Tunisie : Youssef Chahed renforce son camp par un remaniement ministériel
TUNIS – L’été n’a pas été de tout repos pour Youssef Chahed. Remise en question de sa campagne anticorruption, manifestations et sit-in dans le secteur pétrolier ou encore chute libre du dinar : le jeune Premier ministre (42 ans) a dû gérer plusieurs crises. Et c’est avec un remaniement ministériel qu’il commence la rentrée, alors même que les enjeux économiques, politiques et sociaux des mois à venir risquent de fragiliser sa popularité croissante.
Son nouveau gouvernement, annoncé ce mercredi 6 septembre, renforce son cercle de fidèles tout en préservant les équilibres politiques nécessaires à la bonne entente entre les partis.
Youssef Chahed, qui avait répondu aux pressions populaires et politiques en limogeant en mai le ministre de l’Éducation, le remplace par Hatem Ben Salem, un ancien ministre de… Ben Ali. Le ministre des Transports est quant à lui remplacé par Radhouane Ayara, ancien secrétaire d’État chargé de l’immigration au ministère des Affaires étrangères dans le premier gouvernement de Chahed. Radhouane Ayara a également, dans le passé, été lié à Ben Ali, puisqu’il a occupé les fonctions de secrétaire général du parti du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) en Allemagne.
À LIRE : INTERVIEW - Michaël Ayari : « Le système tunisien n'a pas changé depuis Ben Ali »
Le Premier ministre a également changé deux ministères régaliens, ceux de la Défense et de l’Intérieur. Abdelkarim Zibdi, déjà ministre de la Défense sous la Troïka (gouvernement de coalition entre 2011 et 2014), qui s’était vu proposer plusieurs fois le poste de Premier ministre, et Lotfi Brahem, un colonel major, sont les nouveaux nommés.
Au ministère du Développement et de l’Investissement, après la disgrâce du pourtant favori Fadhel Abdelkefi, poursuivi en justice pour une affaire de transfert illégal de devises remontant à 2007 par la douane tunisienne, Youssef Chahed a promu un Nahdhaoui, Zied Ladhari, actuellement ministre de l’Industrie et du Commerce.
« Malgré les pressions auxquelles il a dû faire face, Youssef Chahed a conservé un certain équilibre entre les partis »
- Zied Kriechen, rédacteur en chef du quotidien arabophone Le Maghreb
Aux Finances, il s’est entouré d’un proche, son conseiller de cabinet Ridha Chalghoum, auparavant conseiller économique de la Présidence de Béji Caïd Essebsi, aussi ministre des Finances sous Ben Ali un an avant la révolution.
Taoufik Rajhi, un autre proche de Chahed, ministre conseiller, devient ministre auprès du chef du gouvernement et chargé des grandes réformes. Tout en continuant sur sa lancée pour rapprocher les fidèles, il a enfin promu Mabrouk Korchid, qui de secrétaire d’État devient ministre des Domaines de l’État.
Chafik Jarraya auditionné par la justice le 12 septembre
Ce remaniement consensuel montre toutefois la volonté de Youssef Chahed de s’affirmer en tant que Premier ministre face aux velléités partisanes.
« Si on regarde les CV des nouveaux ministres, le choix s’est réellement fait au regard des compétences de chacun. On sent que malgré les pressions auxquelles il a dû faire face, Youssef Chahed a conservé un certain équilibre entre les partis : les ministres Nidaa Tounes sont restés Nidaa, tout comme les ministres Ennahdha. Quant au parti Afek Tounes [socio-libéraux], il est aussi toujours présent », analyse pour Middle East Eye, Zied Kriechen, le rédacteur en chef du quotidien arabophone Le Maghreb.
Youssef Chahed a pourtant fait l’objet de nombreuses pressions et tiraillements au sein de son propre parti durant tout l’été. Depuis l’histoire des écoutes de Hafedh Essebsi, leader de Nidaa Tounes, il est de notoriété publique que le fils du président n’apprécie pas le Premier ministre.
À LIRE : Tunisie : sous la lutte anticorruption, les intrigues politiques
En août, si un proche de Chahed affirmait à MEE que la politique anticorruption lancée en mai par le Premier ministre était soutenue de front par toutes les tendances politiques, en coulisses, en particulier dans les administrations, il a clairement été reproché au Premier ministre de se servir de cette opération mains propres pour « régler des comptes politiques » et d’avoir laissé la campagne s’essouffler.
Dans les faits, le mandat de dépôt émis fin août contre la plus médiatique des personnalités arrêtées, l’homme d’affaires Chafik Jarraya, et l’arrestation d’une dizaine de personnes dans une affaire de malversation liée à la municipalité de La Marsa montrent que la campagne se poursuit. Et au cabinet du Premier ministre, on promet que les arrestations continueront.
