Tunisie : le gouvernement préfère l’austérité à la lutte contre la corruption
TUNIS – Le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est présenté mardi 17 novembre devant le parlement pour défendre le projet de loi de finances pour l’exercice 2018.
Ce texte, rendu public au courant du mois d’octobre, est d’un enjeu majeur au regard des attentes qu’il suscite. Si les Tunisiens espéraient entrevoir la genèse d’une relance économique tant attendue, le Fonds monétaire international (FMI) comptait sur le gouvernement tunisien pour tenir ses engagements sur la rigueur budgétaire.
C’est finalement le FMI qui aura obtenu gain de cause : cette nouvelle loi de finances sera celle de l’austérité, elle s’oriente principalement vers la maitrise du déficit budgétaire à travers le gel des recrutements, des dépenses d’investissements et des subventions. Et pour augmenter ses recettes fiscales, le gouvernement Chahed a choisi la hausse des impôts et la création de nouvelles taxes conjoncturelles.
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Ce faisant, il n’a pas tardé à s’attirer les foudres des partenaires sociaux : le patronat lui reproche d’accroître la pression fiscale, ce qui aurait une « incidence négative sur l’activité des entreprises, leur compétitivité, ainsi que leur capacité à investir et à créer des emplois ».
Quant à la centrale syndicale, elle dénonce l’impact des mesures prévues par le projet de loi sur le pouvoir d’achat du citoyen, et met en garde contre ses « répercussions négatives sur la situation sociale », estimant que cela pourrait « alimenter un climat de tension ».
Autant dire que la nouvelle loi de finances est très loin de répondre aux aspirations des Tunisiens. D’autant plus qu’elle se distingue par l’absence de mesures concrètes pour lutter contre la corruption, une des préoccupations majeures chez les Tunisiens. Pourtant, dès son investiture, le premier ministre Youssef Chahed en avait fait une priorité pour son gouvernement d’union nationale.
La sphère politique et les proches du pouvoir, épargnés par la campagne anticorruption
Après un an, la campagne menée par le gouvernent Chahed ne semble toujours pas contenir la propagation de la corruption. Le bilan des arrestations est resté très mince, surtout au regard de celles qui ont abouti à des condamnations.
À ce jour, les arrestations ont principalement ciblé certains contrebandiers. Le gouvernement ne s’est toujours pas penché sur les crimes financiers, bien que l’évasion et la fraude fiscale, les détournements de fonds publics, les délits d’initié ou les conflits d’intérêt soient devenus des pratiques courantes qui minent l’activité économique et engendrent des pertes monumentales pour les finances publiques.
Alors que le président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Chawki Tabib, a reconnu que les barons de la corruption « ont percé les appareils de l'État, ainsi que les médias et les partis au pouvoir », l’opération « mains propres » a jusqu’ici évité de concerner toutes ces sphères.
C’est particulièrement le cas du parlement tunisien qui a été entaché par les soupçons de corruption planant sur un grand nombre de députés liés à Chafik Jarraya, parmi lesquels figure le président du bloc parlementaire de Nidaa Tounes, Sofiane Toubel.
Idem pour les proches du pouvoir. Jusqu’à présent, ils n’ont pas été inquiétés par la campagne gouvernementale bien que dans plusieurs cas les éléments incriminants aient été rendus publics.
Parmi les cas les plus connus, il y a ceux de Mohsen Marzouk et de Nabil Karoui, deux cadres exécutifs de Nidaa Tounes impliqués dans des affaires d’évasion fiscale, ou celui de Mohamed Frikha, député d’Ennahdha, impliqué dans une affaire de fraude financière.
Chez les citoyens tunisiens, ces états de fait n’ont fait que renforcer le sentiment d’impunité et alimenter le doute sur l’efficacité de la campagne menée par le gouvernement Chahed. Cela a récemment été confirmé par une étude publiée par le Carnegie Endowment for International Peace. Le sondage sur la « perception de la corruption », mené entre juillet et août 2017, a révélé plusieurs faits saisissants.
En premier lieu, plus du quart des sondés ont déclaré faire face à la corruption de façon quotidienne. C’est dire l’ampleur qu’a pris le phénomène. En second lieu, la majorité des sondés considèrent que s’attaquer à l’impunité devrait être la plus grande priorité du gouvernement dans sa lutte contre la corruption, la lutte contre la contrebande étant très clairement reléguée au second plan. Et pour finir, l’écrasante majorité des sondés estiment que le gouvernement n’a aucunement été efficace dans sa lutte contre la corruption.
