Les pêcheurs tunisiens en première ligne de la tragédie migratoire
ZARZIS, Tunisie – « Lorsque nous sortons en mer, nous avons peur de voir flotter des morts. » Tarek Ahmed, pêcheur de la ville côtière de Zarzis, au sud de la Tunisie, évoque les souvenirs saisissants des corps qu’il a trouvés, visage dans l’eau, flottant dans les eaux froides de la Méditerranée.
« Nous savons qu’il y a un cadavre, à cause de l'odeur »
- Salah Mecherek, pêcheur
« Nous savons qu’il y a un cadavre, à cause de l’odeur », explique Salah Mecherek, pêcheur, en inspectant depuis son bateau la mer, à la lueur jaune des lanternes utilisées lors d’une sortie de pêche nocturne.
« C’est indescriptible et terrifiant. On sent cette odeur de loin, même au large. »
Les autres membres de l’équipage jettent un regard sur l’eau. Tous les quinze ont vu au moins un cadavre flottant en mer.
Les naufrages de navires de migrants sont devenus habituels depuis plus de quinze ans, au fur et à mesure que la migration légale vers l’Europe devenait de plus en plus restrictive. Le problème a été exacerbé à Zarzis, près de la frontière libyenne, lorsque les révolutions arabes ont commencé. Depuis la guerre civile en Libye, qui ravage le pays depuis le début des manifestations contre Mouammar Kadhafi en février 2011, les gens fuient pour sauver leur peau dans l’espoir de vivre en sécurité ou de connaître meilleur destin.
Le pays est également devenu un centre pour la traite d’êtres humains en direction de l’Europe.
Le pêcheur de Zarzis peut témoigner du tribut humain payé par ce très rentable flot humain, dont les victimes s’échouent régulièrement sur les côtes tunisiennes.
« Si nous les trouvons ici, c’est parce qu’ils se sont perdus. Les trafiquants leur disent de se diriger en suivant les étoiles, mais l’aube a tôt fait d’arriver », dit Mecherek. « Parfois, nous les trouvons après une semaine en mer, sans eau ni nourriture. C’est tragique ».
Les pêcheurs savent ce qu’est un « homme à la mer ». Une fois à bord de leur navire, ils sont vulnérables et à la merci de la nature. La solidarité est indispensable à la survie de chacun.
Pour Anis Souï, secrétaire de l’Association des pêcheurs de Zarzis, c’est l’une des raisons pour lesquelles, malgré un diplôme d’architecte obtenu à l’université de Tunis, il est retourné à Zarzis et à son métier de pêcheur.
« Pendant plusieurs jours, vous vous retrouvez dans un environnement confiné, aux côtés de quelques personnes qui deviennent comme une famille. En mer, on oublie tout. Rien à voir avec la vie à terre », explique-t-il.
Sauvetage en mer
Les pêcheurs de cette petite ville sur la côte méditerranéenne, en particulier ceux qui pêchent le thon en haute mer, travaillent sur le même itinéraire de transit que les bateaux qui essaient d’atteindre depuis la Libye l’île sicilienne de Lampedusa. En conséquence, ils rencontrent souvent des bateaux en détresse, perdus en mer.
« Nous avons pris de nombreux risques pendant toutes ces années », explique Chamseddine Bourassine, président de l’Association des pêcheurs de Zarzis.
« Un jour, pendant une tempête, j’ai participé à un sauvetage en mer et un homme est passé par-dessus bord », raconte-t-il en évoquant un accident en 2015. « Je ne pouvais rien faire. Pas moyen de le trouver. Je n’oublierai jamais ce jour-là ».
Les conséquences de la révolution tunisienne de 2011 ont également contribué à l’afflux de réfugiés. Profitant du vide du pouvoir, un grand nombre de jeunes Tunisiens se sont embarqués vers l’Europe à la recherche d’une vie différente.