Chafik Jarraya va être d’ailleurs auditionné par la justice le 12 septembre prochain.
« Il s’est entouré de ses lieutenants les plus fidèles et a en partie gagné une première bataille politique où il était clairement isolé »
- Mehdi Kattou, auteur du livre Chronique d’une révolution avortée
Le Premier ministre a déclaré à ce sujet dans une interview accordée au mensuel Leaders : « L’opinion publique se focalise sur l’arrestation de figures connues, mais le flux des arrestations et des traductions devant la justice se poursuit intensivement. Sur l’année, il y a du palpable, médiatisé, et du moins palpable. Nous persévérons en créant un processus et en l’institutionnalisant. Si chaque ministre et secrétaire d’État débusquait une affaire de malversation par mois, nous n’en sortirions pas plus mal. »
Le remaniement de septembre renforce aussi Youssef Chahed dans sa politique anticorruption. « Il l’a dit, c’est un gouvernement de guerre qu’il a formé car il est attendu sur tous les fronts et surtout celui de la lutte anticorruption », ajoute Zied Kriechen.
Pour Mehdi Kattou, journaliste politique à la radio Express FM et auteur du livre Chronique d’une révolution avortée, le message politique de Chahed est très clair : « Il s’est entouré de ses lieutenants les plus fidèles et a en partie gagné une première bataille politique où il était clairement isolé. »
Le soutien de Béji Caïd Essebsi
Pendant le mois d’août, alors que les indicateurs économiques étaient au plus bas, le leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi avait explicitement affirmé dans une interview télévisée que le Premier ministre ne se présenterait pas en tant que candidat à l’élection présidentielle, une intimidation perçue comme une manière de montrer à Youssef Chahed que les partis majoritaires avaient toujours leur mot à dire sur ses actions.
Dans son camp, le Premier ministre a pour le moment l’appui du président de la République, qui lui témoigne de plus en plus publiquement son soutien. Affaibli par une loi de réconciliation impopulaire, Béji Caïd Essebsi, joue lui aussi depuis l'été une carte politique : il a notamment évoqué la possibilité de supprimer les circulaires interdisant aux Tunisiennes de se marier à des non-musulmans et d'établir une égalité d'héritage entre hommes et femmes – aujourd'hui l'homme reçoit deux parts, la femme une seule.
Il s’est entretenu officiellement avec lui au Palais de Carthage avant le remaniement. Il l’a aussi qualifié de « jeune, ambitieux et compétent » dans une interview accordée au journal La Presse et au journal arabophone Assahafa, ajoutant à propos du nouveau gouvernement, « ce gouvernement ou un autre doit se donner pour objectif de faire sortir la Tunisie de la crise dans laquelle elle se trouve. Le prochain remaniement pourrait constituer le dernier espoir pour remettre les pendules à l’heure et éviter tout comportement aventurier. Pour notre part, nous soutenons le processus de formation d’un gouvernement qui aura la capacité de l’action, et qui sera appuyé par l’ensemble du paysage politique ».
Le président a aussi profité de cet entretien pour malmener les instances indépendantes créées après la révolution, à ses yeux trop influentes, et envoyer quelques piques au parti islamiste Ennahdha, affirmant que ce n'est pas « un parti civil ».
À LIRE : Tunisie : jusqu'où ira l'alliance Ennahdha-Nidaa Tounes ?
Le rapprochement entre Youssef Chahed et le président de la République traduit un glissement avec les partis politiques. « Il a préféré négocier avec lui avant de négocier avec les diktats des partis », commente Zied Kriechen.
La centrale syndicale de l’UGTT, a elle aussi joué un rôle important dans le remaniement en appuyant des candidatures de compétence plutôt que des placements à des postes en vue de tractations politiques. L’arrivée de Khaled Khaddour au ministère de l’Énergie et des Mines en est un exemple. L’homme était directeur général de la société italo-tunisienne d’exploitation pétrolière depuis près de dix ans. Plusieurs représentants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) se sont exprimés avant le remaniement dans les médias en insistant sur les réformes nécessaires de certains ministères comme celui de l’Éducation et des Finances.
Après les critiques de l’été, Youssef Chahed semble donc avoir retrouvé sa place au sein de la scène politique mais les défis qui l’attendent sont nombreux : la réforme de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) et la nouvelle loi des finances sont les priorités de la rentrée. Suivront les réformes de la feuille de route élaborée jusqu’à 2020 : la réforme fiscale, la refonte de la fonction publique, l’assainissement des entreprises publiques et la relance économique.
Le Premier ministre doit également convoquer une session extraordinaire à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Sans compter l’échéance des élections municipales toujours prévues pour le mois de décembre, malgré les réclamations de certains politiques pour les reporter.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].