Pelleteuses, déni et désespoir : l’histoire macabre de la dissimulation de Srebrenica
TUZLA, Bosnie-Herzégovine – Il n’y a pas de ventilation dans la pièce où ils gardent les corps. Il n’y a pas de chauffage central dans la pièce où travaille l’équipe de médecine légale. Le personnel d’entretien a été licencié il y a longtemps parce qu’il n’y a pas d’argent pour les payer. La plomberie d’un des cabinets de toilette est cassée. Le loyer n’est pas payé depuis douze mois. Le bâtiment est une unité industrielle morne aux fenêtres sales et aux volets cassés.
Bienvenue à la Commission internationale pour les personnes disparues, où des anthropologues légistes rigoureux et mis à rude épreuve tentent d’identifier les victimes du génocide de Srebrenica.
« Il a dit qu’il voulait me tuer, il nous a pourchassés à travers le champ en maudissant mes enfants morts [...] La police n’a rien fait ; maintenant, ici, c’est la Srpska »
Nous avions allègrement supposé que la communauté internationale – de même que les gouvernements de la Bosnie-Herzégovine et de la Serbie – auraient veillé à ce que l’organisation qui œuvre à retrouver les fosses communes, identifier minutieusement les corps puis informer les familles soit financée adéquatement jusqu’à ce que la dernière victime fût trouvée. Nous avions tort : « Nous voulions des chiens renifleurs pour trouver les tombes restantes », nous a expliqué l’unique membre du personnel dans le bâtiment. « Mais nous n’en avions pas les moyens. »
Ce bâtiment délabré est une métaphore parfaite pour un génocide qui est oublié par beaucoup, ignoré par d’autres et complètement nié par beaucoup de ceux qui ont été les plus impliqués.
Dragana Vučetić, une Serbe de 36 ans, est la directrice du centre, situé dans la ville de Tuzla. Anthropologue légiste de formation, elle était enfant à Belgrade lors des terribles guerres civiles qui ont déchiré les Balkans dans les années 1990.
Dragana a rejoint la Commission internationale pour les personnes disparues directement après l’université et travaille sans relâche depuis treize ans.
Elle nous a montré une moitié de squelette dans une pièce à côté de la morgue, disposé sur une table en aluminium. Elle tient un « inventaire squelettique » permettant de localiser les os. La plupart du diagramme est rouge, indiquant les os qui manquent. « C’est un soulagement chaque fois que nous identifions quelqu’un », a déclaré Dragana. Elle a décrit ce qu’elle savait des restes humains qui se trouvaient devant elle. Ils appartenaient à un homme, probablement tué d’une balle à la tête.
Grâce à des techniques modernes d’analyse ADN, la Commission internationale pour les personnes disparues a été en mesure de l’identifier, même s’il manque une grande partie de son corps.
Sa famille a été informée et est désormais prête à enterrer les restes. Beaucoup de familles préfèrent toutefois retarder cela pendant plusieurs années en attendant de trouver plus d’os. La raison de la majorité de ces retards est macabre.
Les fosses communes dispersées à la pelleteuse
Lorsque les paramilitaires serbes se sont retrouvés harcelés par des enquêteurs internationaux déterminés à traduire les meurtriers en justice, ils se sont mis à démanteler les fosses communes la nuit à l’aide de pelleteuses, à déplacer le sol et les os vers des sites secondaires, puis à les déplacer potentiellement une nouvelle fois par mesure de précaution.
Les squelettes de Srebrenica ont donc été disséminés dans des fosses communes pouvant être éloignées de 20 kilomètres.
Nous nous sommes rendu compte que le génocide avait effectivement fonctionné
Dans la morgue, nous apercevons dans un sac en plastique semi-translucide une demi-mâchoire à laquelle il reste cinq dents. Sur les étagères, au-dessus de chaque ensemble de restes, se trouvent des sacs en papier brun correspondants qui contiennent des vêtements, des portefeuilles ou d’autres fragments d’effets personnels appartenant à cette personne.
On pense que la plupart des fosses communes ont été trouvées ; toutefois, Dragana nous explique qu’il en reste une ou « peut-être deux ». Maintenant que le financement s’est asséché, celles-ci pourraient ne jamais être découvertes.
Nous avons quitté Tuzla pour prendre la route vers Srebrenica, à environ 32 kilomètres au sud-est, le long d’un périple troublant à travers des villages qui ont été victimes d’un nettoyage ethnique perpétré par les forces serbes de Bosnie et les milices serbes pendant la guerre. Alors que de nombreux musulmans bosniens sont partis pour toujours, les nouvelles églises marquent la prise de possession du territoire par les Serbes de Bosnie.