« Voici où j’ai enterré un petit garçon de 5 ans »
- Chamseddine Marzoug, volontaire au Croissant-Rouge
« Personne ne patrouillait dans les ports », déplore Souï. « Après un énième naufrage, nous avons essayé de bloquer nous-mêmes les départs. Nous sommes allés au port et avons essayé de convaincre les gens de ne pas vendre leurs bateaux à des passeurs », dit-il.
Le terme « harragas » (en arabe, brûleurs de ponts) est utilisé pour désigner les migrants africains qui tentent d’atteindre l’Europe clandestinement, qui ne peuvent plus faire machine arrière. Depuis 2014, plus de 600 000 harragas ont atteint l’Italie par voie maritime à partir de l’Afrique du Nord, tandis que quelques 12 000 sont morts en tentant de traverser la mer.
Le sauvetage en mer fut l’une des raisons qui ont amené les pêcheurs à monter une association.
« Avant 2011, on ne pouvait même pas imaginer en créer une. C’était impossible quand [l’ancien président] Ben Ali était au pouvoir », rappelle Souï, évoquant les 23 ans de répression de la liberté d’expression et d’association sous un règne autocratique.
« Mais lorsque nous avons créé l’association, nous avons tout de suite organisé dans les écoles des séances de formation et de sensibilisation au sauvetage », dit-il, en montrant les centaines de photos sur les murs de l’association. « Nous avons parlé aux enfants des cadavres que nous trouvons en mer et des risques encourus lors ce genre de migration ».
« Après le énième naufrage, nous avons essayé de bloquer nous-mêmes les départs »
-Anis Souï, secrétaire de l’Association des pêcheurs de Zarzis
Plus tard, en 2015, Médecins sans frontières (MSF) a ouvert un bureau à Zarzis. L’ONG a mis en place des « formations en gestion des corps et sauvetage en mer pour les pêcheurs, et leur a fourni gilets de sauvetage et sacs mortuaires », explique Sylvie Fagard-Sultan, responsable des opérations de santé mentale à MSF.
Avant que l’ONG n’entreprenne en 2016 ses missions de recherche et de sauvetage, ce sont les pêcheurs qui étaient « en première ligne », ajoute-t-elle.
Anouar, 27 ans, mécanicien du navire et également pêcheur, se souvient du jour où, en 2005, il fut enlevé par des milices libyennes avec l’équipage d’un navire de pêche.
« Ils nous ont tiré dessus de loin. Ils ont pris les bateaux et nous ont tous emmenés en prison. Ils nous ont battus et ont volé tout ce qu’il y avait : le moteur, les appareils techniques – tout », se souvient-il, juste avant de commencer la pêche de nuit.
« Ils nous ont tiré dessus de loin. Ils ont pris les bateaux et nous ont tous emmenés en prison »
- Anouar, mécanicien et pêcheur
Bourassine explique qu’au moins deux fois par an, des milices libyennes enlèvent des pêcheurs tunisiens et demandent une rançon en échange de leur liberté.
Enterrer les morts
Selon Mongi Slim, pharmacien et président du Croissant-Rouge dans le gouvernorat de Médenine, dont dépend la ville de Zarzis, des milliers de vies ont été sauvées par les pêcheurs et les gardes-côtes tunisiens entre 2011 et 2016.
« Mille en 2014 et 1 200 en 2015 », précise Slim.
Slim s’occupe du centre pour migrants de Médenine et depuis plus de dix ans, fait campagne afin d’obtenir un cimetière décent pour y inhumer des migrants anonymes.
En 2015, 53 corps de Syriens ont échoué sur les côtes de Zarzis. « Avant ce jour-là, les cadavres étaient rapidement enterrés, sans fiche de police, dans les cimetières habituels de Zarzis », explique Slim.
« Nous ne pouvons rien faire de plus qu’attendre de voir arriver les corps des 100 autres personnes »
-Chamseddine Marzoug, volontaire pour le Croissant-Rouge
Comme l’a souligné Valentina Zagaria, anthropologue à la London School of Economics, qui a mené des recherches ethnographiques sur les migrations et les personnes perdues en Méditerranée, les cimetières communaux n’étaient pas la norme.
