Le dilemme iranien : des émeutes du pain à la remise en cause de la légitimité du régime
Le 28 décembre 2017, l’Iran a connu un soulèvement populaire. Des protestations de masse ont éclaté à travers le pays, du nord au sud et d’est en ouest, ainsi que dans la plupart des villes principales, de Machhad à Kermanshah et d’Arak à Téhéran.
Les circonstances du début de ce mouvement populaire et la façon dont il pourrait se terminer demeurent des questions sans réponse.
Une situation économique désastreuse
Durant les premiers jours des protestations, le régime a évalué la situation de deux façons. Selon le premier point de vue, les conservateurs étaient accusés d’exploiter la colère de la rue face aux difficultés économiques dans le but de déclencher un mouvement d’opposition populaire contre le président Hassan Rohani.
Un segment tangible de la population iranienne continue de croire en la République islamique malgré les maux qui l’accablent
Le second point de vue consistait à dire qu’il s’agissait d’une protestation pacifique relevant d’un droit constitutionnel et à affirmer que le gouvernement comprenait l’ampleur des problèmes économiques et la nature des revendications exprimées par les citoyens.
Après quelques jours de protestations, le discours rationnel a reculé, laissant place à toutes sortes d’accusations faisant état de conspirations étrangères et à des menaces contre les manifestants brandies par la main de fer de l’État.
Depuis lors, des victimes ont commencé à tomber dans les rues.
L’Iran se trouve dans une situation économique extrêmement difficile. Le déblocage des actifs gelés de l’Iran, qui valent plusieurs milliards de dollars à l’étranger, à la suite de l’accord sur le nucléaire n’a pas aidé à améliorer de façon tangible la vie de la majorité des Iraniens.
Certains observateurs attribuent la situation économique aux longues années de siège et de sanctions qui ont affaibli l’infrastructure industrielle et technique du pays. C’est également la raison donnée par la classe dirigeante pour expliquer les malheurs économiques du pays.
Cependant, la vérité est que ni le siège, ni le régime de sanctions n’ont été particulièrement pénibles. L’Iran a par exemple réussi à développer une industrie militaire et nucléaire malgré les sanctions internationales.
En revanche, un large segment de la population pense que le problème a d’autres causes. Après la chute du régime du shah en 1979, le règne d’une minorité et sa domination du pouvoir et des richesses n’ont pas pris fin.
En réalité, une minorité a été remplacée par une autre. Les années de siège et de sanctions ont augmenté et exacerbé l’ampleur de la corruption.
De mauvaises priorités
Une autre raison de la crise économique en Iran et de la détérioration du niveau de vie est liée aux priorités mal placées de la République islamique. Sa classe dirigeante vit dans une illusion impériale exagérée combinée à une perception chronique de menace.
Pour accomplir son rêve impérialiste, la République islamique a entrepris à l’échelle locale des projets expansionnistes coûteux, de l’Irak au Liban et du Yémen à la Syrie.
Répondant aux menaces perçues, elle dépense des milliards de dollars dans des armes superflues, allant du programme nucléaire au développement de systèmes de missiles de moyenne et longue portée.
La classe dirigeante de la République islamique vit dans une illusion impériale exagérée combinée à une perception chronique de menace
Depuis la signature de l’accord sur le nucléaire, les Iraniens ont attendu assez longtemps de voir les effets positifs de la levée des sanctions. Cependant, leurs espoirs d’une vie meilleure ne se sont jamais concrétisés.
Il s’agissait de la motivation première du soulèvement. Du point de vue de la classe dirigeante, la plus grande inquiétude est venue de la manière dont une protestation contre les difficultés économiques est devenue un mouvement politique condamnant la dictature du Vali-e Faqih (le guide suprême) et l’ensemble du régime.
C’est là que réside un dilemme chronique.
Un dilemme chronique
L’établissement de la République islamique était la promesse de la révolution populaire qui a renversé le régime du shah et mis fin à sa tyrannie en 1979. Née d’une révolution massive et des rêves nourris par les dizaines de milliers de victimes que celle-ci a engendrées, la République islamique était censée devenir une véritable expression de la volonté du peuple.
Cette promesse n’a cependant jamais été tenue. Après tout, la révolution a accouché d’une république basée sur la notion de Vilayat-e Faqih (tutelle du juriste islamique) plutôt que sur l’autorité du peuple.
Au moment critique de la transition entre le régime du shah et la république islamique, ceux qui croyaient au Vilayat-e Faqih étaient dominants.
Il serait exagéré d’imaginer que ce mouvement populaire est capable de renverser le régime
Ils peuvent être décrits comme des revivalistes chiites qui n’ont trouvé aucune autre solution à la crise de la pensée politique chiite que de soumettre la république au règne du juriste suprême.
En d’autres termes, le système républicain comportait dès le début sa propre contradiction. D’un côté, l’Iran organise régulièrement des élections présidentielles et parlementaires au cours desquelles les Iraniens élisent leur président ou leurs représentants parlementaires.
Néanmoins, il existe une autre volonté qui remplace celle de l’électorat et des élus. Le Vali-e Faqih représente la plus haute référence au sein de l’État et aucun organe élu, pas même la présidence ou le parlement, n’a le pouvoir d’adopter une décision contredisant celle du Vali-e Faqih.
En outre, il existe des institutions parallèles qui reflètent la volonté du Vali-e Faqih. Celles-ci décident non seulement qui est apte à être un candidat présidentiel ou parlementaire, mais elles peuvent également invalider des lois parlementaires jugées incompatibles avec l’intérêt supérieur du régime.
Le véritable problème
Les Iraniens savent que leur république n’est pas une république dans le vrai sens du terme. Cela pourrait expliquer pourquoi tous les soulèvements finissent par remettre en question la validité de l’ensemble du système de gouvernement.
Comme la crise de 2009 qui a éclaté suite au trucage des résultats des élections présidentielles, le mouvement populaire récent est passé de protestations contre la corruption et les difficultés économiques à des appels à la mort du Vali-e Faqih.
Un large segment de la population croit fermement que la souffrance du peuple n’émane pas du gouvernement, de la présidence ou du parlement. Après tout, ce ne sont pas les institutions décisionnelles. Le système de Vilayat-e Faqih constitue le problème fondamental.
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Il serait pourtant exagéré d’imaginer que ce mouvement populaire est capable de renverser le régime. Tout comme le reste des habitants du Machrek, les Iraniens sont divisés sur le plan politique.
Un segment tangible de la population continue de croire en la république malgré les maux qui l’accablent.
Mais surtout, la capacité de répression du régime est sans précédent. Le mouvement d’opposition de 2009 a créé un fossé dans la relation entre un large segment de la population et la classe dirigeante. La dynamique actuelle creusera certainement ce fossé.
La légitimité du régime est en pleine érosion, mais sa capacité de survie n’a pas expiré.
- Basheer Nafi est un historien spécialiste de l’islam et du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le mouvement populaire récent est passé de protestations contre la corruption et les difficultés économiques à des appels à la mort du Vali-e Faqih (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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