La petite Damas d’Istanbul : les réfugiés laissent leur empreinte sur la vieille ville
ISTANBUL, Turquie – Ibrahim Dereci rayonne de fierté en jetant un regard rapide sur son chapelet. Vêtu d’un costume immaculé et d’une cravate, il incarne un retour à une autre époque. Cet homme de 62 ans, qui tient une pâtisserie dans le district stambouliote de Fatih, garde un œil sur son quartier depuis sa boutique bien située qui existe depuis quatre décennies.
Bien que la pâtisserie se trouve dans le centre d’Istanbul, dans la vieille ville, on aurait pu se croire à Alep ou à Damas car la langue dominante dans le quartier est l’arabe et la plupart des enseignes sont également en arabe.
Istanbul a toujours été un aimant pour les migrants et les personnes cherchant refuge en provenance du reste de la Turquie et de la région en général. La ville incarne en effet des promesses de travail, de prospérité et de cosmopolitisme. Et souvent, la première destination est Fatih.
Des personnes originaires de nombreux pays ont élu domicile dans ce quartier relativement peu coûteux, où chaque nouvelle vague de migrants transforme presque toujours légèrement le tissu urbain, jusqu’à la vague suivante.
Les réfugiés laissent leur empreinte
Ces dernières années, ce sont les Syriens qui laissent leur empreinte sur Fatih. Dereci a été témoin de quelques-uns de ces changements depuis que sa famille est arrivée à Fatih en provenance de la région turque de Rize, bordant la mer Noire, et a ouvert sa pâtisserie en 1965.
« Il y a quarante ans, c’était un quartier riche. Même Ülker [une grande et célèbre société turque de produits alimentaires] avait une usine ici. Mais les Turcs ont fini par partir », a-t-il expliqué dans une interview accordée à Middle East Eye.
« Comme le secteur s’est appauvri et que les Turcs se sont enrichis, ils se sont installés dans des complexes résidentiels situés dans d’autres parties de la ville », a-t-il ajouté.
Dereci a pu voir des ressortissants d’Afghanistan et de divers pays turciques de l’ancienne Union soviétique en Asie centrale aller et venir au fil des décennies, chacun apportant à Fatih un peu de sa culture et un ensemble spécifique de problèmes.
Selon lui, 80 % du secteur est désormais peuplé par des Syriens, qu’il désigne délibérément comme des invités.
« Comment quelqu’un qui a une conscience peut-il rester là avec le ventre plein pendant que son voisin a faim ? Il est de notre devoir d’aider »
La Turquie accueille plus de trois millions de réfugiés syriens, appelés officiellement invités dans la mesure où la Turquie n’accepte pas les réfugiés des États non européens.
Cela a entraîné un développement fulgurant des entreprises répondant aux demandes et aux goûts des Syriens, y compris des restaurants syriens, qui dominent le quartier.
Comme une grande majorité des Turcs, Dereci continue de croire fermement en la suprématie de la cuisine turque, bien qu’il emploie dix Syriens au sein de son personnel. « Ici, les restaurants sont aujourd’hui presque tous syriens. Il y a toutes ces sauces. Tout est gorgé de sauce. Ce n’est pas pour nous », a affirmé Dereci.
Il a reconnu que la culture turque transparaissait désormais très peu dans certaines parties de Fatih, mais a indiqué que cela ne devait être en rien une source d’inquiétude. « Ce quartier a vu beaucoup de gens s’installer puis reprendre la route au fil des siècles, mais il a toujours conservé son identité turque. »
La barrière de la langue
Pour Alaa al-Sabbagh, un Syrien de 32 ans qui est arrivé à Istanbul il y a un an et qui est désormais copropriétaire d’une parfumerie avec un partenaire commercial turc à Fatih, la barrière de la langue a été un obstacle important à surmonter.
« Quand je suis arrivé, je ne parlais que quelques mots de turc », a-t-il raconté, ajoutant que les gens le traitaient comme un étranger.
« Aujourd’hui, environ 20 % de mes conversations sont en turc. Je veux continuer d’apprendre à devenir un bon citoyen », a-t-il expliqué.
En dépit des défis, Sabbagh a trouvé relativement facile de s’adapter à son nouveau foyer et a affirmé s’être intégré assez aisément.
« Je ne me sens pas du tout comme un étranger. Même si je ne parle pas bien turc, je peux m’en sortir en parlant arabe la plupart du temps, a-t-il expliqué. Le mode de vie, la nourriture et la culture ressemblent beaucoup aux habitudes que j’avais à Damas. »
« Le mode de vie, la nourriture et la culture ressemblent beaucoup aux habitudes que j’avais à Damas »
L’apprentissage de la langue l’aidera selon lui à développer son entreprise afin qu’il puisse un jour demander la citoyenneté.
Bien que la plupart des clients de Sabbagh soient arabes, il s’est mis à expérimenter de nouveaux parfums pour attirer une clientèle plus turque.
Il a fait part de sa reconnaissance envers le gouvernement turc, qui a facilité beaucoup de choses pour lui. « J’aime vraiment ce gouvernement et je pense que si un jour j’ai le droit de vote, je choisirai certainement Erdoğan comme président », a-t-il déclaré.
