Au Yémen, la corruption prive des familles désespérées de l’aide alimentaire
TA’IZZ, Yémen – Les dons alimentaires internationaux ne parviennent pas à ceux qui en ont le plus besoin, déplorent des Yéménites qui se retrouvent contraints d’acheter des provisions en principe gratuites sur les étals des marchés.
Âgé de 35 ans, Saïd Abdul Hamid, père sans emploi de cinq enfants, vit avec sa famille dans une tente dans le district d’al-Shimayateen, à Ta’izz, depuis janvier 2017. Il dépend de ses enfants qui mendient de la nourriture, soit sur le marché voisin, soit de maison en maison.
« J’ai essayé de chercher de l’aide auprès d’organisations, mais elles ont refusé de m’aider »
– Saïd Abdul Hamid
Abdul Hamid fait partie des plus de 200 000 personnes déplacées dans le district d’al-Shimayateen, centre des opérations des ONG internationales dans la province de Ta’izz. Il a fui là-bas car il était convaincu que les organisations d’aide humanitaire allaient pouvoir nourrir sa famille.
Mais ce qu’il a découvert l’a choqué, a-t-il indiqué à MEE. « J’ai essayé de chercher de l’aide auprès d’organisations, mais elles ont refusé de m’aider. »
Abdul Hamid a expliqué que le comité local du Programme alimentaire mondial (PAM) à al-Safia lui avait indiqué qu’aucun nouveau nom ne pouvait être ajouté à la liste des bénéficiaires de l’aide.
« Mais le comité n’a pas pu empêcher trois hommes armés d’entrer dans le magasin et de s’emparer de six paniers par la force », a-t-il déclaré en évoquant sa visite en octobre.
Ce que fait le PAM
Le PAM a joué un rôle crucial pour des millions de Yéménites pendant le conflit, qui est sur le point d’entrer dans sa quatrième année après avoir fait au moins 8 500 morts et livré des millions d’autres personnes à la faim et à la misère.
Avant 2015, près de la moitié des Yéménites vivaient sous le seuil de pauvreté. Aujourd’hui, selon les estimations de l’ONU, 3,3 millions d’enfants et de femmes enceintes ou allaitantes souffrent de malnutrition aiguë, dont 462 000 enfants de moins de 5 ans atteints de malnutrition aiguë sévère. Cela représente une augmentation de 57 % en un peu plus de deux ans seulement, une situation qui menace la vie et les perspectives d’avenir des personnes touchées.
Le PAM a classé sept des 22 provinces du Yémen, y compris Ta’izz, au niveau d’« urgence ». Il s’agit du niveau qui précède celui de « famine », la classification la plus grave de l’échelle sur cinq niveaux du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire. Dix autres provinces sont classées comme étant en situation de « crise ».
En août 2017, l’organisme a déclaré avoir distribué avec ses partenaires plus de 80 000 tonnes de produits alimentaires à sept millions de personnes via quelque 3 000 points de distribution.
L’aide humanitaire mensuelle du PAM s’élève à 75 kg de blé, 10 litres d’huile végétale, 10 kg de légumineuses, 0,5 kg de sel et 2,5 kg de sucre par personne et par mois.
Néanmoins, la méthode de distribution de cette aide a suscité la colère et a donné lieu à des accusations. Tout au long de l’année 2017, des populations pauvres et des activistes ont fréquemment organisé des manifestations dans la rue Jamal, dans le centre de Ta’izz, contre ce qu’ils considèrent comme un système corrompu.
« Le PAM fournit de la nourriture aux riches et ils la vendent aux commerçants, alors que nous, nous devons mendier cette nourriture »
– Fatima Saleh
D’après Abdul Rahim, outre les gangs qui s’octroient de la nourriture par la force, les Yéménites plus riches qui ont des contacts au sein des comités d’aide humanitaire en ont également bénéficié.
« Le PAM fournit de la nourriture aux riches et ils la vendent aux commerçants, alors que nous, nous devons mendier cette nourriture. Généralement, les gens nous aident avec du blé distribué par le PAM. »
Fatima Saleh, une veuve d’une quarantaine d’années et mère de six enfants qui vit dans la ville de Ta’izz, peut quantifier les livraisons mensuelles, même si elle-même n’en reçoit pas. « Mon riche voisin reçoit trois paniers de nourriture du PAM chaque mois et les revend au marché, alors que je ne reçois rien. » Parfois, dit-elle, elle a la chance de recevoir de la nourriture gratuitement de la part de ses voisins.
Fatima Saleh a affirmé qu’elle ne voulait pas compter sur ses voisins et qu’elle aurait dû être l’une des principales bénéficiaires du PAM, mais que, comme Hamid, elle a été informée que son nom ne pouvait être ajouté à la liste. Selon elle, les superviseurs de l’aide humanitaire considèrent les colis comme des cadeaux et les réservent souvent pour leurs contacts.
