Al Jazeera : loin de la perfection, mais toujours un symbole d’espoir
La capitale du Qatar, Doha, était autrefois reconnue comme un lieu de rassemblement pour les figures politiques et religieuses de toutes les tendances du spectre politique au Moyen-Orient. Elle était considérée comme le visage modéré du Golfe et le principal médiateur dans le conflit israélo-palestinien.
Après son lancement en 1996, Al Jazeera joua un rôle clé dans la construction de cette image. Pour la première fois au Moyen-Orient, une chaîne d’information du monde non-occidental défiait les médias « établis » au travers d’une couverture médiatique professionnelle, pénétrante et rigoureuse.
Les soulèvements arabes au Moyen-Orient magnifièrent le rôle d’ Al Jazeera à l’échelle non seulement régionale, mais également internationale. Ils lui donnèrent l’opportunité de contester les dictatures de la région et de créer un nouveau récit.
Vingt-et-un ans après sa fondation, Al Jazeera est à nouveau l’épicentre d’un débat vital, qui voit cette fois-ci s’affronter les voisins du Golfe les uns contre les autres. La fermeture du réseau et de ses sociétés affiliées était l’une des treize demandes formulées par l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Égypte après avoir coupé leurs liens avec le Qatar au début du mois de juin – une demande qui a, depuis, été abandonnée. Cependant, ce n’est pas la première fois que la chaîne est accusée de « promouvoir la terreur ».
Bien que le Qatar ne soit pas une démocratie électorale, et que les libertés civiles et les droits politiques des citoyens qataris et des expatriés, qui représentent les quatre cinquièmes de la population, soient limités, Al Jazeera peut rester une force importante si elle parvient à prouver son innocence et à demeurer un symbole de journalisme libre et équitable.
Une organisation, deux messages
En 1991, CNN fut l’une des principales chaînes à couvrir la première guerre du Golfe. Les correspondants de la chaîne sont partis sur les lignes de front, aux côtés de l’armée américaine, lançant une nouvelle façon de faire du journalisme reprise plus tard par Al Jazeera et pour d’autres opérations.
Bien que les chaînes arabe et anglaise appartiennent toutes deux au réseau Al Jazeera, elles n’ont pas la même ligne éditoriale
Une décennie plus tard, lorsque commença la guerre des États-Unis en Afghanistan, Al Jazeera en langue arabe devint une source essentielle d’information à l’intérieur du pays. Ce qui permit à la chaîne de se distinguer fut son accès exclusif aux discours du chef d’al-Qaïda, Oussama ben Laden.
Plus récemment, en 2011, quand la vague initiale des soulèvements et de l’euphorie submerga le Moyen-Orient, Al Jazeera joua un rôle clé dans la couverture médiatique de ces manifestations historiques. La chaîne satellitaire en langue arabe et Al Jazeera Mubashir Misr, qui diffusaient des informations sur l’Égypte 24 heures sur 24 depuis un bureau du Caire, couvraient les manifestations de rue qui demandaient la démission du président Hosni Moubarak. La couverture médiatique des deux chaînes a été considérée comme cruciale dans la mobilisation de la « rue arabe » à travers la région.
Au même moment, les reportages d’Al Jazeera en anglais avaient une orientation différente de ceux de la chaîne en arabe et d’Al Jazeera Mubashir, se concentrant sur les implications internationales plus larges des manifestations. Le service de langue anglaise fut également l’une des principales sources d’information sur les manifestations dans la région qui ont amené à remettre en cause la politique régionale. À son tour, la couverture des manifestations par Al Jazeera en anglais permit à la chaîne de développer ses propres perspectives.
Bien que les chaînes arabe et anglaise appartiennent toutes deux au réseau Al Jazeera, elles n’ont pas la même ligne éditoriale. La chaîne arabe soutient des prédicateurs très médiatisés des Frères musulmans tels que Yusuf al-Qaradawi, qui a des relations étroites avec la famille dirigeante du Qatar.
