En Turquie, les activistes syriens anti-Assad ne lâchent rien
GAZIANTEP, ISTANBUL, Turquie – Le rendez-vous est donné dans un bureau d’une barre d’immeuble sans charme, comme il en existe des dizaines dans les nouveaux quartiers de Gaziantep, grande ville du sud de la Turquie. Au deuxième étage, la porte 42 s’ouvre sur un couloir qui dessert plusieurs boxes, éclairés aux néons. Muhamad Katoub, grand brun charismatique d’une quarantaine d’années, se charge de l’accueil, dans un anglais impeccable. « Bienvenue chez SAMS. Installons-nous dans la salle de conférence pour être tranquilles. »
La consonance anglo-saxonne du nom de l’association n’est pas un hasard. La Syrian American Medical Society Foundation (SAMS) a été fondée à la fin des années 90 par des médecins de la diaspora syrienne exilés aux États-Unis. Au départ, il s’agissait de permettre à ces professionnels de santé de conserver des liens avec leur pays d’origine et de développer leur réseau outre-Atlantique. Mais depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, les missions de l’ONG ont beaucoup évolué, tout comme le profil de ses membres.
« J’ai beaucoup pensé à aller vivre ailleurs, où je serais moins exposé, mais je ne me sentirais pas bien vis-à-vis de moi-même »
- Muhamad Katoub, chargé de mission à la Syrian American Medical Society Foundation
Muhamad Katoub n’a jamais vécu aux États-Unis. Cet ancien dentiste est né dans un village de la banlieue de Damas. Il a suivi ses études d’odontologie dans la capitale syrienne avant d’y travailler plusieurs années. Lorsque la guerre éclate, il choisit de rester dans son pays afin de mettre ses compétences médicales au service des victimes. C’est après la naissance de son troisième enfant, en 2014, qu’il prend la décision de partir pour mettre sa famille à l’abri. En Jordanie d’abord, pendant deux mois, puis en Turquie, à Gaziantep, à une soixantaine de kilomètres de la Syrie.
« J’ai beaucoup pensé à aller vivre ailleurs, où je serais moins exposé, mais je ne me sentirais pas bien vis-à-vis de moi-même. Et c’est naturellement que j’ai rejoint l’antenne turque de SAMS en juillet 2015 », confie-t-il. Aujourd’hui, il s’occupe de piloter les missions de l’association en Syrie et de récolter des fonds à l’international.
« Nous soutenons 2 000 professionnels de santé sur le terrain. Nous essayons d’assurer leur sécurité, nous leur fournissons des moyens, en fait, nous faisons tout notre possible pour qu’ils puissent travailler malgré la guerre. Il nous est arrivé, par exemple, d’assister des césariennes à distance, par WhatsApp. »
Ces dernières années, le travail de l’ONG dépasse le volet médical. En août 2013, tout bascule. Le conflit syrien prend une autre dimension : le monde découvre les images de femmes, d’hommes et d’enfants suffoquant sous l’effet d’un produit toxique, le gaz sarin. Rapidement, le régime syrien est pointé du doigt.
« Il y a eu un avant et un après 2013. On ne pensait pas que des attaques chimiques pourraient être commises contre des civils. Cela a changé la façon dont nous travaillons », explique amèrement Muhamad Katoub. L’association décide alors de développer un département dédié à la collecte d’informations.
« Grâce à nos médecins présents sur le terrain, nous récoltons de la documentation sur les crimes de guerre, la violation des droits de l’homme. Et nous partageons tout cela avec des organisations d’investigation internationale. C’est important de publier. Notre travail est avant tout humanitaire, mais il est aussi politique. »
Documenter la guerre
Depuis 2011, Gaziantep est devenue, de par sa proximité géographique avec la Syrie, une base arrière pour de nombreux militants en exil. À deux pâtés de maison des locaux de SAMS, Samer Aldeyaei s’active dans le bureau d’un collègue juriste. « J’ai des problèmes d’électricité dans le mien. Ce n’est pas grave, c’est la vie. Vous voyez, cela ne m’empêche pas de travailler », commente avec philosophie cet avocat originaire d’Homs.
En fait, il en faudrait beaucoup plus pour l’empêcher de mener à bien la mission qu’il s’est fixée : répertorier un par un les crimes commis par toutes les parties impliquées dans un conflit qui, à ce jour, a fait plus de 340 000 morts. Il reçoit quotidiennement des rapports depuis la Syrie, avec des photos de victimes, leur identité, le lieu et les conditions de leur décès. Il recoupe, vérifie, archive consciencieusement ces sinistres informations.
« Il ne faut pas que les gens se rendent justice eux-mêmes, plongent dans la vengeance. C’est donc important de collecter des preuves et de réfléchir à des instances crédibles pour juger les criminels »
- Samer Aldeyaei, président de l’association Free Syrian Lawyers
« J’ai commencé ce travail en Syrie, au début de la guerre. Je collaborais avec quinze autres personnes. Jusqu’au jour où une bombe est tombée sur nos bureaux, en 2013. » Il trouve alors refuge en Turquie, à Gaziantep. Aujourd’hui, il est à la tête de l’association Free Syrian Lawyers, un réseau de 200 avocats basés en Syrie dont le double objectif est donc de répertorier les exactions commises sur le territoire mais également d’offrir une assistance juridique à la population.
« Sur place, nous travaillons en secret bien sûr, contre le régime syrien. Nous avons créé des centres d’aide pour informer les gens sur leurs droits et les conseiller, nous formons aussi des étudiants. Notre projet, c’est de développer une justice responsable. Et de préparer l’avenir », détaille Samer Aldeyaei.