À quelques kilomètres de là, on signale des familles locales qui possèdent des voitures, des maisons et des terres qui reçoivent des livraisons du PAM.
Rien n'indique qu'ils ont agi d'une manière illégale ou vendu sur la nourriture qu'ils ont reçue. Un des bénéficiaires les plus aisés a déclaré que l'aide était pour tout le monde et que ceux qui ont besoin d'aide devraient l'obtenir.
Ce qui arrive à une partie de l’aide
Une partie de l’aide délivrée par le PAM apparaît sur les marchés de Ta’izz et d’ailleurs, les commerçants l’achetant à des ménages plus riches puis la revendant aux pauvres.
Moatasem Haidar, un habitant de Ta’izz de 45 ans, souffre d’une maladie cardiaque et n’a reçu aucune aide mensuelle. Il a expliqué qu’il devait acheter cette même aide sur le marché, parfois estampillée PAM.
Haidar, comme beaucoup d’autres, a essayé de persuader les ONG internationales d’ajouter son nom à la liste des bénéficiaires, en vain.
« Le 19 décembre, nous avons protesté dans la rue Jamal contre la corruption dans la distribution de l’aide pour que les organisations, y compris le PAM, tiennent compte de cette question et viennent en aide aux personnes dans le besoin », a-t-il déclaré à MEE.
Après la manifestation, les superviseurs du PAM ont promis d’ajouter les noms de sa famille à la liste de bénéficiaires, a-t-il indiqué. « La protestation est le seul moyen de revendiquer nos droits au beau milieu de la guerre. Je pense que les superviseurs tiendront parole parce qu’ils ne veulent pas que nous protestions. »
Il pense que les ONG internationales ne sont pas au courant des problèmes liés à la distribution, notamment les allégations de corruption présumée, dans la mesure où elles dépendent de partenaires locaux, dont le gouvernement, pour la distribution.
Ruba Yassin est la fondatrice de l’initiative « We Love You » basée à Ta’izz, qui collecte de l’argent de philanthropes pour aider à acheter de la nourriture pour les populations pauvres. Elle a appelé les Yéménites à protester contre la corruption et les autorités à agir davantage.
« Nous savons tous que le favoritisme et la corruption dans la distribution de l’aide privent les personnes dans le besoin de cette aide et aboutissent à l’enregistrement des noms de certaines personnes riches qui n’ont pas besoin d’en être bénéficiaires. »
Un superviseur de la distribution de l’aide du PAM dans le district d’al-Shimayateen, qui compte environ un demi-million d’habitants, a déclaré à MEE qu’il y avait effectivement eu des irrégularités dans la distribution de l’aide mais qu’elles allaient être résolues dans les mois à venir.
« Nous sommes conscients qu’il y a des gens riches qui reçoivent l’aide destinée aux familles pauvres et qu’il y a des familles pauvres qui ne reçoivent pas d’aide à Ta’izz, mais nous allons résoudre ce problème en 2018, a-t-il affirmé à MEE. Il n’y a que 65 centres de distribution d’aide humanitaire pour un district, il est donc normal que certaines irrégularités se produisent et nous faisons de notre mieux pour y mettre fin. »
Un porte-parole du PAM basé au Yémen a déclaré à MEE que l’organisation visait les 6,8 millions de Yéménites souffrant d’une grave insécurité alimentaire, mais que la situation ne pourrait que se détériorer avec la poursuite de la guerre. Les salaires gouvernementaux, dont dépendent 30 % de la population, ne sont maintenant versés que de façon irrégulière, lorsqu’ils le sont, ce qui augmente le nombre de personnes ayant besoin de soutien. Le porte-parole a déclaré que le PAM avait considérablement intensifié son opération depuis avril 2017.
« Il existe toutefois des risques résiduels qui font que dans certains cas, en raison de la collusion des autorités locales, certaines personnes qui ne devraient pas recevoir d’assistance finissent par être enregistrées pour bénéficier d’une aide alimentaire, a néanmoins indiqué le porte-parole. Le PAM prend ces questions très au sérieux et engage des mesures immédiates lorsque de tels cas retiennent notre attention par le biais de nos systèmes de surveillance. »
Abdul Rahim souhaite que les représentants du PAM constatent par eux-mêmes les souffrances des habitants de la province de Ta’izz et surveillent de plus près la distribution de l’aide humanitaire.
« J’espère que les dirigeants du PAM seront mis au courant de mes souffrances et apporteront une aide alimentaire mensuelle aux gens comme moi. Mes enfants pourront alors aller à l’école au lieu de mendier. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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