Loi de finances 2018 : la timidité des mesures prévues contraste avec le discours de « guerre »
Durant le dernier remaniement ministériel, le 11 septembre dernier, Youssef Chahed a réitéré son engagement à combattre la corruption devant le parlement, il a même qualifié sa nouvelle équipe ministérielle de « gouvernement de guerre », réaffirmant que la guerre contre la corruption sera « sa priorité ».
Autant dire que le projet de loi de finances faisait office de test grandeur nature pour cette « guerre » annoncée, étant donné que ce texte reflète la politique gouvernementale pour l’année à venir.
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À l’examen du chapitre dédié à la lutte contre la corruption, force est de constater que le gouvernement ne s’est pas donné les moyens de mener cette « guerre ».
Si le texte prévoit une dizaine de mesures censées renforcer le cadre juridique, aucune d’entre elles ne concerne l’affectation de nouvelles ressources opérationnelles pour renforcer le dispositif de lutte, bien que celui-ci manque cruellement de moyens financiers, humains (seulement 1 000 contrôleurs pour près de 700 000 contribuables), matériels (absence d’un système numérique centralisé) et techniques (absence de formation des agents, manque de moyens de traitement et d’analyse des données).
Dans l’ensemble, la portée de ces mesures demeure limitée par rapport à l’étendue du fléau.
« La guerre contre la corruption exige des mesures d’exception qui s’appuient sur une stratégie de démantèlement du système de corruption »
- Abdeljelil Bedoui, universitaire et président du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES)
L’article relatif aux transactions en cash en est symptomatique : le gouvernement prévoit une taxation de 1% sur les transactions égales ou supérieures à 5 000 dinars, alors que leur interdiction aurait constitué un élément déterminant pour lutter contre l’économie informelle.
Abdeljelil Bedoui, universitaire et président du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), explique à MEE que « Ces mesures font partie d’une vision à court terme qui vise à atteindre les équilibres financiers. Elles n’entrent pas dans le cadre d’un plan stratégique pour lutter contre la corruption. Cette démarche comprend la rationalisation et le renforcement de certaines sanctions, sans pour autant chercher à démanteler le système de corruption. Elle n’est pas à la hauteur de l’effet catastrophique et dévastateur que provoque ce fléau sur l’économie nationale. La guerre contre la corruption exige des mesures d’exception qui s’appuient sur une stratégie de démantèlement du système de corruption et qui génèrent un rendement financier important ».
Le constat est d’autant plus frappant que le projet de loi se distingue par le fait de n’avoir pris en compte aucune des recommandations émises par la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF). Cette cellule de renseignements financiers, qui relève de la Banque centrale, s’est pourtant chargée d’alerter les autorités tunisiennes en établissant un diagnostic minutieux des principales défaillances du mécanisme de lutte contre le blanchiment d’argent et de contre-terrorisme en matière financière.
Cette incohérence entre le discours et l’action politique a été relevée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui dans son communiqué du 10 novembre a mis la lutte contre la corruption à la tête de ses revendications.
La centrale syndicale considère que cette lutte constitue « l’un des plus importants leviers pour sauver l’économie nationale », et a exigé du gouvernement Chahed qu’il fasse preuve de « plus de clarté et de fermeté » dans le traitement de ce dossier, « spécialement en matière d'évasion fiscale ».
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L’UGTT a notamment rappelé les insuffisances du cadre juridique actuel et a appelé le gouvernement à « accélérer la publication des décrets réglementaires liés aux marchés publics ainsi que la loi sur la déclaration de patrimoine et les conflits d’intérêts, de promulguer les textes règlementaires sur la loi sur la protection des lanceurs d’alerte et d’accélérer la mise en œuvre de la loi sur financement des partis politiques et des associations ».
Au-delà de restaurer la confiance des citoyens en leurs institutions et d’assainir le climat des affaires, une véritable lutte contre la corruption aurait constitué une source alternative pour augmenter les recettes fiscales, voire un outil de relance économique.
En effet, le dernier rapport du Global Financial Integrity révèle que le pays perd annuellement 1,684 milliards de dollars en fuite de capitaux
En effet, le dernier rapport du Global Financial Integrity révèle que le pays perd annuellement 1,684 milliards de dollars en fuite de capitaux. Cela représente 3,6 % du PIB tunisien, un manque à gagner faramineux qui aurait permis à l’État de venir à bout de sa crise budgétaire.
Toutefois, le gouvernement a fait le choix de ne pas s’attaquer frontalement à la corruption, il s’oriente plutôt vers l’austérité et l’endettement pour atteindre l’équilibre budgétaire. Pour les Tunisiens, la sortie de crise ne semble pas se profiler pour 2018.
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