Syriens au Liban : évacuations, exploitation et frustration
BEKAA, Liban – Une colline coiffée de pierres tombales, surplombant une mosquée. C’est le meilleur repère visuel pour détacher la bourgade de Delhamieh du reste de la vaste plaine de la Bekaa, où quelque 360 000 réfugiés syriens enregistrés auprès de l’UNHCR vivent éparpillés dans des camps informels ou des bâtiments insalubres. Derrière, on trouve la ville de Zahlé, sa vierge Marie, ses vignes et ses carrières ; devant, l’aéroport militaire de Rayak, créé sous le mandat français.
Ismaïl pose un instant son marteau, tend sa main à la peau calleuse en direction de la colline et dessine des lignes hasardeuses sur la plaine ornée par les chaînes du mont Liban et de l’Anti-Liban : « Quand nous avons fui les violences à Homs en 2011, nous avons d’abord passé un an et demi là-bas », dit-il en pointant vers la droite.
« Puis le propriétaire nous a demandé de partir et nous avons passé deux ans plus loin. Ensuite, on nous a expulsés et nous nous sommes installés là pendant huit mois, dit-il en montrant un champ situé derrière la colline. Et il y a six jours, l’armée nous a encore demandé de partir. Ici, nous ne savons pas combien de temps ils vont nous laisser rester cette fois », soupire l’homme âgé de 40 ans, agenouillé devant un tas de planches de bois usées avec lesquelles il construit pour la cinquième fois sa maison éphémère.
Autour de lui, soixante-dix familles originaires de Homs sont en train de reconstituer le maigre patrimoine qu’elles ont réussi à déplacer : des planches de bois, des toilettes de l’UNHCR, des réservoirs d’eau, une machine à coudre et des matelas. « Nous avons quitté le camp sous la pluie et les menaces de l’armée. Pour couronner le tout, nous avons dû payer 100 000 livres libanaises [62 euros] au pick-up pour transporter nos affaires », déplore Oum Sultan, en préparant un café sous sa tente vide.
Le 9 avril dernier, l’UNHCR s’est alarmé de la décision orale de l’armée libanaise de déloger les réfugiés syriens installés autour de l’aéroport militaire de Rayak, officiellement pour des raisons sécuritaires.
Cette initiative aussi abrupte que brutale interroge également Bassam Khawaja, chercheur à Human Rights Watch (HRW) : « L’armée a donné entre sept et dix jours à environ 10 000 réfugiés pour quitter leur campement, sans leur proposer d’alternative. Déjà 3 000 d’entre eux ont obtempéré, même si la plupart sont endettés et vont devoir trouver des ressources pour s’installer dans un nouvel endroit.
« Ici nous évitons la guerre en Syrie, mais nous subissons une guerre économique impitoyable »
« Le risque, c’est que ce dénuement pousse certains d’entre eux à songer à retourner en Syrie. C’est un signe inquiétant, au moment où le Premier ministre Saad Hariri a menacé de rendre la situation plus difficile pour les Syriens si le Liban ne recevait pas plus de soutien financier lors de la conférence internationale sur l'avenir de la Syrie », analyse-t-il.
À l’occasion de ce sommet organisé les 4 et 5 avril à Bruxelles, le Premier ministre Saad Hariri a dressé un bilan catastrophiste de la présence des réfugiés syriens au Liban, assurant que « 90% des jeunes libanais se sentent menacés par les déplacés syriens » et que la situation au Liban équivaut à « une bombe à retardement ».
Pour Ismaïl, l’expulsion par l’armée n’est que la dernière confirmation du changement de comportement des Libanais à l’égard des Syriens, passant d’une solidarité spontanée à une exploitation généralisée.
« Au début, le propriétaire de la terre faisait payer un million de livres libanaises [620 euros] pour tout le camp. Désormais, il exige un loyer de 700 000 livres libanaises [403 euros] pour chaque tente. Le salaire journalier dans les champs est passé de 8 000 [5 euros] à 6 000 livres libanaises [3,7 euros]. Les prix de l’eau et de l’électricité ne cessent d’augmenter, mais en parallèle, on nous interdit de travailler ! En plus, nous devons installer des barbelés autour du camp, payés de notre poche », ajoute cet ancien artisan de nougat et de chocolat.