Alors que la chaîne critique rarement le Qatar, sa couverture régionale suscite des discussions animées. Al Jazeera en anglais suit une ligne éditoriale plus libérale, qui adhère aux normes occidentales d’objectivité, en plus d’une perspective contre-hégémonique qui s’est avérée cruciale en remettant en cause la couverture orientaliste des médias traditionnels et en permettant ainsi à la chaîne de gagner en crédibilité.
Doha a utilisé Al Jazeera en arabe comme un outil de soft power pour influencer l’opinion publique et, parfois, cette quête a conduit à des résultats qui n’ont pas satisfait aux normes journalistiques
L’approche d’Al Jazeera en arabe mérite toutefois d’être soigneusement examinée. Elle a fait l’objet de critiques pour avoir donné du temps d’antenne à Qaradawi et d’autres prédicateurs et dirigeants islamistes affiliés aux Frères musulmans, au Hamas ou à d’autres groupes islamistes des pays du Golfe, en particulier d’Arabie saoudite, un pays qui lui-même exporte l’idéologie wahhabite dans toute la région. En effet, l’influence en constance évolution des Frères musulmans dans la région, soutenus par le Qatar sur le plan politique, est considérée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis comme une menace pour leur stabilité.
La chaîne en langue arabe, contrairement à Al Jazeera en anglais, a également été descendue en flammes pour avoir invité des intervenants ayant exprimé des opinions confessionnelles qui n’ont pas été contestées. De toute évidence, Doha a utilisé Al Jazeera arabe comme un outil de soft power pour influencer l’opinion publique et, parfois, cette quête a conduit à des résultats qui n’ont pas satisfait aux normes journalistiques.
Rentrer dans le rang
Alors qu’Al Jazeera dans son ensemble a représenté un symbole de récit post-dictatorial dans la région, dans certains cas – comme celui de Bahreïn et du Yémen –, elle est rentrée dans le rang en raison d’intérêts et de pressions régionaux.
Lorsque les soulèvements éclatèrent à Bahreïn en mars 2011, les divergences régionales au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont conduit les chaînes à la fois anglaise et arabe de ce réseau d’information financé par le Qatar à minimiser l’importance des troubles, alors même que des troupes qataries étaient envoyées à Bahreïn dans le cadre des engagements de Doha en sa qualité de membre du CCG.
En revanche, plusieurs mois plus tard, sa couverture des soulèvements au Yémen fut sans complaisance – au point que le président yéménite Ali Abdallah Saleh aurait accusé le réseau d’être une « salle d’opérations pour brûler la nation arabe » et résilia les accréditations de ses correspondants.
Alors que les détracteurs accusaient déjà Al Jazeera d’être l’outil de propagande du Qatar, la couverture médiatique de ces soulèvements – ou son absence – par la chaîne renforça cette perception. La couverture de la révolte chez le voisin bahreïni par Al Jazeera représentait une menace potentielle pour le Qatar, gouverné par une famille sunnite, dans la mesure où Bahreïn et sa propre famille régnante sunnite faisaient face à un conflit confessionnel potentiel, les troubles dans le pays étant soutenus par la majorité chiite du pays.
Du point de vue des pays du CCG, le succès des soulèvements à Bahreïn aurait pu signifier le début de la fin de la domination sunnite dans la région. Ils serrèrent donc les rangs. Un analyste suggéra même que le Qatar poussait Al Jazeera à édulcorer sa couverture des soulèvements dans le Golfe afin d’être « récompensé par le poste convoité de secrétaire général de la Ligue arabe ».