Mais comment imaginer un nouveau modèle juridique dans un pays où règne aujourd’hui la loi du plus fort ? « On doit d’abord mettre fin à ce conflit, pousser Bachar al-Assad vers la sortie et éviter une guerre civile. Il ne faut pas que les gens se rendent justice eux-mêmes, plongent dans la vengeance. C’est donc important de collecter des preuves et de réfléchir à des instances crédibles pour juger les criminels », reprend l’avocat. Regarder vers l’avenir : une façon de ne pas se noyer dans le regard des morts que Samer Aldeyaei voit chaque jour défiler sur son ordinateur.
Les six années de guerre ont usé de nombreux militants démocratiques syriens, ceux qui sont sortis dans les rues en 2011 pour réclamer des réformes égalitaires. Certains ont dû fuir, loin. D’autres n’en n’ont pas eu le temps et se sont tus à tout jamais. Voilà comment, dans ces locaux sans âme, baignés de lumière artificielle, on prépare la Syrie de demain, celle qui, pour Muhammad Katoub et Samer Aldeyaei, doit s’écrire sans Bachar al-Assad.
« Créer la liberté »
« Avant, il n’y avait aucun avenir en Syrie. Avant, nous n’avions aucun choix. Assad décidait de nos vies, de ce que l’on devait devenir », analyse Mahmoud al-Basha, journaliste syrien originaire d’Alep. Attablé dans le café d’un centre commercial de Gaziantep, où il vit depuis trois ans, le trentenaire se livre, presque froidement. Comme beaucoup, la guerre ne l’a pas épargné et a redessiné sa vie.
« Avant, il n’y avait aucun avenir en Syrie. Avant, nous n’avions aucun choix. Assad décidait de nos vies, de ce que l’on devait devenir »
- Mahmoud al-Basha, fondateur de l’Aleppo media center
« Comme j’étais professeur d’anglais, dès que le conflit a éclaté, j’ai aidé les journalistes étrangers qui venaient en reportage en Syrie. En 2012, j’ai ouvert l’Aleppo media center, un centre qui abritait de nouveaux journaux nés de la révolution un an plutôt. »
En 2014, il est kidnappé par le groupe État islamique (EI) avec deux journalistes britanniques. Ils parviennent à s’échapper au bout de quelques heures. Mahmoud al-Basha s’enfuit en Turquie, il s’installe à Gaziantep et décide de monter sa société de production. Depuis, il fournit des vidéos aux médias internationaux grâce à un réseau de journalistes établis en Syrie.
« Nous avons réalisé beaucoup de choses. Nous avons travaillé avec de grands médias étrangers, formé de nombreux correspondants sur le territoire syrien. En fait, tout cela ne concerne pas seulement la guerre, il faut voir plus loin. Nous avons créé un champ des possibles. Nous avons créé la liberté. »
Le mot est lâché. Celui scandé par les manifestants pacifiques au début de la révolution syrienne. Son souffle est toujours perceptible : il n’est pas mort le rêve de liberté des militants démocratiques syriens. Lui aussi s’est exilé. Mais il a survécu. « Si on se débarrasse d’Assad, on pourra enfin importer la liberté de la presse en Syrie. Nous allons nous battre pour cela », affirme fermement Mahmoud al-Basha.
Bien sûr, le chemin est encore long et semé d’embûches. L’exil n’a pas effacé le danger dans la vie de ces activistes. Ces dernières années, plusieurs journalistes syriens ont été assassinés en Turquie. L’exemple le plus emblématique est celui de Naji al-Jerf, réalisateur de plusieurs documentaires et opposant de longue date au groupe État islamique. En décembre 2015, il est abattu d’une balle dans la tête dans une rue du centre de Gaziantep. Un homicide attribué à l’EI.
« La Syrie, c’est notre pays. Bien sûr que l’on rêve d’y retourner. Mais même si la guerre se termine, on sait aussi qu’on n’y sera pas en sécurité tant que le régime ne changera pas. Il va falloir du temps »
- Jawad al-Muna, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Souriatna
« L’assassinat de Naji, c’était un message clair pour nous dire “nous pouvons atteindre tout le monde.” Il a été tué dans une rue qui abrite les bureaux de nombreux journalistes syriens », se remémore Jawad al-Muna, rédacteur en chef de Souriatna (« Notre Syrie »), un hebdomadaire dont les locaux sont aujourd’hui basés à Istanbul.
« Je ne me sentais pas en sécurité à Gaziantep. Cette ville est trop petite. Le danger était partout. C’est mieux ici même si, au fond, c’est impossible de se sentir en sécurité lorsqu’on n’a pas de statut légal », confie le quadragénaire dans un soupir. « Le gouvernement turc ne nous facilite pas les choses. Moi, par exemple, ma carte de presse n’a pas été renouvelée et comme je continue mon travail de journaliste, j’ai peur d’être un jour expulsé. »
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Jawad al-Muna et son équipe viennent d’élire domicile dans de nouveaux locaux. Le propriétaire de leurs anciens bureaux leur a demandé de quitter les lieux sans attendre à cause de leur situation irrégulière. « C’est dommage, j’aurais pu vous montrer toutes nos unes marquantes, nous les avions affichées sur les murs au fil des mois », regrette le rédacteur en chef. D’un geste de la main, il en étale quelques-unes sur son bureau. Sur plusieurs d’entre elles, une caricature de Bachar al-Assad.
« Nous avons reçu plusieurs prix internationaux pour ces unes », explique fièrement Jawad al-Muna. Avant de conclure : « La Syrie, c’est notre pays. Bien sûr que l’on rêve d’y retourner. Mais même si la guerre se termine, on sait aussi qu’on n’y sera pas en sécurité tant que le régime ne changera pas. Il va falloir du temps. » Les murs de leurs nouveaux locaux ne resteront sans doute pas nus très longtemps.
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