L’Irak après Daech ou l’ère de la vengeance tous azimuts
Le 9 juillet 2017, au commencement d’un été suffocant, le Premier ministre Haïdar al-Abadi annonçait la fin des opérations militaires à Mossoul, la deuxième plus importante ville d’Irak. Deux mois plus tard, le 31 août, était proclamé le « triomphe » des troupes irakiennes contre le groupe État islamique dans l’enclave septentrionale de Tal Afar, présenté à son tour comme la pierre angulaire d’un « retour à la nation ».
À en croire le narratif officiel, la remise en état de ces territoires libérés devrait rapidement débuter et le sort de milliers de civils, notamment arabes sunnites, revenir à la normale. Or, la « libération » des zones passées pendant plusieurs années sous l’emprise djihadiste a d’évidence un goût très amer. Le legs laissé derrière elle par l’organisation terroriste semble en effet insurmontable par sa violence ; les pertes humaines et dévastations matérielles sont, elles, sans précédent. D’une rare férocité, les frappes aériennes et combats ayant opposé les différentes parties belligérantes ont défiguré la cité millénaire de Mossoul et de nombreuses autres zones, faisant du rétablissement de la paix sociale un enjeu particulièrement délicat.
Ces actes sont le résultat d’un âpre désir de vengeance chez ceux qui les perpètrent, le produit d’un revanchisme tragiquement appelé à perdurer et à nourrir les interminables cycles violents qui ravagent l’Irak depuis environ quinze ans
Ajoutons que les derniers développements concernant la tenue d’un référendum sur l’indépendance par la région autonome kurde pourrait avoir des conséquences elles aussi désastreuses, en particulier dans des territoires contestés tel Kirkouk, que plusieurs communautés se disputent, et où la situation peu enviable des Arabes sunnites a nourri, depuis la vague de manifestations de 2012-2013, la résilience du phénomène djihadiste.
Dans la majeure partie des cas, les « libérateurs » – soldats irakiens, Unités de mobilisation populaire (Hachd al-chaabi) et forces kurdes – ont montré un visage souvent moins amène que celui décrit par les autorités. Les scandales se sont multipliés depuis l’année 2016, relatifs aux représailles subies par les populations arabes sunnites en particulier, mais pas exclusivement.
Entre représailles et divisions
Ces actes sont le résultat d’un âpre désir de vengeance chez ceux qui les perpètrent, le produit d’un revanchisme tragiquement appelé à perdurer et à nourrir les interminables cycles violents qui ravagent l’Irak depuis environ quinze ans.
À Tal Afar, les sunnites, y compris turkmènes, ne sont pas sans redouter la vindicte des miliciens chiites présents autour de leur ville depuis de longs mois. Il faut reconnaître, de ce point de vue, que les tortures, exécutions extrajudiciaires et autres exactions se sont généralisées avec le processus de reconquête irakienne, témoignant d’une extrême polarisation des représentations réciproques. La distinction n’est ainsi guère faite entre djihadistes et simples civils sunnites, ces derniers se voyant systématiquement tenus responsables des faits d’armes de leurs coreligionnaires et pris pour cibles.
Toutefois, la violence intercommunautaire ne peut entièrement rendre compte de l’épaisseur des logiques du conflit à l’œuvre. Ces représailles sont en effet étendues, protéiformes, et ne peuvent être réduites à l’unique clivage sunnites-chiites. Elles déchirent chacune des « communautés » en reflétant la densification à la fois complexe et continue des dynamiques d’affrontement.
La séquence jihadiste aura eu de lourdes répercussions pour les Arabes sunnites, aujourd’hui plus divisés encore que dans le passé. L’hyper-fragmentation de cette composante reflète bien l’implosion nationale qui s’est produite en Irak après 2003 et l’invasion américaine. Il suffit de s’intéresser à la pluralité des représentations intra-sunnites pour se faire une idée claire de cet éclatement et de la confusion qui règne tous azimuts.
La violence intercommunautaire ne peut entièrement rendre compte de l’épaisseur des logiques du conflit à l’œuvre. Ces représailles sont en effet étendues, protéiformes, et ne peuvent être réduites à l’unique clivage sunnites-chiites
Tout en concédant leurs souffrances sous le joug jihadiste, certains sunnites continuent, par exemple, de reconnaître la validité du projet idéologique que l’État islamique, mouvement militant transnational, a tenté d’asseoir au cours de ses trois années de pouvoir.
Depuis les camps de déplacés où ils s’entassent depuis des mois, de jeunes Arabes sunnites se remémorent l’influence que certains émirs djihadistes ont exercée sur eux, leur admiration pour leur savoir religieux. Ils en viennent parfois à se demander si vivre sous le règne du « califat » n’était finalement pas préférable à la survie sous celui des milices liées à Bagdad et Téhéran, ou aux velléités kurdes contre l’État central qui les placent, de facto, dans une position d’incertitude et d’extrême vulnérabilité.