Au Yémen, la guerre de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite contre les houthis, lancée en 2015, souleva les mêmes questions. La couverture du Yémen par Al Jazeera arabe était bienveillante envers les Saoudiens. Par coïncidence et jusqu’à récemment, les forces armées du Qatar faisaient officiellement partie de la coalition menée par Riyad. Pourtant, alors que la couverture d’Al Jazeera au Yémen était largement favorable aux Saoudiens, il y eut des nuances. Par exemple, lorsque douze soldats saoudiens furent tués dans un accident d’hélicoptère en avril, Al Jazeera – contrairement aux médias soutenus par l’Arabie saoudite – ne qualifia pas les soldats de martyrs.
Alors que la couverture d’ Al Jazeera à Bahreïn était plus idéologique, le fait de ne pas adopter une ligne entièrement pro-saoudienne au sujet du Yémen suggérait que les intérêts du Qatar dans le conflit étaient plus politiques que confessionnels. Compte tenu des investissements du Qatar au Yémen et du rôle clé de médiation qu’il joua entre les houthis et le gouvernement de 2004 à 2010, il est clair que l’émir Tamim ben Hamad al-Thani recherche la stabilité dans le pays.
« L’effet Al Jazeera »
Néanmoins, il ne fait aucun doute que la chaîne d’information panarabe a donné de l’espoir à des millions de personnes après la chute de Moubarak, vu comme le dirigeant le plus puissant de la région, après 30 ans de règne. Au cours de cette période, de nombreux correspondants d’Al Jazeera des chaînes arabe et anglaise payèrent un lourd tribut pour leur travail : certains ont été emprisonnés, d’autres ont eu leurs bureaux fermés et certains ont été blessés ou même tués.
De nombreux correspondants d’Al Jazeera des chaînes arabe et anglaise payèrent un lourd tribut pour leur travail : certains ont été emprisonnés, d’autres ont eu leurs bureaux fermés et certains ont été blessés ou même tués
Cela n’a fait que renforcer l’influence du réseau, selon ce qui a été nommé « l’effet Al Jazeera ». Représentant la voix du « Sud mondial » et donnant aux populations opprimées une plateforme d’expression pour dire leurs quatre vérités aux détenteurs du pouvoir, Al Jazeera a su se différencier de ses concurrentes.
Malgré le fait que le Qatar soit une monarchie constitutionnelle, le pays et la ligne éditoriale d’Al Jazeera ont soutenu les mouvements démocratiques et d’opposition armée, ce qui a soulevé des critiques dans certains cas, comme en Syrie. Lorsqu’Al Jazeera interviewa Mohamad al-Golani, leader du front al-Nosra en mai 2015, elle fut accusée de sympathie envers le terrorisme, de lui donner une tribune et d’alimenter les groupes radicaux en Syrie.
Al Jazeera a, depuis, été critiquée pour avoir donné une estrade à un groupe classé par l’ONU et une douzaine de pays comme organisation terroriste. Il convient cependant de souligner que la chaîne dite « antisémite » a également, par le passé, interviewé des dirigeants israéliens et des diplomates américains. Est-ce que des entretiens de personnalités controversées franchissent une ligne rouge et fournissent une plateforme de diffusion à la désinformation – ou est-ce simplement un exemple de la mission journalistique pour « éclairer » sur le monde, bon ou mauvais ? Il s’agit d’une question éthique à laquelle tous les médias sont confrontés, pas seulement Al Jazeera.
Jeu de pouvoir régional
Aujourd’hui, la chaîne fait face à un nouveau défi. La dénommée « crise du CCG » a vu l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte interrompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Le conflit a également braqué les projecteurs sur Al Jazeera. Les quatre pays ont demandé au Qatar de se conformer à treize exigences, dont la fermeture de la chaîne et de ses filiales.
L’impact d’Al Jazeera est clair, compte tenu des investissements réalisés par d’autres pays du Golfe pour développer leurs propres réseaux d’informations depuis son lancement
Le Qatar, affirment-ils, « soutient le terrorisme » avec ses politiques régionales et internationales mal avisées. Pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, Al Jazeera est le principal média des Frères musulmans, qu’ils ont déclarés organisation terroriste. Le succès des Frères musulmans lors des premières élections démocratiques en Égypte a mis en avant le mouvement islamiste politique. Or, ces deux monarchies craignent qu’un mouvement semblable ne puisse les renverser un jour. C’est la raison principale de la pression imposée au Qatar par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et non le terrorisme.
