En écartant Benkirane, le PJD provoque un séisme politique
RABAT – Le Conseil national du Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes), le « parlement interne », a tenu une session extraordinaire ce weekend, avec en ligne de mire l’organisation du prochain congrès du parti les 9 et 10 décembre.
Mais c’est bel et bien l’avenir politique de son leader, Abdelilah Benkirane, qui était en jeu. Une modification de l’article 16 des statuts du PJD aurait offert à l’ancien chef du gouvernement un boulevard pour le prochain congrès et une victoire quasi assurée pour renouveler son mandat à la tête du PJD. Mais les 231 membres du Conseil national en ont décidé autrement : avec 126 voix contre, 101 voix pour et quatre bulletins nuls, Abdelilah Benkirane s’est vu privé d’un troisième mandat.
Retour sur une session houleuse et sur l’aboutissement d’un combat interne auquel Benkirane s’est livré sans relâche depuis son éviction de la primature jusqu’aux dernières minutes du Conseil national.
« Le PJD n’est pas une zaouïa, c’est une affaire de principes »
- Lahcen Daoudi, ministre délégué chargé des Affaires générales et de la gouvernance
Dès samedi 25 novembre, à l’ouverture des travaux, c’est El Mostafa Ramid, le très médiatique ministre d’État chargé des droits de l’homme, qui ouvre le bal des hostilités contre Abdelilah Benkirane. Il réfute toute modification du règlement intérieur du PJD et menace même d’une possible scission.
Aziz Rebbah, réputé comme « makhzeno-compatible », enfoncera le clou quelques minutes plus tard devant les caméras et les micros de la presse nationale regroupée devant l’amphithéâtre du centre national des sports Moulay Rachid à Salé. Un autre ministre (chargé des Affaires générales et de la gouvernance), Lahcen Daoudi, s’exclamera même : « le PJD n’est pas une zaouïa, c’est une affaire de principes ».
Abdelilah Benkirane déclarera pour sa part que le PJD « n’est pas un parti politique mineur et qu’il ne cèdera pas aux pressions », tout en indiquant qu’il n’était pas demandeur d’un troisième mandat.
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C’est pourtant l’objectif que Benkirane s’était donné depuis son départ précipité de la primature au profit de Saâdeddine el-Othmani.
« Benkirane avait fait de sa réélection à la tête du PJD un enjeu personnel. Il s’agissait pour lui de prendre sa revanche à la fois sur certains pans de l’État qui avait manœuvré contre lui lors de la constitution du nouveau gouvernement, mais également contre certains membres du secrétariat général qui n’avait pas hésité à lui porter le coup de glaive final », confie à Middle East Eye une source rompue aux arcanes du pouvoir.
De prochaines batailles électorales qui s’annoncent rudes
L’ensemble des structures internes du PJD, de la Chabiba (jeunesse) au groupe parlementaire, est traversé par les affrontements entre les deux courants du PJD : « les participationnistes », qui forment et soutiennent le gouvernement el-Othmani, et un deuxième courant, qui s’inscrit dans une forme de soutien critique à leurs frères et sœurs qui siègent au sein du cabinet el-Othmani.
C’est ce courant qui milite pour que Benkirane puisse conserver le leadership du PJD, estimant qu’aucun autre leader du parti ne dispose du charisme nécessaire pour mener les prochaines batailles électorales qui s’annoncent rudes avec la montée en puissance du RNI de Aziz Akhannouch, et le retour d’un Istiqlal (parti historique de la lutte pour l'indépendance) crédible avec l’élection de Nizar Baraka, sans oublier la machine électorale que représente le Parti authenticité et modernité (PAM, libéral, parti d’opposition).
Pour conserver son siège, Abdelilah Benkirane n’hésitera pas à invoquer la mémoire du père fondateur du PJD, le docteur Abdelkrim el-Khatib, et d’en appeler à l’unité des troupes. Une manière pour lui de s’inscrire dans le temps long, de s’installer comme l’héritier d’el-Khatib et de jouer les rassembleurs dans un climat interne pourtant délétère.
Pour leur part, les lieutenants de Benkirane reprochent à Ramid et Rebbah – sans les nommer – d’être les porte-flingues de certaines parties externes au PJD et résolument hostiles à un retour de Benkirane sur le devant de la scène politique. Thèse conspirationniste ou véritable intérêt de certains centres de pouvoir marocain de mettre Benkirane sur le banc de la scène politique ?
Quoi qu’il en soit, le départ de Benkirane marque une certaine forme d’institutionnalisation et de normalisation du PJD.
Le courant légitimiste des « participationnistes » l’a emporté : le PJD ne pouvait demeurer plus longtemps dans une situation ambiguë et dans un positionnement hybride « ni au gouvernement, ni dans l’opposition ».
On ne peut cependant octroyer cette victoire électorale interne au seul clan des ministres, les membres influents du Mouvement de l'unicité et de la réforme (MUR, la branche idéologique du parti) ont également pesé de tout leur poids pour voter contre une modification de l’article 16 du règlement intérieur.
Cette alliance de circonstances entre les ministres du PJD et les idéologues du parti a été déterminante dans l’issue du vote.
