Al Hoceima et Jerada en disent long sur l’évolution de la protestation sociale au Maroc
Pour mieux comprendre les dernières protestations sociales secouant l’opinion publique et les responsables politiques, il faut les lire dans leur contexte historique récent.
Le Maroc connaît des changements multidimensionnels. Dans un contexte politique très autoritaire, au cours des années 1970 et 1980 jusqu’au milieu des années 1990, la protestation collective se déroulait toujours à l’intérieur des murs : au lycée, à la faculté, à l’usine, dans les sièges des partis et syndicats, etc.
Le répertoire d’action collective le plus utilisé comme moyen de pression politique et de protestation sociale était souvent la grève des fonctionnaires et employés appartenant au secteur privé, et celle des étudiants et lycéens.
Intériorisant une peur séculaire par rapport au makhzen (pouvoir central) qui l’empêche de mener ou au moins de participer à une protestation sociale, l’individu se trouve soudainement libéré de toutes les contraintes sociales et politiques qui pèsent sur lui
L’émeute était par conséquent un des moyens d’expression collective, violente et destructrice, entre les jeunes en milieu urbain. L’individu, dans un processus d’urbanisation massif, qui se sentait humilié, frustré, stigmatisé et marginalisé par les représentants de l’autorité locale et par la société urbaine de consommation, était susceptible d’être absorbé et emporté par la foule en émeute. Il n’avait pas le temps de penser aux répercussions éventuelles de son action contre l’ordre social.
Intériorisant une peur séculaire par rapport au makhzen (pouvoir central) qui l’empêche de mener ou au moins de participer à une protestation sociale, l’individu se trouve aujourd’hui soudainement libéré de toutes les contraintes sociales et politiques qui pèsent sur lui.
Contrairement au phénomène de l’émeute, des années 1980, disposant d’un pouvoir de diffusion rapide et massif, et au Mouvement du 20 février, correspondant à ce qu’on a appelé le « printemps arabe », la protestation sociale dans les villes d’Al Hoceima (90 000 habitants) et de Jerada (40 000 habitants), ont un caractère local.
À LIRE : Sous le charbon de Jerada, les braises d’un nouveau hirak
Elle est donc éparpillée, isolée et ponctuelle, mais massive et récurrente. Elle est également spontanée, c’est-à-dire inorganisée, et émotionnelle.
L’organisation, les porteurs de la protestation et les slogans ne se mettent en œuvre qu’après coup. La protestation sociale pourrait durer plusieurs jours avant de devenir un mouvement social. Le temps qu’elle s’organise, structure ses revendications et fasse émerger ses porte-paroles. C’est ce qu’on peut appeler la protestation émotionnelle.
Les actions collectives émotionnelles sont plutôt un ensemble de réactions sentimentales provoquées par un choc moral (viols de mineurs, violence policière, erreur médicale, assassinat) ou une agression externe (inondation, incendie, destruction de logements clandestins par les autorités locales, distribution de logements sociaux perçue comme non équitable, etc.)
En effet, les dernières années (2016, 2017 et 2018) ont connu des mouvements sociaux massifs et récurrents qui ont occupé l’espace public : la mobilisation émotionnelle des habitants d’Al Hoceima, et également dans plusieurs villes marocaines, contre le décès du vendeur de poisson Mouhcine Fikri, broyé par une benne à ordures et dont la vidéo a énormément choqué l’opinion publique après une diffusion très large sur les réseaux sociaux.
Un an après, la ville minière de Jerada, située dans l’Oriental, a également connu un drame similaire provoquant une colère dans toute la ville. La mort accidentelle, fin décembre 2017, de deux frères piégés dans un puits clandestin cherchant à extraire du charbon, a servi d’étincelle à la révolte. Il faut dire que les difficultés sociales liées au chômage et à la précarité datent de la fin des années 1990.
À l’origine de la révolte ? La politique publique menée par l’État provoquant à chaque fois des frustrations individuelles et collectives
Dans les deux cas, à Al Hoceima et Jerada, la dimension émotionnelle collective reste le premier pas provoquant le mécontentement social. Que les habitants de Jerada aient voulu suivre, imiter et prendre la protestation sociale d’Al Hoceima comme modèle n’est pas exclu. Mais l’explication que nous pouvons avancer est plutôt liée à la politique publique de grande envergure menée par l’État provoquant à chaque fois des frustrations individuelles et collectives.
Marginalité et politique publique
Les situations de pauvreté sociale et d’exclusion spatiale étaient jusque là vécues comme « naturelles » par les populations d’Al Hoceima, de Jerada et d’autres villes se trouvant dans des situations similaires. Mais le processus d’ouverture d’un système politique autoritaire, la prise de la parole et la frustration relative provoquée par une perception collective positive d’une éventuelle amélioration des conditions de vie, ont été les premiers ingrédients préparant le mécontentement collectif.