Pas toujours une utopie
Bien que Fatih ait l’habitude des migrants, cette récente vague migratoire a suscité chez quelques-uns de ses habitants originaux un léger trouble face à la transformation rapide connue par leur quartier.
Même si elle est elle-même une migrante, Ayse Ergun, âgée de 73 ans et arrivée à Fatih avec sa famille en provenance de Bulgarie dans les années 1940, estime que l’arrivée récente de migrants syriens a créé trop de changements.
« Cela me dérange un peu, non pas parce que je ne les aime pas [les migrants syriens] – ce sont nos frères et nos sœurs et je les aiderai toujours –, mais l’endroit a changé et je ne peux pas dire que j’aime ce changement », a confié Ergun à MEE.
Traversant avec son sac de courses le marché central de Fatih, connu sous le nom de marché de Malte, elle a poursuivi : « Depuis soixante ans, je fais mes courses ici. Avant, je connaissais tous les recoins du marché. »
« Aujourd’hui, j’entends plus d’arabe que de turc, je vois des aliments différents et je rencontre des odeurs auxquelles je ne suis pas habituée. Je me sens comme une étrangère alors que je suis chez moi. »
« Aujourd’hui, j’entends plus d’arabe que de turc, je vois des aliments différents et je rencontre des odeurs auxquelles je ne suis pas habituée. Je me sens comme une étrangère alors que je suis chez moi »
Alors que beaucoup ne sont pas au courant des décisions politiques du gouvernement turc et de son offensive militaire dans le nord de la Syrie, les rapports faisant état d’une augmentation du nombre de jeunes soldats turcs tués en Syrie suscitent un sentiment de colère et un ressentiment envers les Syriens.
« C’est inacceptable. Ces Syriens se promènent et sourient, rigolent et dérangent les gens pendant que leur pays est en guerre. Je ne me comporterais jamais comme ça si mon pays était en guerre », a déclaré Hakan Gulmez, 41 ans, qui tient une épicerie à Fatih.
Gulmez, un Kurde turc qui a quitté Siirt pour Istanbul en 1994 et qui a lancé son activité il y a dix ans, a affirmé que les Syriens étaient très bruyants et perturbateurs. Il a suggéré que la solution était de garder tous les Syriens dans des camps et de les renvoyer après la fin de la guerre en Syrie.
« Tout ce que nous demandons, c’est qu’ils se comportent correctement et qu’ils ne dérangent pas les gens. Est-ce trop demander ? », a-t-il lancé.
Dereci a pourtant soutenu que les règles de l’hospitalité exigeaient de traiter les Syriens comme des invités. Selon lui, la Turquie aurait été trop pauvre pour leur tendre la main il y a quarante ans, mais le pays est en mesure de le faire aujourd’hui.
« Comment quelqu’un qui a une conscience peut-il rester là avec le ventre plein pendant que son voisin a faim ? Il est de notre devoir d’aider. »
Dereci se garde d’étiqueter des communautés entières sur la base d’incidents isolés. « Il y a de mauvaises personnes et des voleurs dans tous les peuples. Mais généralement, notre quartier est très sûr et la plupart des habitants sont bons et décents. Y compris les Syriens. »
Gulmez a pour sa part accusé les Syriens d’être responsables de la flambée des loyers. Il s’agit d’une plainte fréquente, bien que les propriétaires qui exigent des loyers élevés ne soient pas des Syriens, qui sont eux-mêmes victimes de ces pratiques.
Isam Abidi est arrivé à Istanbul il y a deux ans et a ouvert le premier restaurant yéménite à Fatih. L’homme de 52 ans a affirmé que les loyers élevés et la détérioration de l’économie étaient de véritables défis.
Abidi, qui a également été le premier à ouvrir un restaurant yéménite à Damas il y a dix-sept ans, dont il était propriétaire, a expliqué que son activité dépend principalement des touristes arabes.
« Les Turcs ne sont pas ouverts aux nouveaux aliments. La plupart des gens qui mangent dans mon restaurant sont des gens qui aiment le riz – des Arabes, des Africains et des gens d’Extrême-Orient. »
« Je ne voudrais quitter l’endroit où je vis à Istanbul que pour retourner en Syrie »
Pourtant, Abidi, originaire de la région du Caucase, se sent très bien accueilli parmi les Turcs. Il a affirmé qu’ils le traitaient comme un des leurs. Malgré les défis, il ressent une forte affinité à l’égard du peuple turc et a soutenu qu’il n’envisagerait jamais de quitter la Turquie pour une vie plus prospère en Europe.
« La Turquie nous a ouvert ses portes et nous nous sentons les bienvenus ici. J’ai réussi à ouvrir mon entreprise et à avoir les mêmes droits qu’un Turc, a affirmé Abidi. L’Europe, en revanche, s’est montrée égoïste quand il a été question de venir en aide aux réfugiés syriens. Et aucun pays arabe ne nous a laissé ne serait-ce qu’entrer. »
« Je ne voudrais quitter l’endroit où je vis à Istanbul que pour retourner en Syrie. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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