Les Émirats arabe unis et la Corée du Nord liés par un programme secret de missiles balistiques
Les Émirats arabes unis (EAU) ont réussi, pendant presque 30 ans, à garder un programme de missiles balistiques secret avec la complicité des Nord-Coréens et parfois même celle des Américains.
C’est ce que révèlent des informations diffusées dans les câbles diplomatiques américains obtenus par WikiLeaks en 2010 et jusqu’ici passés plus ou moins inaperçues.
En août 1991, le National Intelligence Estimate 5-91C, document top secret sur l’état du monde vu par la CIA, remis chaque mois par le directeur du renseignement national (DNI) au président américain, révèle que la première commande remonte à 1988.
Les EAU commandent alors leur premier lot de missiles Hwasong 5, une copie à l’identique du Scud B, plus précisément, entre 18 et 24 missiles et véhicules lanceurs.
Noyée dans la masse d’informations, une carte montrant la dispersion balistique au Moyen-Orient pointe de manière directe Dubaï comme épicentre émirati d’une présence de missiles de longue portée.
Il semble tout de même que l’information avait circulé sous le manteau et dans la presse, puisque certains ouvrages sur la prolifération de missiles la mentionnent et évoquent une étrange réponse des autorités émiraties. Ces dernières prétendaient avoir « regretté » leur achat et affirmaient avoir mis au rebut la cargaison de missiles reçus.
Une deuxième commande aurait été passée en 1999. Mettant à mal l’excuse des missiles mis au rebut, les Émirats auraient reçu un second lot de missiles, cette fois des Hwasong 6, Scud C, d’une portée plus importante, mettant à portée de missile une grande partie du sud iranien.
En 2004, le sous-secrétaire d’État américain pour les affaires militaires, Lincoln Bloomfield, fera de multiples propositions pour dissuader Abou Dabi de poursuivre son programme
Là encore, ce sont les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks qui mettent à jour les tentatives de Washington de ramener à la raison les EAU alors qu’ils négociaient un énorme accord de chasseurs F16 pour l’équivalent de 6 milliards de dollars (5 milliards d’euros)100.
Ces câbles couvrent les voyages du sous-secrétaire d’État américain pour les affaires militaires, Lincoln Bloomfield.
Pendant l’année 2004, il fera de multiples propositions pour dissuader Abou Dabi de poursuivre son programme de missiles balistiques, d’autant qu’à cette période, Dubaï était en train de devenir un véritable hub pour la dissémination nucléaire à travers le réseau du père de la bombe pakistanaise, Abdul Qadeer Khan.
Grâce à la carte originale publiée par les services secrets américains, il est possible de déduire que la base de missiles émiratie se trouve en banlieue de Dubaï, aux abords de la base aérienne d’Al Minhad (5), une base aérienne utilisée de 1990 à nos jours par de nombreux pays comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Canada et les États-Unis.
Sur les images satellites commerciales, il est très facile de constater que la base de missiles n’a jamais été abandonnée – du moins entre 2000 et 2017 – et qu’elle a subi différentes extensions, dont le rajout de bunkers et de pas de lancements ce qui prouve que ce programme est toujours en marche.
Des indices laissent enfin penser que la coopération entre Pyongyang et Abou Dabi dans le domaine de la prolifération des missiles balistiques s’est poursuivie au moins jusqu’en 2014, date à laquelle, une société de Dubaï nommée Al Mutlaq Technology aurait, pour le compte de son gouvernement, acquis pour 100 millions de dollars (84 millions d’euros) d’armements de la Korean Ministery of Mining Developement Trading Corporation (KOMID) en charge des exportations militaires nord-coréennes.
Molles protestations américaines
Premier problème, les EAU violent ainsi depuis presque 30 ans le Régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR). Cet accord multilatéral de contrôle des exportations, créé en 1987 par l’Allemagne de l’Ouest, le Canada, la France, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni et les États-Unis, visait à limiter la prolifération des armes de destruction massive en contrôlant les transferts des missiles pouvant servir de vecteur pour ces armes.
Le MTCR est né de la crise des missiles atomiques de courte portée américains et soviétiques installés autour de l’Allemagne en 1983 et qui menaçaient de détruire l’Europe centrale.
Ce régime, qui fêtera en 2018 ses 30 ans, interdit l’exportation de missiles ou autres engins volants non habités, pouvant transporter une charge de 500 kilos sur 300 km ou plus.
Cette interdiction a été étendue à l’ensemble des missiles de plus de 300 km de portée. En 1888 donc, la portée du Scud B flirtait déjà avec les limites tolérées – la masse de sa charge conventionnelle étant plus importante que les 500 kilos tolérés.
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Deuxième problème : ce programme secret viole aussi un bon nombre de résolutions des Nations unies, dont la résolution 1718 du Conseil de sécurité, qui impose une interdiction sur l'importation et l'exportation de chars, de véhicules blindés, de systèmes d'artillerie de gros calibre, d'avions de combat, d'hélicoptères d'attaque, de navires de guerre, de missiles ou de systèmes pour les missiles.
Cette résolution avait été adoptée à l’unanimité des membres du Conseil de sécurité, quelques jours avant… le premier essai nucléaire nord-coréen en 2006.
À la même période, selon les câbles diplomatiques, un représentant du KOMID avait eu l’occasion de visiter les EAU et une délégation émiratie s’était rendue en Corée du Nord, malgré de molles protestations américaines en coulisses.
Mais ce programme de missiles balistiques, ne constitue pas l’unique violation du régime MTCR par les Émirats arabes unis. Si le nombre de missiles dérivés du Scud est estimé à une petite cinquantaine, avec peut-être une livraison de Hwasong 7 d’une une portée de 1 000 km, les EAU ont officiellement acquis en 1997 600 exemplaires du missile de croisière franco-britannique Scalp-EG, renommé Black Shaheen pour l’occasion, capable de frapper des cibles avec une haute précision à 500 km à partir d’avions bombardiers.
« Ces violations démontrent la politique partiale de Washington envers ses alliés du Golfe, à qui il est laissé plus de liberté qu’aux autres pays »
- Un diplomate européen
Aussi les Émirats se rendent coupables de violation du MTCR dans l’autre sens, en exportant une variante armée de leur drone United 40 à de nombreux pays, comme l’Égypte.
« Ces violations répétées dans la discrétion la plus absolue remettent en cause le régime MTCR et la crédibilité du Conseil de sécurité de l’ONU », relève un diplomate européen spécialisé dans les questions de défense, sollicité par Middle East Eye. « Elles démontrent la politique partiale de Washington envers ses alliés du Golfe, à qui il est laissé plus de liberté qu’aux autres pays, avec la complicité des médias dominants. »
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