L’espoir d’un éventuel changement nourrit la protestation sociale, et la spirale inflationniste des attentes est susceptible de radicaliser le mécontentement social.
À LIRE : Le Maroc, le faux bon élève du développement
En effet, la politique publique, très médiatisée, contre le désenclavement rural et la pauvreté urbaine a provoqué des effets pervers. La politique de « Villes sans bidonvilles » a permis à quelques 200 000 ménages de bénéficier d’un logement dans le cadre de la politique de résorption des bidonvilles de 2004 jusqu’en 2012.
On peut citer d’autres interventions publiques de grande envergure susceptibles de susciter des attentes et des espoirs, comme l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) à partir de 2005, l’aménagement du port Tanger-Med dans le nord du pays, la réalisation d’autoroutes au nord, au sud et à l’est du pays, l’introduction du tramway à Rabat, puis à Casablanca (2012), l’installation de zones industrielles dans les grandes villes, etc.
Avant les protestations sociales massives d’Al Hoceima, un grand projet royal, multidimensionnel, fortement médiatisé, a été élaboré en 2015, dans le cadre d’Al Hoceima « ville phare de la Méditerranée ». Certains projets ont connu des retards et d’autres sont toujours en cours d’exécution dans l'objectif, justement, d’atténuer la marginalisation géographique et sociale de cette région longuement ignorée par les politiques publiques.
Après les protestations sociales récurrentes dans la région d’Al Hoceima, le roi est intervenu pour calmer la colère des Rifains en sacrifiant des ex-ministres et des ministres en exercice, ainsi que d’autres hauts responsables administratifs, accusés de dysfonctionnements dans l'exécution des projets de développement.
En sacrifiant ministres et cadres pour calmer la colère d’Al Hoceima, le roi a porté un coup supplémentaire au déficit de confiance déjà affiché par l’opinion publique à l’égard des politiques
Il s’agit du ministre de l’Éducation nationale et ancien ministre de l’Intérieur, Mohammed Hassad ; du ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme, Mohamed Nabil Benbdellah ; du ministre de la Santé, El Hocine el-Ouardi ; ainsi que du secrétaire d’État à l’Éducation nationale et ancien directeur général de l’Office de formation professionnelle et de promotion du travail (OFPPT), Larbi Bencheikh ou encore le directeur de l’Office national de l’eau et de l’électricité (ONEE), Ali Fassi Fihri.
Certains ne pourront plus se voir confier de nouvelles responsabilités. C'est le cas de Rachid Benmokhtar, ex-ministre de l'Éducation nationale, Lahcen Sekkouri, ex-ministre de la Jeunesse et des Sports, Amine Sbihi, ex-ministre de la Culture, et Hakima el Haité, ex-ministre de l'Environnement.
À LIRE : INTERVIEW – Soraya El Khahlaoui : « Le hirak est le résultat d’une maturation politique »
Mais en les sacrifiant, le roi a porté un coup supplémentaire à l’intermédiation sociale en crise et au déficit de confiance déjà affiché par l’opinion publique à l’égard des politiques.
Les élus, les associations, les représentants des partis politiques, des syndicats, les notables locaux… susceptibles de jouer la médiation, ont été écartés par les protestataires. Car la décision royale renforce le sentiment déjà prédominant : les institutions de médiation ne sont plus crédibles et se retrouvent donc rejetées par les protestataires qui exigent l’intervention directe du roi.
Si ces mouvements sociaux gigantesques se déroulent dans une ambiance très tendue, ils restent toutefois pacifiques. Depuis la seconde moitié des années 1990, les mouvements sociaux s’inscrivent dans une tradition protestataire devenue maintenant classique. Contrairement aux années précédentes – 1965, 1981, 1984 ont connu un traitement politique des luttes sociales urbaines presque exclusivement répressif – l’armée n’est pas intervenue et la violence policière a nettement reculé.
Instauration d’une tradition de protestation pacifique
Dans les villes marocaines, une ère nouvelle, marquée par un processus de modernisation de la protestation sociale, semble s’ouvrir progressivement depuis la seconde moitié des années 1990.
Les nouveaux mouvements sociaux, pacifiques et organisés, engagent des pressions multiples sur l’État pour pouvoir assurer la conquête de l’espace public.
Les mouvements sociaux étaient jadis tellement intimidés par le pouvoir politique qu’ils ne pensaient même pas recourir à une demande préalable auprès des autorités locales pour pouvoir manifester dans la rue – alors que la manifestation dans les espaces publics est reconnue depuis le dahir (code des libertés publiques) de 1958. Mais les manifestations ne sont jamais autorisées, à l'exception du 1er mai, fête internationale des travailleurs.