À ses côtés, Mouafa, 20 ans dont six au Liban, intervient avec ironie : « On n’a pas de travail, mais nous sommes devenus ingénieurs spécialisés en construction de camp de réfugiés ».
Depuis un camp informel adjacent, Abou Khaled confirme la rupture récente de relations jusqu’ici cordiales : « Je viens travailler dans les champs agricoles de la Bekaa depuis 1979. Nous avons toujours vécu de la force de nos bras ici, et les Libanais n’ont jamais rien trouvé à y redire. Or depuis deux ans, on nous mange tous nos droits et nous ne pouvons rien faire. L’un des employeurs pour qui nous avons cultivé 250 dounams [25 hectares] pendant un an nous doit 75 millions de livres [46 500 euros] depuis plusieurs mois ! Ici nous évitons la guerre en Syrie, mais nous subissons une guerre économique impitoyable », livre l’agriculteur originaire de la campagne d’Alep.
« Il n’y a qu’une solution, qu’ils retournent chez eux »
À un jet de pierre de là, depuis la terrasse de sa maison, Abdallah a lui aussi vue sur la colline de Delhamieh, et sur l’océan de tentes de réfugiés qui l’encercle. Loin de s’émouvoir des vicissitudes de ses voisins, le gendarme libanais à la retraite vitupère contre leur présence, qu’il ne supporte plus : « Nous avons accueilli deux familles sur notre terrain, gratuitement. Comment ils nous ont remerciés ? En nous volant avant de partir ! », crie-t-il sous sa moustache.
« Il ne faut pas croire, ils sont mieux logés que nous. La communauté internationale leur distribue de l’argent et les chefs des camps s’enrichissent. Ils ont des grosses voitures et envoient leurs fils étudier en Suisse », croit-il savoir.
Invité à partager un narguilé en ce jour férié de Pâques, son convive, employé à la Sûreté générale, nuance : « Ce n’est pas un problème de racisme. Nous compatissons à leur souffrance, nous qui avons aussi vécu la guerre. Mais aujourd’hui, le Liban ne peut plus soutenir leur présence. Il n’y a qu’une solution, qu’ils retournent chez eux, ou qu’ils soient tous regroupés dans des zones tampons à la frontière avec la Syrie ».
À Bruxelles, le Liban a écarté l’option d’un retour des réfugiés en Syrie tant que leur sécurité ne sera pas assurée dans leur pays d’origine. De l’autre côté de la frontière, dans la région du Qalamoun, le Hezbollah s’active pour créer une « zone sûre » afin que les Syriens y soient réinstallés.
« Au moins, si nous sommes renvoyés en Syrie, cela mettra un terme à l’exploitation insoutenable que nous subissons ici »
Selon plusieurs médias locaux, des négociations sont ouvertes entre le parti chiite libanais, présent dans la région depuis 2014, et le groupe rebelle local Saraya Ahl al-Cham, afin de permettre le retour des réfugiés originaires du Qalamoun, à l’exception de cinq villages situés aux alentours de l’autoroute M5, qui relie Damas à Homs.
L’évacuation de la zone autour de l’aéroport de Rayak a soulevé la crainte que les autorités libanaises n’enclenchent une vague de retours forcés en Syrie : « Nous voulons être sûrs que ces évictions ne seront pas utilisées comme un moyen détourné de forcer au retour en Syrie », a déclaré le porte-parole du Norwegian Refugee Council à Reuters.
L’idée d’une « zone sûre » pour le retour des réfugiés en Syrie a beau être « insensée à l’heure actuelle », selon Bassam Khawaja, de HRW, les réfugiés syriens de Delhamieh s’attendent désormais au pire : « Ma maison a été détruite à Homs et nous risquons d’être arrêtés dès le passage de la frontière », rappelle Ismaïl. « Au moins, si nous sommes renvoyés en Syrie, cela mettra un terme à l’exploitation insoutenable que nous subissons ici. »
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