Nadia Kaci : « Pour les Algériens, les années 1990, c'est dans les tripes »
Dans l’humidité et l’intimité du hammam se dénudent les corps et les cœurs. On y prend soin de son corps pour oublier les bleus que portent l’âme, tatouages infamants.
Avec « À mon âge, je me cache encore pour fumer », qui sortira en salles en France le 26 avril, la caméra de Rayhana, metteur en scène et comédienne franco-algérienne, signe un premier long métrage percutant, sachant capter ces moments de mises à nu, des tensions que portent les premières victimes de la société patriarcale et machiste.
Rayhana s’est entourée presque exclusivement de femmes. La productrice, Michèle Ray-Gavras, qui pousse Rayhana à adapter sa pièce et à réaliser le film, est la femme de Costa, celui qui a filmé la Grèce, Salonique exactement, à Alger, pour « Z ! » en 1969.
On y retrouve aussi les comédiennes palestinienne Hiam Abbas, française Fadila Belkebla ou encore les Algériennes Biyouna et Nadia Kaci. Cette dernière raconte à Middle East Eye les secrets de tournage du film, tourné pour les extérieurs à Alger et pour les scènes du hammam, à Salonique en Grèce, dans un des plus vieux hammams turcs (transformé en musée d’ailleurs et datant de 1444).
Middle East Eye : Comment vous êtes-vous retrouvée à jouer dans ce film ? Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?
Nadia Kaci : Il y une quinzaine d’années, Rayhana m’avait proposé de jouer dans la pièce du même nom, mais, à mon grand regret, je ne pouvais pas car j’étais engagée sur d’autres projets. Mais j’avais adoré le texte. Lorsqu’elle est revenue vers moi avec son projet de film, j’étais ravie, pour plusieurs raisons. Je trouvais que la réécriture scénaristique était très réussie.
La décennie noire y est abordée pour la première fois au cinéma sous un angle exclusivement féminin. Le hammam, où les femmes viennent se laver, se livrer, yanahiw diqt el khater [retirer l’oppression de l’être], comme on dit en Algérie dans une expression que j'aime beaucoup. Et cela, dans un des rares espaces qui leur est dédié. Plus d’hommes pour les juger ! Du coup, la parole est libérée, vivante et drôle ! Avec beaucoup moins de tabous. Elles parlent d’elles, de leurs intimités, de leurs inquiétudes avec beaucoup d’humour et de dérision.
Par ailleurs, j'ai aimé le rôle de Keltoum, cette femme mariée depuis dix ans avec un homme dont elle reste très amoureuse. Et elle dit tout haut son désir pour cet homme, sans tabou, avec beaucoup de naturel, comme une sorte d’hymne à la vie.
Enfin, j’ai toujours été révoltée par la condition douloureusement inégalitaire des femmes en Algérie, par leur position de souffre-douleur et par les violences qu'elles subissent ! Même si beaucoup continuent à se battre, il y a une grande régression. J’avais appris aussi que toutes les comédiennes vivant en Algérie, à qui Rayhana avait proposé des rôles, avaient refusé, le plus souvent parce qu’elles avaient peur d’éventuelles représailles. M’inscrire dans ce projet me paraissait vraiment important.
MEE : Comment se passe un tournage avec une équipe presque exclusivement féminine ?
NC : Ce tournage m’aurait paru compliqué avec des techniciens hommes. Le hammam est un lieu où la nudité ou la semi-nudité est une chose qui va de soi dans notre société en l'absence d’hommes. Mais je pense que même les actrices et les figurantes grecques étaient plus à l’aise sans le regard d’hommes sur le plateau. On n’y pensait pas. C’était simple.
Le fait de participer à un film que nous portons ensemble, qui ne va pas seulement distraire mais aussi faire réfléchir, qui va faire du bien, a probablement créé une forte complicité. Et cela, au-delà des affinités qui peuvent se créer habituellement en fonction des personnalités des unes et des autres.
Aussi, nous parlions beaucoup de la situation politique avec l’équipe grecque, car nous avons tourné à l’époque du référendum [pour que les Grecs s'expriment en faveur ou contre les mesures d'austérité proposées par les instances financières internationales]. Et c’était passionnant.
MEE : Comment ce film a été reçu par le public ?
NC : Jusqu’ici, les avant-premières ont été très émouvantes. Le film a été vu pour la première fois à Tunis. Il a été ovationné. Au festival Premiers plans à Angers, le film a eu droit à une standing ovation d’une dizaine de minutes. On ne s’y attendait absolument pas. Je n’avais pas vécu cela depuis fort longtemps. Même chose au Festival de femmes de Créteil et à celui de Thessalonique, où il a obtenu le prix du public. Nous sommes toujours surprises et émues. Nous avons fait certains festivals toutes ensemble et c’était super de se retrouver ailleurs et autrement que pour le travail.
MEE : Est-ce que le cinéma algérien est « condamné » à toujours revenir sur les années 1990 ?
NC : Quand une société a été traumatisée comme l’a été la nôtre, on y revient de façon instinctive. C’est dans les tripes. On a besoin d’en parler, de revenir là-dessus. La politique de « réconciliation » mise en place par l'État a été très mal gérée et c’est une blessure supplémentaire qu’on inflige aux victimes. Les Algériens n’en sont pas sortis indemnes et ne sont pas guéris de leurs blessures.
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