En parallèle à l’explosion des émeutes au cours des années 1980, les canaux de protestation sociale se sont multipliés, s’exprimant à travers le mouvement religieux, des femmes, des droits de l’homme, pour la défense de la culture et de la langue berbère, etc.
Ceci correspond à la fin d’une étape où certaines organisations politiques faisaient du recours à la violence une solution politique pour la destruction du pouvoir politique en place.
Le mouvement social est un indicateur à travers lequel on peut examiner la relation du citoyen au pouvoir
Cette décennie 1980, caractérisée par les violences meurtrières et par une intervention multiple de l’État, à travers sa politique publique dans le champ urbain, allait préparer le terrain à une nouvelle ère marquée par un processus de pacification, de dialogue, de débat, voire de consensus entre les différents acteurs politiques et syndicaux.
Le dynamisme de la société s’exprime alors à travers ses mouvements sociaux. Le mouvement social est un indicateur à travers lequel on peut examiner la relation du citoyen au pouvoir et également le processus du changement social. Si le mouvement social ne prétend pas à la conquête du pouvoir politique, il n’est pas pour autant sans référence au politique.
Vu le contexte politique instable des pays arabes, toute tentative de mobilisation sociale à caractère massif soulève des préoccupations sécuritaires. La mobilisation massive et répétitive des enseignants stagiaires, et plus particulièrement la dernière grande mobilisation sociale à Al Hoceima et dans d’autres villes marocaines sont perçues, de plus en plus, comme inquiétantes par la majorité des élites marocaines, et pas seulement les élites.
En effet, les actions des cellules terroristes et les tentatives de déstabilisation du pays sont très présentes dans l’opinion publique et chez les acteurs mobilisateurs (notamment les syndicats), et également dans les représentations officielles. Un éventuel dérapage de la part des forces de l’ordre ou de la part des protestataires n’est jamais exclu. Les conséquences sociales, économiques et politiques trop médiatisées de la contestation en Libye, au Yémen et en Syrie, changent la donne. Les masses urbaines sont moins enthousiastes qu’en 2011.
Des mouvements émotionnels
L’histoire politique du pays, depuis son indépendance en 1956, a été basée sur la violence physique : arrestations des lycéens et étudiants, des opposants politiques, liquidations physiques (Mehdi Ben Barka, Omar Benjelloun, etc.), condamnations à mort, coups d’état militaires ratés, émeutes violentes et répressions brutales dans les différentes villes en 1965, 1981, 1984, 1990.
Pour éviter la répression policière ou militaire, réussir une protestation sociale et, par conséquent, exercer une pression politique sur l’État, les partis politiques et les organisations syndicales de l’opposition politique ont tenté d’assurer une mobilisation sociale massive en s’appuyant d’abord sur l’émotion collective. Pour ce faire, elles ont lancé des appels pour se solidariser avec les peuples palestinien, libanais, irakien…
Après les manifestations à caractère émotionnel de soutien aux différents peuples arabes et musulmans, dans l’espace public au cours des années 1990, les mouvements sociaux sont progressivement arrivés à porter sur la scène publique des revendications matérielles ou en lien avec des valeurs conflictuelles : chômage, cherté du coût de la vie, manque de transport, insécurité, habitat précaire, droits de l’homme, liberté syndicale, ségrégation sexuelle, domination culturelle et linguistique, etc. Les jeunes diplômés chômeurs constituent le mouvement de protestation le plus activiste.
Mais l’excès du souci sécuritaire ancré encore dans les mentalités des représentants des autorités locales et de ceux des forces de l’ordre, ne peut disparaître d’un seul coup.
Les autorités locales et centrales se trouvent encore coincées entre les traditions séculaires sécuritaires et l’ouverture politique du pays sur les principes des droits de l’homme contenus dans les dernières Constitutions.
Les récentes études traitent des liens émotionnels tissés par les activistes ou les acteurs qui arrivent à forger ou à soutenir une identité collective
Les récentes études sur les nouveaux mouvements sociaux ouvrent de nouvelles pistes. Elles traitent des liens émotionnels tissés par les activistes ou les acteurs qui arrivent à forger ou à soutenir une identité collective. Ce type de mouvement émotionnel, basé sur des sentiments « consensuels » de solidarité, exprime la compassion et l’identification des protestataires aux victimes.
Dans un contexte d’ouverture politique, la protestation sociale de type émotionnel se manifeste, par exemple, chaque fois après le décès d’un jeune du quartier provoqué par des agents de police. Les associations des droits de l’homme ne tardent pas à manifester à chaque occasion pour soutenir les familles des victimes. Après plusieurs bavures, la direction de la Sûreté nationale a mis fin à l’existence de la nouvelle police appelée Groupement urbain de sécurité (GUS).