Le poids des rancœurs
Pour certains témoins de cette période à peine révolue, l’État islamique était trop brutal et ses membres souvent corrompus, mais l’objectif de restauration d’une moralité et de la foi représentait chez certains sunnites irakiens un objectif valide et honorable. D’autres récits quant à la « parenthèse » djihadiste sont, cependant, bien moins charitables. Ils soulignent qu’en juin 2014, les sunnites n’ont pas tous accueilli les combattants à bras ouverts comme le voudrait la légende grossière, et que le conservatisme religieux et le traditionalisme d’une ville telle Mossoul ne se sont qu’en partie prêtés à l’entreprise révolutionnaire du groupe.
Une fois la promesse de justice passée par pertes et profits, le « califat » a tourné au cauchemar pour les habitants des provinces conquises, un cauchemar à ciel ouvert tissé de privations, d’atrocités à large échelle (décapitations, crucifixions, amputations, noyades), de mise en esclavage et viols des femmes, originaires de toutes les communautés, d’exécutions et autres abominations que les victimes ont encore le plus grand mal à évoquer. Toute transgression était sanctionnée par la police des mœurs, la fameuse hisba, sur fond de captation des ressources et richesses par l’élite djihadiste, sans souci de redistribution.
Aujourd’hui, la rancœur est immense parmi ces hommes et ces femmes qui, dans bien des cas, avaient cru aux engagements djihadistes. Beaucoup rejettent tout retour de ces fous de Dieu et de la tyrannie politico-religieuse qu’ils mirent en place. Dans le même temps, le ressentiment va au-delà de la présence physique des combattants et déchire la société sunnite au sens plus large.
La violence est quotidienne dans les gouvernorats et villes « libres », et les vendettas particulièrement sauvages à l’intérieur de cette communauté. Les règlements de comptes sont devenus monnaie courante dans des provinces comme al-Anbar, où l’État islamique conserve des fiefs, Ninive ou Salah ad-Din, de même que les attaques revendiquées par des djihadistes retombés dans la clandestinité et qui tendent à se venger de tous ceux qui ont collaboré avec la coalition et les forces irakiennes. Au début du mois de septembre, sept civils sunnites ont ainsi été tués dans la région d’al-Qaïm, dans le grand ouest, du fait de leur coopération présumée avec les services de sécurité. Les incidents sont par ailleurs très fréquents à Falloujah, Ramadi, Tikrit et dans bien d’autres localités.
Tous victimes et bourreaux ?
Le tissu tribal a sans doute été le plus touché par l’ascension puis le déclin de l’État islamique. Tandis que certaines tribus et clans sunnites se sont très tôt ralliés aux djihadistes, d’autres les ont au contraire rejetés de manière précoce, dès leur arrivée en 2014, au prix souvent de leur survie même. Le cas des Albou Nimr, dont les hommes ont été assassinés par centaines, reste l’un des plus emblématiques de la brutalité par laquelle l’État islamique a instrumentalisé les divisions tribales pour conquérir et procéder à l’élimination de ses concurrents et adversaires locaux.
Le cas des Albou Nimr, dont les hommes ont été assassinés par centaines, reste l’un des plus emblématiques de la brutalité par laquelle l’État islamique a instrumentalisé les divisions tribales pour conquérir et procéder à l’élimination de ses concurrents et adversaires locaux
L’amertume des Irakiens qui ont vu leurs frères, cousins et fils assassinés façonne une posture vengeresse dans le temps long, visant tant le gouvernement central et les autorités provinciales, honnis ou accusés de les avoir abandonnés, que les djihadistes et leurs complices parmi les tribus rivales ou au sein de la société civile.
Attachés à leur honneur ainsi qu’à sa préservation, ces tribaux voudront nécessairement obtenir rétribution et justice, et n’hésiteront pas à s’en prendre aux clans qui s’étaient associés aux djihadistes contre eux. Cette vengeance prolongera, comme par le passé, la temporalité du conflit. Un rapport d’Amnesty International cite l’exemple de la tribu sunnite des Sabawi, dont les hommes ont mené de violentes représailles contre un clan d’un village repris à l’État islamique.
En somme, la multiplicité des victimes et des bourreaux en Irak rend difficile l’analyse de la violence, plus opaque une époque après l’autre. Elle fait surtout de la vengeance une manière d’être, un quasi mode de subsistance au quotidien.
L’État irakien, qui doit naturellement se soucier de la refondation d’un contrat social dans un pays en ruines, est lui-même un acteur de cette violence, une faction armée à l’instar des protagonistes paramilitaires agissant en dehors de sa sphère d’influence. Dans pareilles circonstances, la direction prise par les sunnites sera d’une importance déterminante pour l’avenir de l’Irak et sa faculté à se reconstituer en nation, même a minima.
- Myriam Benraad est professeure assistante en science politique à l’Université de Leiden (Pays-Bas), spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient. Elle est l’auteure, entre autres publications, d’Irak, la revanche de l’Histoire. De l’occupation étrangère à l’État islamique (Vendémiaire, 2015) et d’Irak, de Babylone à l’État islamique. Idées reçues sur une nation complexe (Le Cavalier Bleu, 2015).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Irakiens passent devant la grande mosquée al-Nouri, détruite lors des combats opposant le groupe État islamique aux forces irakiennes dans la vieille ville de Mossoul, lors de leur fuite le 5 juillet 2017 (AFP).
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