Riyad affaiblit les sunnites du Liban
Dans l’histoire contemporaine du Liban, il est fréquent de voir des communautés se plaindre de « l’hégémonie » exercée par d’autres confessions, ou un responsable politique dénoncer la « mainmise » d’un rival appartenant à un autre groupe socioreligieux sur les institutions ou les ressources de l’État. Mais qu’une figure nationale soit humiliée par son propre protecteur régional, cela est inédit.
C’est pourtant ce qui s’est produit avec le Premier ministre sunnite libanais Saad Hariri, convoqué en urgence à Riyad le vendredi 3 novembre pour se voir contraint de lire à la télévision le lendemain un texte de démission, avant que ses mouvements ne soient restreints.
Saad Hariri avait les traits tirés, le teint blafard, le verbe hésitant. Accroché à son verre, il n’a pas pu retenir une larme. Pour un homme libre de ses mouvements, il offrait une bien triste image
Les circonstances du voyage impromptu de Saad Hariri à Riyad, ainsi que le récit des quelques heures qui ont séparé son arrivée dans la capitale saoudienne de l’annonce de sa démission, sont maintenant connus de tous. Les dirigeants libanais, la famille du Premier ministre, les chefs de son parti (le Courant du Futur, CDF) et les grandes capitales étrangères savent parfaitement ce qui s’est passé. L’agence de presse Reuters a publié, samedi 11 novembre, la succession des événements vécus par Saad Hariri, qualifiés de « scènes hollywoodiennes » par une source du ministère français des Affaires étrangères, citée par la chaîne panarabe al-Mayadeen.
Scènes de joie après l’apparition de Hariri
L’apparition dimanche soir du Premier ministre dans une interview diffusée en direct par la FTV libanaise (qui lui appartient) a rassuré ses partisans, qui ont laissé éclater leur joie dans certains quartiers de Beyrouth et d’autres villes à majorité sunnite du pays. Soumises à de fortes pressions internationales, les autorités saoudiennes ont donné leur feu vert pour cette interview afin de démentir les informations sur son assignation à résidence surveillée.
Toutefois, cette opération de communication a conforté une majorité de Libanais dans l’idée que leur Premier ministre se trouve, dans le meilleur des cas, dans une situation « anormale » en Arabie saoudite. Saad Hariri avait les traits tirés, le teint blafard, le verbe hésitant. Accroché à son verre, il n’a pas pu retenir une larme. Pour un homme libre de ses mouvements, il offrait une bien triste image.
Les pays occidentaux non plus n’ont pas mordu à l’hameçon. Alors que l’interview était en cours, un communiqué britannique précisait que l'ambassadeur de Sa Majesté à Beyrouth, Hugo Shorter, s'était entretenu par téléphone avec le ministre libanais des Affaires étrangères, Gebran Bassil, pour l’informer que son pays exigeait le retour de M. Hariri au Liban « sans plus de délai ».
La rue choquée
Cette affaire a provoqué un choc dans la rue sunnite, qui n’a pas supporté l’humiliation faite à son principal représentant. À la colère s’ajoute une incompréhension du fait que cet affront est venu de l’Arabie saoudite, l’allié historique et protecteur présumé de cette communauté. « Les gens s’attendaient à ce que le coup vienne de l’Iran, or ils l’ont reçu du royaume », nous explique Sayed Frangié, historien et spécialiste de la politique libanaise. « Les Saoudiens ne font preuve d’aucun respect ni à la personne de Hariri ni à sa fonction, qui est l’une des manifestations de la souveraineté libanaise », ajoute-t-il.
À travers Saad Hariri, c’est le poste de président du Conseil des ministres, la plus haute fonction occupée par un sunnite au Liban, qui est rabaissé. « Le prestige de ce poste a reçu un sérieux coup, il lui faudra du temps pour s’en remettre », déclare ce représentant d’une grande famille sunnite de Beyrouth.
En plus de la fonction constitutionnelle réservée aux sunnites, les déboires vécus par Hariri ont rejailli sur le CDF, le plus grand parti de cette communauté. Déjà en recul dans presque toutes les régions, le parti sunnite est apparu miné par les divergences, malgré l’unité de façade affichée pour l’occasion.
Certaines figures marginalisées, comme le député Ahmad Fatfat et l’ex-député Moustapha Allouche, ont pensé qu’ils se trouvaient devant une bonne occasion d’améliorer leurs positions au sein du CDF. M. Fatfat a adopté le discours radical du ministre saoudien des Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhane, à l’égard de l’Iran et du Hezbollah, leur faisant assumer la responsabilité de la démission de M. Hariri.
Cette position est en décalage par rapport à la tactique adoptée par le CDF, sous l’impulsion des députés Bahia Hariri et Nouhad Machnouk et du conseiller du Premier ministre, son cousin Nader Hariri, qui estiment que le parti doit réclamer en priorité le retour de Saad Hariri.
À LIRE : La démission de Hariri ? La plus récente des tentatives saoudiennes de défier l’Iran
« Les Saoudiens sont en colère contre la direction actuelle du CDF et tentent d’y provoquer une scission », nous indique un journaliste d’un média appartenant à Saad Hariri sous couvert d'anonymat. Une information a circulé sur la nomination de Bahaa Hariri à la place de Saad, pour diriger la communauté. « En plus du mauvais traitement infligé à Saad, les Saoudiens veulent maintenant choisir notre leadership », s’étonne-t-il.
Mais la réaction la plus violente était celle de Machnouk. « Nous ne sommes pas un troupeau qui change de propriétaire, s’est-t-il indigné. Le système libanais fonctionne par des élections et non par l’allégeance ».
Le tandem Bahia-Nouhad jouit de la couverture totale du mufti de la République, cheikh Abdel Latif Deriane, qui bénéficie, lui, du soutien d’al-Azhar, centre de l'enseignement de l'islam sunnite.
Les sunnites affaiblis
Quelle que soit l’issue de la crise actuelle, les sunnites en ressortiront diminués. Si Saad Hariri revient au Liban et que le processus constitutionnel reprend son cours normal, la communauté sera affaiblie moralement, ce qui la placera dans une situation délicate face à ses partenaires au sein du pouvoir.
Si l’Arabie saoudite parvient à pousser les figures radicales à prendre la direction du CDF, le Liban [...] risque de plonger dans une guerre civile, qui aboutira à la destruction de toutes les communautés
Si, au contraire, l’Arabie saoudite parvient à pousser les figures radicales à prendre la direction du CDF, le Liban plongera dans une crise avec des risques de confrontations armées.
Le Hezbollah possède des décennies d’avances sur le plan militaire, personne ne pourra jamais le rattraper.
Le pays risque alors de plonger dans une guerre civile, qui aboutira à la destruction de toutes les communautés.
- Paul Khalifeh est un journaliste libanais, correspondant de la presse étrangère et enseignant dans les universités de Beyrouth.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : affiche représentant le Premier ministre démissionnaire Saad Hariri dans le centre de la capitale libanaise Beyrouht (Reuters).
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