Si Abdelilah Benkirane a d’ores et déjà déclaré que « sa mission est terminée », rien ne dit qu’il raccrochera les crampons de la politique. Selon l’éditorialiste Abdelmalek Alaoui, « Benkirane a suffisamment d’assise pour faire scission et lancer son propre mouvement. Je ne l’enterrerais pas aussi vite. Il ne sait faire que de la politique et ne semble pas vouloir de la retraite ».
« Lorsqu’un chef de parti quitte la présidence, il y a deux issues : il devient soit paria, soit parrain. Abdelilah Benkirane sera sans aucun doute un parrain »
-Un membre du Conseil national du PJD
Une source proche du PJD, sollicitée par MEE, estime pour sa part que « Benkirane est trop légitimiste pour se lancer dans une aventure individuelle. Je pense qu’il souhaitera conserver une influence au sein du parti, continuer à jouer un rôle de boussole. »
De nombreux députés et figures de proue du PJD continuent à afficher leur soutien et leur loyauté à Abdelilah Benkirane malgré l’issue défavorable du dernier Conseil national. C’est le cas notamment de Abdelaziz Aftati.
« Lorsqu’un chef de parti quitte la présidence, il y a deux issues : il devient soit paria, soit parrain. Abdelilah Benkirane sera sans aucun doute un parrain, notamment pour la nouvelle garde montante du PJD issue de l’actuelle direction de la Chabiba », confie un membre du Conseil national du PJD à MEE.
Pour le PAM, le départ de Benkirane sonne le glas d’el-Omari
En effet, au-delà du soutien de la Chabiba lors de cette session sensible du Conseil national, Abdelilah Benkirane a pu compter sur le soutien indéfectible des apparatchiks du PJD, Slimane el-Amrani, son adjoint, mais également le directeur du parti Abdelhak el-Arabi, et des parlementaires fidèles comme Abdelali Hamieddine ou encore Amina Maelainine.
Parmi les ministres, on ne compte que le soutien, timide, du porte-parole du gouvernement Mustapha el-Khalfi, qui a cependant conditionné son soutien à Benkirane à un engagement infaillible de ce dernier à l’action gouvernementale d’el-Othmani.
Poussé vers la sortie par les membres du Conseil national, Benkirane n’en demeure pas moins un acteur politique populaire et apprécié par les électeurs du parti de la lampe. Son départ pourrait signifier une perte de vitesse électorale pour le PJD. Car si la machine électorale du PJD est bien huilée, et que le PJD peut compter sur une base de votants solides, Abdelilah Benkirane avait le mérite de réussir à mobiliser les indécis et les déçus de la politique.
« Les ondes sismiques provoquées par le départ de Benkirane vont en tout premier lieu toucher le PAM. Ilyas el-Omari et ses lieutenants ont construit tout l’argumentaire du maintien d’el-Omari à la tête du PAM sur l’éventualité d’un troisième mandat de Benkirane »
- Un membre du Conseil national du PAM
Si le départ d’Abdelilah Benkirane est un événement interne au PJD, au vu du poids de ce leader et de la position de premier parti du Maroc du PJD, la lecture de son départ doit s’étendre à l’ensemble du champ politique marocain.
« Les ondes sismiques provoquées par le départ de Benkirane vont en tout premier lieu toucher le PAM. Ilyas el-Omari et ses lieutenants ont construit tout l’argumentaire du maintien d’el-Omari à la tête du PAM sur l’éventualité d’un troisième mandat de Benkirane. L’actuel secrétaire général du PAM se disait être le seul à pouvoir tenir la dragée haute à Benkirane. Son départ sonne aujourd’hui le glas d’el-Omari », confie à MEE un membre du Conseil national du PAM.
Au plan électoral, l’Istiqlal, parti au référentiel islamique également, pourrait sortir son épingle du jeu lors des prochaines échéances électorales et profiter d’un report de voix du PJD.
À l’heure où Abdelilah Benkirane quitte la scène partisane, il est légitime de s’interroger sur l’empreinte qu’il laissera dans l’histoire politique du Maroc.
À l’instar d’un Abderrahman Youssoufi, Abdelilah Benkirane aura marqué la politique marocaine en impulsant un deuxième gouvernement d’alternance et en permettant au Royaume du Maroc de naviguer sereinement dans un contexte régional marqué par les révoltes populaires. Avec un style singulier, celui qui est désormais l’ancien leader du PJD aura su imposer une véritable marque de fabrique politique.
Il aura cependant (partiellement) échoué à faire avancer la démocratie au Maroc, cédant à des bras de fer essentiels avec les centres de pouvoir sur plusieurs dossiers stratégiques comme celui de la lutte contre la corruption.
Moncef Belkhayat, l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports (RNI), a ainsi déclaré sur Twitter : « Qu’on le veuille ou non, Abdelilah Benkirane a impacté la vie politique de notre pays lors des dix dernières années. Les personnes sont de passage et les institutions restent, c’est la base d’un État de droit fort et séculaire ».
Quoi qu’il en soit, les guerres intestines du PJD ne s’éteindront pas avec le départ d’Abdelilah Benkirane. C’est désormais la course à sa succession qui s’ouvre, et les ambitions commencent d’ores et déjà à se manifester. Si les prétendants sont nombreux – El Mostafa Ramid, Aziz Rebbah, Lahcen Daoudi – rien n’empêche Saâdeddine el-Othmani de revenir à la tête du parti. Puisqu’au PJD, conduire le gouvernement et le parti va souvent de pair.
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