Économie : la Tunisie menacée par le scénario grec
TUNIS – Le gouvernement tunisien a adopté jeudi 12 octobre un nouveau décret qui prévoit la création de bureaux de change sur l’ensemble du territoire national. C’est une action qui vise à « orienter les opérations de change effectuées illégalement, vers les canaux officiels et à soutenir l’effort national en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ».
Cette décision gouvernementale intervient dans un contexte où le pays se retrouve amputé d’une grande partie de ses recettes en devises en raison de la fuite des capitaux et de l’émancipation du marché de change parallèle, et ce, au moment où les autorités monétaires doivent faire face à une explosion des dépenses liées au déficit de la balance commerciale et au service de la dette.
La fuite de capitaux représente un problème systémique qui a perduré, aussi bien durant la dictature que durant la transition démocratique. C’est un des principaux facteurs qui ont freiné le développement de la Tunisie.
950 millions de dollars par an ont quitté la Tunisie via l’économie formelle
Au fil du temps, le flux de capitaux ayant quitté illicitement le pays représente un montant exorbitant qui aurait pu donner un tout autre visage à la Tunisie, en termes de qualité des infrastructures et des services publics.
Entre 1970 et 2010, la Tunisie a perdu la somme de 38,9 milliards de dollars (33 milliards d’euros) en fuite de capitaux, soit presque le double de sa dette publique (21,6 milliards de dollars en 2010).
C’est ce qu’a révélé le rapport « Capital Flight from North African Countries » du PERI, l’institut de recherche sur l’économie politique de l’Université du Massachussetts. Celui-ci évoque notamment le cas tunisien comme une « exception » dans la région, dans la mesure où durant le régime de Ben Ali, 33,9 milliards de dollars (28,7 milliards d’euros) ont quitté le pays, soit plus de 87 % de la fuite cumulée de capitaux enregistrée sur ces quatre décennies.
Selon le PERI, la fausse facturation des transactions commerciales internationales constitue l’un des principaux mécanismes de fuite de capitaux : cela se produit via la sous-facturation des exportations (en minimisant la quantité et les prix), dans le but de dissimuler les revenus réels et de maintenir la différence dans des comptes à l'étranger.
Autre procédé : la surfacturation des importations, qui permet aussi d'obtenir des devises supplémentaires auprès des autorités bancaires et de dissimuler la différence dans des comptes privés ou d'autres actifs.
Le montant de ces fausses facturations est estimé en comparant les statistiques d'importations et d'exportations déclarées par la Tunisie à celles de ses partenaires commerciaux. Par exemple, les importations tunisiennes en provenance de France sont comparées aux exportations de la France vers la Tunisie pour la même catégorie de produits ou de services.
Ben Guerdane, pôle commercial et place forte du réseau de change clandestin
Le rapport indique une certaine accélération de la fuite des capitaux durant l’année 1984. Pour l’expert en économie Jamel Aouididi, cette période correspond à la crise qui a secoué l’économie tunisienne avec une forte dévaluation du dinar ayant entrainé les émeutes du pain.
L’expert estime par ailleurs qu’il y a une forte corrélation entre la dévaluation monétaire et la fuite de capitaux : « Lorsqu’il y a une dévaluation, les gens cherchent à sauvegarder la valeur de leur argent en le transformant en devises. C’est ce qui se passe actuellement en Tunisie ».
Selon de récentes statistiques douanières, sur les 2,5 milliards de dinars (850 millions d’euros) de devises qui ont été déclarés aux frontières en 2016, uniquement 25 % ont intégré le système formel. Autrement dit, trois-quarts des devises qui entrent dans le pays échappent aux canaux officiels de la Banque centrale et finissent dans le réseau de change parallèle.
L’État se retrouve ainsi privé de ressources essentielles pour assurer ses approvisionnements et honorer ses engagements envers ses bailleurs de fonds, au moment où il en le plus besoin.
Il est difficile de parler de ce marché parallèle de devises sans évoquer Ben Guerdane. Au fil des années, cette ville s’est érigée en tant que carrefour central de l’économie transfrontalière, formant un pôle commercial et une place forte du réseau de change clandestin.
Avec plus de 200 cambistes qui ont pignon sur rue, Ben Guerdane est une véritable place financière. Leurs bureaux de change s’enchaînent sur une grande artère de la ville appelée « Wall Street ». Ils offrent des devises en quantité importante et des taux de change plus avantageux que ceux proposés par les bureaux de change formels.