Nous nous sommes également rendu compte que nous prenions le même trajet – dans le sens inverse – que la « Marche de la mort » du 11 juillet 1995, lorsque 10 000 musulmans de Bosnie ont fui Srebrenica pour Tuzla après que les forces de l’ONU ont refusé de les protéger. Sur ces 10 000 personnes, environ 7 000 ont été tuées par les forces serbes.
Finalement, nous avons atteint Srebrenica, site du seul génocide survenu en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Le camp des Nations unies, qui a tant failli à sa mission de protection, a désormais été transformé en musée.
Comme à Tuzla, nous allions subir un très mauvais choc. Nous étions venus à Srebrenica pour en apprendre davantage sur les événements qui ont entraîné le génocide. Mais nous avons fait une autre découverte effrayante. Nous nous sommes rendu compte que le génocide avait effectivement fonctionné.
Un acte de défi
Alors que la plupart des anciens habitants musulmans de la ville sont morts ou ont émigré, Srebrenica est désormais contrôlée par les Serbes de Bosnie, dont la majorité refuse d’accepter l’idée que le génocide a eu lieu.
Nous avons rencontré un survivant du génocide qui est retourné à Srebrenica par défi, où il a épousé une autre survivante avec laquelle il a eu trois enfants.
« On leur apprend que le génocide n’a jamais eu lieu. Si vous allumez la télévision, c’est comme si la guerre ne s’était jamais terminée »
« Pendant longtemps, j’ai pensé que nous pouvions vivre ici », a-t-il confié. Mais aujourd’hui, ils veulent partir. « Notre premier enfant commence à aller à l’école locale. On leur apprend que le génocide n’a jamais eu lieu. Si vous allumez la télévision, c’est comme si la guerre ne s’était jamais terminée. »
Nedžad Avdić ne peut pas douter du fait que le génocide a eu lieu, puisque son oncle, son père ainsi que beaucoup d’autres hommes de sa famille ont également été tués (seuls les corps de son oncle et de son père ont été retrouvés jusqu’à présent). Son histoire est horrible : il a lui-même survécu après s’être échappé en rampant, gravement blessé, d’un tas de cadavres d’hommes qui avaient été abattus par les Serbes alors qu’ils étaient sans défense.
« Le déni du génocide nous fait mal », a déclaré Mejra Dzogaz, dont les fils ont été assassinés dans les collines entourant Srebrenica. La vieille dame nous a raconté son histoire dans la base des Nations unies d’où des réfugiés ont été expulsés par des Casques bleus néerlandais dans les heures qui ont précédé le début du massacre.
« Nous espérons toujours que les négationnistes finiront par faire demi-tour et par penser à nous et à toutes les autres mères. Mais tout ce qu’ils veulent faire, c’est nier. Si vous allumez la télévision, tout ce que vous entendez, ce sont ces personnes en train de nier. Nous pleurons encore et toujours et ils continuent de nier. »
Cette mère nous a expliqué que la première fois qu’elle est rentrée chez elle, un voisin l’a menacée. « Il a dit qu’il voulait me tuer, il nous a pourchassés à travers le champ en maudissant mes enfants morts. Heureusement, mon voisin est intervenu. La police n’a rien fait ; maintenant, ici, c’est la Sprska. »
La Republika Srpska est la région semi-autonome du nord et de l’est de la Bosnie-Herzégovine qui comprend Srebrenica et qui borde la Serbie. Depuis la fin de la guerre, la Republika Srpska est dominée par les Serbes de Bosnie.
Mejra Dzogaz nous a expliqué qu’elle voyait désormais dans la ville beaucoup des mêmes hommes qui, dans ses souvenirs, ont perpétré les massacres, et qui occupent désormais une fonction au conseil local ou un poste haut placé au sein de la police locale.
« Je mets beaucoup de sucre dans mon café tous les matins, a-t-elle confié. Mais quelle que soit la quantité que je mets, il a toujours un goût amer. »
Chaque année, la communauté internationale se rassemble dans le cimetière de Srebrenica pour commémorer le génocide.
La cérémonie demeure un rappel important qu’un génocide s’est produit en Europe après la Seconde Guerre mondiale et que les dirigeants doivent toujours être sur leurs gardes pour éviter que cela ne se reproduise.
Cette année, les préparatifs de la commémoration sont sûrement remis en question. En octobre dernier, un homme politique nationaliste serbe de Bosnie, Mladen Grujičić, a été élu maire de Srebrenica. « Lorsqu’ils auront prouvé que c’est la vérité, je serai le premier à l’accepter », a déclaré Grujičić.