« Avant d’être agglomérée en une seule ville à l’époque coloniale, Zarzis était constituée de nombreux villages éparpillés, où les cimetières [étaient] tenus par les familles, selon leur tradition ».
Selon Slim, pour trouver une solution au grand nombre de corps à enterrer, la municipalité de Zarzis a en 2015 fait don d’un petit terrain sur une ancienne décharge, pour s’en servir de cimetière pour inconnus. Il est encore utilisé à ce jour.
« Maintenant, la police fait un dossier pour chaque corps que nous enterrons dans le cimetière », explique Slim. « Même s’il y a eu des progrès, nous sommes toujours confrontés à de nombreux problèmes : à l’heure actuelle, le cimetière est plein. Nous n’avons pas de moyens de transport pour les cadavres et pas de système d’identification », relève-t-il.
« On devrait avoir peur des vivants, pas des morts »
- Chamseddine Marzoug, volontaire pour le Croissant-Rouge
Chamseddine Marzoug, ancien pêcheur et volontaire du Croissant-Rouge, est l’une des rares personnes profondément impliquées dans l’enterrement des inconnus. « C’est ici que j’ai enterré un petit garçon de 5 ans », témoigne-t-il. « Mais maintenant, il n’y a plus de place. Où pourrais-je enterrer ces gens ? Comment est-il concevable, en 2017, d’enterrer des gens dans ces conditions ? Dans une décharge ? Est-ce parce qu’ils sont Africains? Parce qu’ils sont pauvres ? C’est du racisme, et c’est injuste. Je crois que nous devrions avoir peur des vivants, pas des morts. »
Depuis 2016, les pêcheurs sont un peu moins durement confrontés à cette tragédie, grâce au travail des ONG au large des côtes libyennes ; ils sauvent les gens avant que leurs bateaux ne coulent, explique Slim.
« Ce sera comme avant. On nous laissera seuls dans cette bande de la mort »
- Chamseddine Bourassine, président de l’Association des pêcheurs de Zarzis
Les ONG ont secouru plus d’un tiers des migrants débarqués jusqu’en août cette année, contre moins de 1 % en 2014.
Mais en août, la situation s’est détériorée, juste après que trois ONG, dont MSF, ont suspendu les sauvetages de migrants en Méditerranée, parce qu’elles se sentaient menacées par les gardes-côtes libyens et parce que les nouvelles politiques du gouvernement italien ont rendu leur travail beaucoup plus difficile. Les gardes-côtes libyens ont même ouvert le feu sur des groupes humanitaires tout près des eaux libyennes. Pourtant, MSF continue d’offrir une aide médicale et psychologique aux migrants qui parviennent à atteindre le rivage.
Les chefs des gardes-côtes libyens ont précédemment déclaré qu’ils avaient des droits sur les opérations qui se déroulent à des dizaines de kilomètres au-delà de la limite territoriale de 12 milles marins (environ 22 km), soulignant que leur présence est indispensable pour contrôler les opérations de sauvetage.
« Pas moyen de le trouver. Je n’oublierai jamais ce jour-là »
-Chamseddine Bourassine, président de l’Association des pêcheurs de Zarzis
Les tensions se sont également exacerbées entre groupes humanitaires et gouvernement italien ces derniers mois, lorsque les procureurs siciliens ont ouvert des enquêtes contre certains groupes d’aide qu’ils soupçonnent de faciliter le passage de clandestins. Rome a également proposé un code de conduite strict régissant leur fonctionnement en mer.
Deux naufrages se sont produits en Méditerranée en août et en septembre, faisant des centaines de morts.
Un Nigérien, parti seul, a nagé deux jours et réussi à atteindre la Tunisie. La plupart des autres sont morts », indique Bourassine.
La semaine dernière, Mecherek a sauvé une centaine de personnes à bord d’un bateau pneumatique.
« Et maintenant, nous ne pouvons rien faire de plus qu’attendre de voir arriver les corps d’une centaine d’autres personnes », dit Bourassine. « Ce sera comme avant. On nous laissera nous débrouiller seuls dans cette bande de la mort », ajoute-t-il.
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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