75 % des devises déclarées aux frontières sont captés par le marché de change parallèle
Pour Hamza Meddeb, chercheur et expert dans l’économie politique des frontières, même si la ville de Ben Guerdane fait partie des régions déshéritées, elle a tout de même joué un rôle fondamental pour l’économie tunisienne.
« Ben Guerdane c’est une zone franche non légalisée. Elle s’inscrit sur ces routes commerçantes transnationales : de la Chine via Dubaï, d’Istanbul vers la Libye. La marchandise passe par Ben Guerdane et remonte vers la capitale en passant par le Sahel », explique-t-il. « C’est aussi une place financière, c’est là-bas que l’on collecte les devises pour financer la marchandise qui transite par cette zone. C’est Ben Guerdane qui assure le cash, elle a donc joué un rôle important dans le financement et l’approvisionnement de l’économie tunisienne ».
Le chercheur estime par ailleurs que la dichotomie entre le formel et l’informel n’est qu’une illusion : « toutes les banques sont représentées par des agences à Ben Guerdane, les cambistes y déposent une partie de leur argent. Cela veut dire que d’une manière ou d’une autre, l’argent passe du secteur informel au secteur formel bancaire ».
Paris en ligne
Si le marché de change parallèle a longtemps servi à financer le commerce parallèle, il a progressivement fini par affecter la capacité du secteur touristique à générer des devises. En effet, les zones frontalières sont en train d’accaparer une grande partie des devises détenues par les touristes maghrébins : le change s’effectue à Annaba pour les touristes algériens et à Ben Guerdane pour les touristes libyens.
On parle aujourd’hui de la notion de « tourisme parallèle », cela vient s’ajouter au circuit traditionnel d’évasion des capitaux hôteliers pour inhiber les effets de la reprise de la fréquentation touristique durant cette saison.
Le marché noir de devises est tout aussi présent dans la capitale que dans les grandes villes côtières. Il répond également à la demande la clientèle locale, spécialement celle qui tente de contourner les restrictions du circuit officiel pour se fournir en devises.
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Il a notamment jeté son dévolu sur le secteur des paris en ligne car le nombre de parieurs tunisiens a connu une croissance phénoménale ces dernières années.
Ceux-ci se sont orientés vers les sites de paris étrangers, et leur offre a complètement surpassé celle proposée par la structure de paris locale, le « Promosport », avec des cotes et des combinaisons beaucoup plus intéressantes et un éventail de sports plus large. C’est particulièrement le cas de « Planet Win 365 », le site le plus populaire auprès des parieurs tunisiens.
La vente de devises au marché noir sur Facebook
Pour répondre à cette demande quotidienne en devises, le réseau de change parallèle s’est organisé en grossistes et en détaillants. Certains d’entre eux ne se contentent plus du bouche-à-oreille, ils vont jusqu’à proposer leurs services sur les réseaux sociaux et sur les sites d’annonces.
L’effritement des organes de contrôle de l’État a constitué un terreau favorable à ce genre de pratiques
L’effritement des organes de contrôle de l’État a constitué un terreau favorable à ce genre de pratiques. Le rapport d’évaluation sur les mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, élaboré par le Groupe d’action financière (GAFI) et la Banque mondiale, a d’ailleurs mis en exergue la « faible efficacité » du dispositif mis en place par l’État tunisien.
Par ailleurs, les autorités publiques ont jusque-là fait preuve d’une forme de laisser-faire. C’est le cas de la Banque centrale, son gouverneur Chedly Ayari l’a publiquement reconnu en 2013 devant le parlement.
Idem pour le ministère des Finances et celui de la Justice : bien que les Tunisiens aient été choqués par la multiplication des scandales impliquant aussi bien les responsables politiques (Swiss Leaks, Panama Papers et Nessma Network) que les cadres sécuritaires, il n’y a pas eu de sanctions dissuasives qui ont été prononcées et aucune action d’envergure n’a été menée pour démanteler ces réseaux et protéger les finances publiques.
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Il y a notamment une absence manifeste de volonté politique pour renforcer la législation concernant le financement des partis politiques et pour interdire les transactions en cash au-delà de 5 000 dinars (1 700 euros).
Cette passivité se produit au moment où le pays traverse une grave crise de surendettement. C’est un facteur qui peut altérer la confiance des citoyens en leurs gouvernants, car il menace le principe d’équité.
D’autant plus que l’ampleur prise par le phénomène de fuite de devises participe à la dépréciation du dinar. Ainsi, elle fragilise davantage la capacité de l’État à rembourser sa dette. Une situation qui rapproche la Tunisie du scénario grec.
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