Accuser le Qatar de soutenir le terrorisme en raison de son soutien aux Frères musulmans et au Hamas a mis une grande partie des dirigeants du CCG en contradiction avec l’avis favorable dont bénéficient les deux mouvements dans la rue arabe.
Ce qui est réellement en train de se passer est une lutte pour l’indépendance régionale. Le nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, et Mohammed ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dabi, essaient de redessiner la région, soutenus par le président américain Donald Trump, qui tente de jouer un rôle clé au Moyen-Orient en appuyant la vision saoudienne et émiratie de la région.
Après la mort du roi Abdallah en janvier 2015, l’implication de l’Arabie saoudite dans les affaires régionales et internationales s’est considérablement accrue. Les politiques risquées de ben Salmane, telles que la déclaration de guerre au Yémen et le développement de la vision saoudienne 2030, ont indiqué clairement que l’objectif de l’État est de renforcer son influence régionale.
En ce qui concerne les médias, si on regarde les investissements réalisés par d’autres pays du Golfe pour développer leurs propres réseaux d’informations depuis le lancement d’Al Jazeera, l’impact de la chaîne est clair. En 2003, Al Arabiya, basée à Dubaï, a été lancée par le diffuseur saoudien Middle East Broadcasting Center (MBC). Le magnat des medias Rupert Murdoch et les Émirats arabes unis détiennent Sky News Arabia, lancée en 2012, autre exemple d’un média qui vise à supplanter le rôle d’Al Jazeera dans le monde arabe.
Conscience collective
En fait, la crise du CCG peut être considérée comme une revanche sur la révolution égyptienne de 2011 et ses conséquences. Le Qatar est attaqué parce que sa politique régionale et étrangère a osé se montrer indépendante vis-à-vis des autres pays du CCG, et parce que le média qu’il soutient a critiqué les dictatures voisines du Golfe – lesquelles craignent toute critique qui pourrait avoir une incidence sur la stabilité de leur monarchie dirigeante.
Que leur source d’information soit Al Jazeera, Sky Arabia ou le New York Times, comment les communautés transnationales utiliseront-elles leurs connaissances pour les générations futures ?
Toutefois, en dehors de cette tempête politique et en dépit de toutes les imperfections de la chaîne, attaquer AJ signifie faire taire une jeune génération qui questionne la situation dans la région. Les principales sources d’information de cette génération ne sont plus les médias traditionnels, mais un journalisme concis, critique et qui va droit au but, c’est-à-dire des médias contre-hégémoniques.
Les gens continuent de croire que ce type de journalisme peut apporter des changements par le bas et créer une conscience collective. Alors que la lutte de pouvoir relative au discours et à la rhétorique se poursuit, la question principale est de savoir comment les communautés transnationales – que leur source d’information soit Al Jazeera, Sky Arabia ou le New York Times – utiliseront leurs connaissances et leur conscience afin de définir le récit pour les générations futures.
- Taner Dogan est consultant sénior chez TRT World, doctorant-chercheur à la City, Université de Londres, et membre de Chatham House et de l’International Studies Association. Sa thèse de Master portait sur le rôle d’Al Jazeera dans la mobilisation de la « rue arabe » lors de la révolution égyptienne en 2011, une étude qu’il a menée à la fois au Qatar et en Égypte. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @tnrdgn.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Un manifestant anti-gouvernement égyptien dort sur le trottoir en dessous de graffitis indiquant « Al Jazeera » et « Facebook » sur la place Tahrir, au Caire, le 7 février 2011, au 14e jour de manifestations appelant à renverser le président Hosni Moubarak (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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