Tunisie : inquiétudes pour la transition démocratique après le report des élections municipales
TUNIS – Le jour où le président de la République devait appeler les Tunisiens à aller voter et lancer officiellement la campagne des élections municipales, l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) a dû annoncer, après concertation avec les partis politiques, le report des élections prévues le 17 décembre, au mois de mars 2018.
Le président aurait dû, sinon, publier le 17 septembre, soit 90 jours avant les élections, un décret au journal officiel signalant le début de la période électorale. Il ne l’a pas fait. Alors que l’ISIE avait, à plusieurs reprises, exprimé la nécessité de maintenir les élections au mois de décembre, les pressions partisanes ont retourné la situation.
Pour les membres de la société civile déjà mobilisés sur le passage en force de la loi dite de « réconciliation » à l’assemblée, ce report est un nouveau coup à la transition démocratique.
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Après une réunion dans l’après-midi, dans un hôtel de Gammarth (banlieue-Nord de Tunis), entre les membres de l’ISIE et les décideurs politiques sur la nécessité ou non de fixer une autre date pour les élections municipales, l’ISIE a annoncé à l’issue d’une conférence de presse, le report des élections.
« La majorité des participants était pour le report des élections municipales », a déclaré Anouar ben Hassen, président par intérim de l’ISIE.
« Le report des élections après la clôture de la campagne d'inscription et juste avant l'ouverture des candidatures, reflète – abstraction faite du vote de la loi sur la réconciliation – une crise dans le pilotage du processus électoral, voire du processus démocratique » a déclaré Chafik Sarsar à Middle East Eye.
Ancien président de l’Instance, il avait démissionné en mai dernier en expliquant que l’ISIE subissait « des pressions » et que certains partis politiques « avaient intérêt à ce que les élections ne se déroulent pas en décembre prochain », dans une interview exclusive à MEE.
C’est désormais chose faite.
Il y a d’abord eu, début septembre, l’appel de huit partis politiques tels que Machrou Tounes (socio-libéral), Afek Tounes (socio-libéral) ou encore le nouveau parti de l’ancien Premier ministre Mehdi Jomaa al-Badil Tounsi (L’alternative tunisienne) à reporter les élections municipales.
Puis, les tractations du parti Ennahdha et Nidaa Tounes, qui ne se sont pas mis d’accord sur les membres devant remplacer les démissionnaires de l’ISIE. Et enfin les propos de Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste, dimanche 17 décembre, sur la radio Jawahra FM, annonçant le report du scrutin.
Pour certains observateurs, ONG, et membres de l’opposition, ce report symbolise encore une fois la mainmise des partis politiques sur les instances indépendantes
Pour certains observateurs, ONG, et membres de l’opposition, ce report symbolise encore une fois la mainmise des partis politiques sur les instances indépendantes.
« Je pense qu'on ne parle plus d'une simple pression des partis politiques, mais de certaines démarches officielles, et d'une consolidation d'un accord pour le report des élections. Les raisons de ce report sont évidentes et elles tournent autour du degré de préparation des partis politiques », ajoute Chafik Sarsar.
« Nidaa Tounes n’est pas prêt pour les élections et Ennahdha, qui pensait pouvoir les gagner, a finalement cédé. J’ai bien peur que les élections n’aient même pas lieu en mars. C’est très difficile de faire confiance au processus après ce qu’il vient de se passer », confie à MEE Ghazi Chaouachi, président du parti du Courant démocrate (parti de gauche), en faveur du maintien des élections en décembre 2017.
Une histoire de quorum
Khawla ben Aicha, députée de Machrou Tounes, atteste que la date de décembre ne faisait pas consensus « depuis mars 2016 », date à laquelle les partis avaient été consultés pour la première fois. « Les 86 nouvelles municipalités créées n'ont pas encore de bâtiment ! Nous attendons encore un projet de loi sur les gouverneurs qui doit compléter le projet de loi des collectivités locales. Par conséquent, de nombreuses conditions ne sont pas encore remplies pour le maintien de la date de décembre », défend-elle.
En effet, pendant la réunion entre les politiques et l’ISIE, retransmise en live sur la page Facebook de l’Instance, certains politiques ont même exprimé leur volonté de ne pas fixer une date.
D’autres ne voulaient pas de date sans garantie que l’assemblée discute du code des collectivités locales, par exemple, comme Zouhair Maghzougi, secrétaire général du Mouvement du peuple (gauche socialiste et nationaliste).
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Rached Ghannouchi a quant à lui déclaré dans un communiqué publié le lundi 18 septembre que « reporter les municipales à une date indéterminée transmettrait un message négatif au monde ».
Alors que le 7 septembre, Nabil Baffoun membre de l’Instance, affirmait que l’ISIE était tout à fait prête à tenir des élections dans les délais fixés, le 12 septembre, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) annonçait que le remplacement des membres de l’ISIE serait fixé à une date ultérieure.