Comme de nombreux nationalistes serbes de Bosnie, il refuse toujours d’utiliser le mot génocide pour désigner les atrocités de juillet 1995 – même si Srebrenica est maintenant considéré comme le crime de guerre le mieux documenté et le mieux prouvé de l’histoire.
« J’ai toujours dit que ce qui s’est passé à Srebrenica a été un crime terrible contre la population bosniaque et qu’il y a également eu des crimes terribles contre la population serbe, a soutenu Grujičić. Je laisse aux institutions compétentes la responsabilité de qualifier ces faits », a-t-il ajouté.
Le déni du génocide
Ces propos représentent un déni du génocide. Il ignore le fait que la Cour internationale de justice tout comme le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont clairement qualifié le massacre de « génocide ».
Une motion du Conseil de sécurité des Nations unies de 2015 proposant de condamner le massacre de Srebrenica en tant que génocide a fait l’objet du veto de la Russie, alliée de la Serbie et de la Republika Srpska ; néanmoins, le Congrès américain et le Parlement européen ont également adopté des résolutions qualifiant le massacre de génocide.
« C’est une ironie cruelle de constater que l’élection à Srebrenica d’un maire qui nie le génocide n’a été rendue possible qu’en raison du nettoyage ethnique de sa population musulmane », a déclaré le docteur Waqar Azmi, président de Remembering Srebrenica, l’association caritative britannique qui a organisé notre voyage.
Grujičić n’a pas une opinion minoritaire parmi les dirigeants politiques à la fois en Republika Srpska et en Serbie et parmi les Serbes de Bosnie qui vivent aujourd’hui en Republika Srpska.
En Serbie même, un sondage réalisé en 2015 a révélé que 54 % des personnes interrogées ne remettaient pas en question la brutalité du crime, mais que 70 % continuaient de nier qu’il s’agissait d’un « génocide ». En novembre 2016, les législateurs serbes ont exclu Srebrenica d’une nouvelle loi interdisant plus largement le déni de génocides.
Dans une telle atmosphère de déni, palpable partout où nous sommes allés, une question perdure : un tel crime pourrait-il se reproduire ?
C’est comme si les juifs européens qui ont survécu à l’Holocauste s’étaient retrouvés gouvernés par les mêmes criminels qui ont nié l’existence des chambres à gaz et qui avaient eux-mêmes ordonné les massacres.
Il y a plus qu’un petit chevauchement entre l’idéologie nationaliste antimusulmane des Tchetniks serbes et le nazisme antisémite allemand.
« C’est de la matière génétiquement déformée qui a adhéré à l’islam », a déclaré Biljana Plavšić, présidente de la Republika Srpska de juillet 1996 à novembre 1998, considérée comme l’idéologue qui a fourni la base pseudo-intellectuelle du génocide.
« Et maintenant, bien évidemment, à chaque génération successive, [cette matière] se concentre », a-t-elle poursuivi.
« Cela fait vraiment mal d’entendre des gens nier le massacre de sa famille. C’est comme un coup de poignard dans le cœur, comme s’ils n’avaient jamais existé »
« Elle est de pire en pire. Elle s’exprime simplement et dicte leur style de pensée, qui est enraciné dans leurs gènes. Et au fil des siècles, les gènes se sont davantage dégradés. »
Biljana Plavšić a par la suite été envoyée à La Haye et reconnue coupable de crimes de guerre. Ancienne boursière du programme Fulbright et biologiste reconnue, Plavšić a conféré un air terrifiant de cruauté scientifique à la « Grande Serbie » de Slobodan Milošević.
Lilian Black, présidente de l’Holocaust Survivors’ Friendship Association et directrice du Holocaust Heritage and Learning Center for the North, a pris part à notre voyage. Elle a été choquée par la culture du déni qui existe en Republika Srpska et a établi des comparaisons avec les expériences vécues par sa propre famille.
« Cela fait vraiment mal d’entendre des gens nier le massacre de sa famille. C’est comme un coup de poignard dans le cœur, comme s’ils n’avaient jamais existé. Lorsque nous avons obtenu les dossiers nazis sur la persécution de notre famille de la part du Service international de recherches en Allemagne, cela a été une expérience vraiment cathartique », a-t-elle expliqué.
« C’était comme s’ils disaient "Oui, ils étaient là et voici ce qui leur est arrivé". Cela ne change pas leur destin, mais cela nous aide en quelque sorte à accepter ce qui s’est passé. »
Les liens entre les nationalistes serbes de Bosnie et Trump
La Hongrie n’était qu’à quelques heures de route de là où nous nous trouvions ; un pays où le Premier ministre Viktor Orbán a récemment formulé sa propre politique anti-réfugiés sur des bases distinctement religieuses.
