficié d’une grâce présidentielle accordée par le président Sissi en septembre 2015.
Sanaa Seif a de nouveau été emprisonnée pendant six mois en mai 2016 pour insulte à des représentants de l’État lorsqu’elle mettait en doute publiquement l’indépendance du ministère public.
Après le coup d’État de Sissi, les forces de sécurité ont commencé par cibler les membres des Frères musulmans, puis ont élargi la cible de leur répression pour y inclure d’autres personnalités de l'opposition et des jeunes militants.
D’autres femmes, comme la photographe Esraa al-Taweel, ont également été victimes des arrestations massives.
« Ils m’ont posé des questions sur tous les aspects de ma vie »
C’était il y a presque deux ans dans le quartier huppé de Maadi, au Caire. Taweel se préparait à sortir dîner avec son fiancé, Omar Mohamed, un étudiant en ingénierie. Jamais elle n’aurait imaginé finir la soirée en prison, et y rester six mois.
Rejoints par leur ami commun, Sohaib Saad, lors de cette sortie, Taweel, Mohamed et Saad ont été arrêtés par des hommes en civil.
Taweel a été emprisonnée pendant six mois pour appartenance présumée aux Frères musulmans, mais elle a été libérée en décembre 2015.
Son fiancé et Saad ont tous deux été jugés par un tribunal militaire et ont été condamnés à la prison à perpétuité pour leur implication présumée dans des attaques « terroristes » et leur appartenance présumée au groupe interdit.
Taweel et Mohamed nient eux aussi tout lien avec les Frères musulmans. Taweel, qui avait l’habitude de participer aux manifestations contre l'armée et le gouvernement, a déclaré qu’elle avait abandonné ses activités politiques après avoir été blessée par balle alors qu’elle prenait des photos.
Les balles réelles l’ont touchée lors de la violente dispersion des manifestations pacifiques organisées le jour du troisième anniversaire de la révolution du 25 janvier.
« Quand la balle m'a touchée, elle s’est fracturée en trois parties, deux morceaux se sont logés dans mon rein et le troisième dans mon dos, ce qui a provoqué une paralysie qui m’a empêchée de bouger pendant un an et demi », témoigne-t-elle. « Je commençais juste à guérir et à recommencer à marcher quand j’ai été arrêtée. Pourquoi devrais-je être accusée d’avoir commis quelque chose que je n’ai jamais fait ? Je souffrais déjà. »
Comme pour Mohamed, la campagne appelant à sa libération, intitulée « Liberté pour celui qui n’a rien à voir avec ça », est une indication de son degré d’apolitisme.
« Pourquoi devrais-je être accusée d’avoir commis quelque chose que je n’ai jamais fait ? Je souffrais déjà »
- Esraa al-Taweel, ancienne détenue
Il a fallu six mois pour convaincre les autorités égyptiennes que Taweel n’avait aucune affiliation aux Frères musulmans. Bien qu’elle ait été arrêtée en même temps que son fiancé et qu’elle ait finalement gagné sa liberté, elle n’a aucune idée à ce jour de la raison pour laquelle il est toujours détenu dans une prison militaire.
« Je me pose cette question un million de fois par jour, mais il n’y a pas de réponse. »
La jeune femme de 25 ans avait disparu pendant près de trois semaines, au cours desquelles elle croit avoir été détenue dans un établissement pénitencier appartenant aux services de sécurité de l’État, où elle n’était pas autorisée à contacter les membres de sa famille.
Après son arrestation, elle a été interrogée par des forces de sécurité pendant dix-huit heures sans avocat.
« Ils m’ont posé des questions sur tous les aspects de ma vie, de la raison pour laquelle je connaissais beaucoup de personnes islamistes et de gauche, à la façon dont je fais un cheesecake. »
Pendant sa disparition, sa famille a lancé une campagne médiatique dans l'espoir de la retrouver, alors que le ministère de l’Intérieur niait catégoriquement jusqu’à son arrestation.
Après son transfert à la prison d’al-Qanater, Taweel s’est sentie d’une certaine façon soulagée.
« J'ai eu l'impression que mon âme revenait dans mon corps, la prison était comme un paradis pour moi. Je sais que cela peut paraître étrange, mais au moins je savais où j’étais, au moins il y avait des gens autour de moi, même si je me suis retrouvée coincée dans une cellule avec 40 autres femmes. »
« Ils m’ont posé des questions sur tous les aspects de ma vie, de la raison pour laquelle je connaissais beaucoup de personnes islamistes et de gauche, à la façon dont je fais un cheesecake »
- Esraa al-Taweel, ancienne détenue
Une femme qui rendait visite à une proche emprisonnée a reconnu Taweel grâce à la campagne médiatique et a immédiatement averti sa famille de l’endroit où elle se trouvait.
Le lendemain, alors que le fourgon de la police conduisait Taweel dans une autre zone hors de la prison pour un interrogatoire formel, Taweel a soudain aperçu sa sœur et une amie venues pour tenter de la voir et leur a fait signe avec enthousiasme.
Suite à cela, Taweel a été déplacée dans une plus grande cellule avec d'autres détenues politiques jusqu’à sa libération.
« J'ai découvert un tout nouveau monde »
Taweel ne s’est toutefois pas sentie bien mieux à sa sortie de prison, sachant que son fiancé était toujours incarcéré. Elle a alors entrepris de tout faire pour obtenir sa libération, bénéficiant du soutien d’un certain nombre de campagnes internationales. Amnesty International appelle à la liberté de Mohamed, affirmant qu’il a été torturé et forcé d’avouer des crimes violents sous la contrainte.
« Nous espérons pouvoir bénéficier d’une grâce présidentielle dans la prochaine liste de pardons préparée par le comité présidentiel, ses membres ont toujours promis qu’Omar serait gracié. J’espère également que nous pourrons terminer nos démarches de mariage à l'intérieur de la prison », précise Taweel.
Mais jusqu’à présent, les autorités pénitentiaires ne leur ont pas permis de mener à bien ces formalités.
« Ils nous ont séparés l’un de l’autre et ils ne veulent même pas nous laisser nous marier. »
Pendant ce temps, Sara s’inquiète pour celles qu’elle a laissées derrière.
« Je connais des histoires déchirantes de femmes impliquées dans des affaires politiques, et je me suis rendue compte que ma situation était vraiment meilleure. Beaucoup de ces femmes sont âgées, certaines sont grand-mères et elles sont impliquées dans des affaires très graves », souligne-t-elle.
« J'ai découvert un tout nouveau monde dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Ce sont des blessures émotionnelles et psychologiques qui ne disparaissent jamais. »
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].