Le quorum de députés n’était pas acquis, et le lendemain, la loi dite « de réconciliation » (prévoyant l’amnistie des fonctionnaires accusés d’être impliqués dans des faits de corruption administrative en échange d’un remboursement) passait en premier dans l’ordre des priorités de l’assemblée, bien que les délais pour l’ISIE soient urgents.
« Nous regrettons que l’ISIE ait cédé à la pression des partis politiques qui ont tout fait pour retarder le vote en ne fournissant pas le quorum la semaine dernière », argumente Lamine Ben Ghazi, chargé de projet à Marsad Majles, qui observe les travaux du parlement. « À Al Bawsala [ONG de transparence pour la démocratie], nous avons compté les députés qui ont fait des allées et venues pendant la journée de la séance et il y en avait 151. Le quorum aurait donc pu être rempli s’ils étaient tous restés en plénière au moment du comptage. »
Certains députés comme le président du bloc parlementaire d’Ennahdha, Nourredine Bhiri, avait d’ailleurs exprimé ses craintes que l’absence d’accord sur les postes vacants de l’ISIE soient utilisés comme prétexte pour reporter les élections.
« Quand la loi de réconciliation est passée, il est vrai que nous avons pensé à un accord entre Ennahdha et Nidaa Tounes. Ennahdha cédant sur la loi pour pouvoir maintenir les élections en décembre. Mais maintenant c’est totalement différent, et on a du mal à savoir ce qu’il s’est passé » ajoute Lamine.
Les jeux de pouvoir de Nidaa Tounes
Pour Ridha Chennoufi, professeur en philosophie politique, la mainmise de Nidaa Tounes et du président de la République sur le cours des choses est désormais avéré.
« Nidaa Tounes n’est clairement pas prêt pour les élections et Béji Caïd Essebsi a très bien manœuvré. Alors que du côté d’Ennahdha, nous avons la preuve de certains problèmes entre les bases et le leadership à travers ces contradictions », relève-t-il.
Pour les tenants de la société civile, l’enjeu est d’assumer le report et de s’organiser au mieux pour encourager les électeurs à aller voter. « Nous allons tout faire pour les municipales aient lieu en même temps que les régionales afin aussi que le processus de décentralisation ait plus de cohérence », promet Lamine ben Ghazi.
Pour les jeunes du mouvement Manich Msamah (Je ne pardonne pas), qui ont manifesté à Tunis samedi contre le passage de la loi d’amnistie, la question des élections ne doit pas faire oublier le recours contre la loi de réconciliation
Autre raison du report des élections : l’absence de vote du nouveau code des collectivités locales, nécessaire aussi pour les pouvoirs dédiés aux municipalités. Pour l’instant neuf articles sur quinze ont été approuvés en commission. Il faut encore que le texte passe en plénière.
Pour les jeunes du mouvement Manich Msamah (Je ne pardonne pas), qui ont manifesté à Tunis samedi contre le passage de la loi d’amnistie, la question des élections ne doit pas faire oublier le recours contre la loi de réconciliation.
« Notre but, c’est de mobiliser la rue pour faire pression pour que le recours qui porte sur l’inconstitutionnalité de la loi ne fasse pas l’objet de pressions politiques aussi », déclare Samar Tlili, membre du mouvement.
Elle ajoute qu’au sein de Manich Msamah, les courants divergent sur les élections, une cause qui crée moins d’adhésion. « Il y a ceux qui sont contre le processus des élections, car pour eux, cela voudrait dire que nous ne sommes plus dans le processus révolutionnaire – et il y a des révolutionnaires au sein de Manich Msamah. Et ceux qui veulent se mobiliser comme force de proposition pour les élections. Donc pour le moment, il y a trop de divergences », explique-t-elle en ajoutant que leur but est de convaincre les 24 gouvernorats de se mobiliser contre la loi de réconciliation.
« Il en reste quatre à convaincre mais, par exemple, à Monastir, le bastion de Bourguiba et de Nidaa Tounes, de nombreux jeunes ont manifesté jeudi dernier. À Zarzis, nous avons aussi des jeunes apolitiques ou qui n’avaient jamais milité avec nous avant, qui nous ont appelés pour manifester au nom de Manich Msamah. La mobilisation est en train de se structurer », affirme-t-elle.
L’Assemblée des représentants du peuple doit se réunir demain et fixer une plénière mercredi pour voter la nomination des postes vacants de l’ISIE et donner à l’Instance un nouveau Président.
Il y a 5,7 millions d’inscrits sur les listes électorales en Tunisie et le pays compte 208 partis politiques. La dernière fois que des élections avaient été reportées remonte à la révolution : les premières élections législatives démocratiques du pays avaient été repoussées de juillet 2011 à octobre 2011.
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