« Ceux qui arrivent ont été élevés dans une autre religion et représentent une culture radicalement différente », a écrit Orbán dans une tribune publiée par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, un journal allemand.
« La plupart d’entre eux ne sont pas des chrétiens mais des musulmans. »
En décembre, la Slovaquie a interdit aux autorités publiques d’autoriser la reconnaissance de l’islam comme une religion.
Lors des récentes élections néerlandaises, Geert Wilders a déclaré que l’islam était « peut-être encore plus dangereux que le nazisme ». Au cours de sa campagne électorale, le président américain Donald Trump a appelé à une « fermeture totale et complète [des frontières] aux musulmans souhaitant entrer aux États-Unis ».
L’un des aspects les plus inquiétants de notre voyage a été la découverte de liens entre la nouvelle administration Trump et la tendance négationniste cultivée par les nationalistes serbes de Bosnie.
Grujičić, le maire qui nie le fait que Srebrenica a été un génocide, a été invité à assister au prestigieux petit-déjeuner national de prière à Washington deux semaines après l’investiture de Trump.
Grujičić a déclaré qu’il espérait que cela serait « une occasion de nouer des contacts avec des personnes importantes » et qu’« [il essaierait] de faire quelque chose d’utile pour les habitants de Srebrenica ».
Milorad Dodik, président de la Republika Srpska, a également reçu une invitation à la cérémonie d’investiture de Trump adressée par son équipe de transition (avant que celle-ci ne soit annulée par un département d’État américain inquiet).
« Personne n’essaie de minimiser la gravité de l’Holocauste par le fait que les Alliés ont eux aussi commis des crimes de guerre »
Dodik a qualifié Srebrenica de « plus grande supercherie du XXe siècle ».
Des atrocités systématiques
Notre voyage a été organisé par des musulmans de Bosnie qui avaient combattu ou beaucoup souffert pendant la guerre.
Aucun n’a nié le fait que des crimes ont également été commis par des combattants musulmans contre des Serbes ; toutefois, ils ont souligné une différence importante et qualitative entre les deux.
« Personne n’essaie de minimiser la gravité de l’Holocauste par le fait que les Alliés ont eux aussi commis des crimes de guerre », a expliqué Azmi, qui travaille actuellement sur un projet de centre de commémoration de Srebrenica en Grande-Bretagne.
« Les crimes de guerre des Bosniaques [Bosniens musulmans] étaient sporadiques et isolés et les Bosniaques se battaient pour une société multiethnique et multiconfessionnelle. Les crimes de guerre serbes étaient organisés et systématiques et les Serbes se battaient pour une "Grande Serbie" monoethnique. »
Lorsque l’on visite Srebrenica, il ressort clairement que ce qui s’y est passé en juillet 1995 a été de loin la plus grande atrocité du conflit yougoslave.
Ce n’était pas non plus un incident pouvant être compris simplement en retraçant la mécanique de ce qui s’est déroulé minute par minute et heure par heure pendant ces jours particuliers.
Srebrenica a été l’aboutissement de plusieurs années d’un discours de haine antimusulman de plus en plus explicite dans les médias serbes et dans les discours et la rhétorique de personnages tels que Slobodan Milošević et les dirigeants politiques et militaires serbes de Bosnie Radovan Karadžić et Ratko Mladić.
Milošević, qui a été renversé en 2000, a été extradé à La Haye et accusé de génocide et d’autres crimes de guerre, mais il est mort avant son procès. Karadžić et Mladić ont été tous deux capturés en Serbie, respectivement en 2008 et en 2011 ; Karadžić a été reconnu coupable de génocide et condamné à 40 ans de prison. Le procès de Mladić, dans lequel il fait face à deux chefs d’accusation de génocide, se poursuit.
Cependant, la force de leur idéologie antimusulmane subsiste clairement en Serbie et en Republika Srpska. C’est ce qui nous a poussés à nous poser cette question : un génocide du même type que Srebrenica pourrait-il se reproduire en Europe
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une Bosnienne pleure devant le cercueil d’un proche, le 10 juillet 2015 au centre commémoratif de Potočari, près de la ville de Srebrenica, dans l’est de la Bosnie, où 136 corps retrouvés dans des fosses communes dans l’est de la Bosnie ont été réinhumés à l’occasion du vingtième anniversaire du massacre de Srebrenica (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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