À LIRE : Liberté au Moyen-Orient : il y a encore des raisons d’être optimistes
En décembre 2007, par exemple, la mouvance islamiste a lancé un appel à manifester juste après la prière du vendredi pour protester contre un prétendu « mariage homosexuel » dans la ville de Ksar el-Kebir. La mouvance islamiste n’arrivait pas à encadrer une population de plus en plus nombreuse qui se joignait à cette manifestation mi-organisée, mi-spontanée
Dans un contexte territorial restreint, telle la région du Rif, l’action collective s’appuie sur des liens communautaires ou mythiques, des relations de parenté, des liens de sang, des relations de voisinage ou de proximité spatiale. Le décès filmé du poissonnier Mouhcine Fikri dans une situation atroce devient le déclencheur de la mobilisation sociale.
Le lien social communautaire devient le carburant de la protestation. Les relations sociales y sont plus spontanées, plus émotionnelles, plus solidaires, plus chaudes que dans les grandes villes. Celles-ci se caractérisent par des relations sociales plutôt anonymes, utilitaristes et rationnelles. Les clivages politiques et les différenciations sociales y sont plus aigus qu’en milieu rural et dans les petites villes.
La spécificité de ce mécontentement social régional est son émergence loin des cadres politique et syndical locaux. Les nouveaux porte-paroles de la région du Rif considèrent les partis politiques comme de simples « boutiques politiques » qui attendent la campagne électorale.
Ainsi les membres du gouvernement partis sur place ne peuvent négocier avec des individus portés sur la scène publique par le hirak. L’État ne peut négocier qu’avec des institutions (partis politiques, syndicats, associations, communes, régions, etc.) Et ceci est ressenti par les leaders du mouvement social comme une volonté de l’État de les marginaliser.
Cette impasse a abouti à l’arrestation des leaders improvisés qui auraient pu être évitables pour ne pas envenimer une situation sociale déjà instable, voire chaotique, et donner un sens au dialogue entre État et représentants des protestataires.
C'est dans ce contexte d'effervescence sociale que la ville de Jerada occupe la scène médiatique.
Jerada, ville marginalisée
Depuis le décès des jeunes frères, les habitants de la ville ne cessent de manifester leur colère en occupant l’espace public. La visite de deux ministres, celui des Mines le 3 janvier 2018, puis celui de l’Agriculture, au début du mois de février, n’ont pas réussi à calmer les jeunes porteurs du mécontentement social.
Le décès des deux frères était l’occasion pour structurer les revendications socio-économiques locales. Les slogans dénoncent la marginalité, voir l’« abandon » de la ville et réclame une « alternative économique ». En effet, la mine de charbon constituait la principale activité de Jerada. Cette mobilisation sociale s’est accentuée après le décès d’un troisième jeune garçon de 32 ans.
Après dix jours de protestations sociales récurrentes et de grèves, une visite officielle du chef du gouvernement, Saâdeddine el-Othmani, a été annoncée dans la région de l’Oriental, non pas exclusivement dans la ville de Jerada. Selon le gouvernement, des visites étaient prévues dans toutes les régions du Maroc.
La frustration, née du décalage entre la réalité et les attentes, peut déboucher sur de fortes tensions sociales. Les inégalités au Maroc sont devenues plus criantes, plus visibles et surtout, de moins en moins acceptées.
Ces nouvelles formes de protestation sociale sont portées par la presse et accessoirement par la télévision au stade de l’événement. De leur côté, les mouvements sociaux cherchent souvent à rénover leurs actions collectives et à utiliser d’autres formes de protestation non conventionnelles pour attirer l’attention des médias, bousculer l’opinion publique et secouer les responsables politiques.
En parallèle au recul progressif du sentiment de peur à l’égard du pouvoir politique et à l’augmentation numérique des couches sociales urbaines et instruites, les différentes mobilisations sociales permettent d’assurer un passage progressif d’un statut de sujet passif, émotionnel et peu revendicatif, à un statut de citoyen connaissant ses droits et ses devoirs et prêt à prendre la parole.
Une tradition de protestation sociale dans l’espace public
Le passage du phénomène de l’émeute au cours des années 1980 (1981,1984 et 1990) à l’action manifestante, au cours des années 1990, correspond d’abord à un processus qui marque la transition du temps de la violence militaire (aveugle) à celui de la violence policière, et du temps du marchandage et de l’intimidation à celui de la négociation, de la concession et du dialogue.
Si l’ouverture progressive du système politique favorise la construction de la protestation sociale, elle n’en est pas pour autant le produit pur et simple. L’émergence de la société civile, notamment les mouvements des droits de l’homme, les mouvements de femmes, les mouvements des diplômés chômeurs, les mouvements culturels, etc., s’est réalisée dans un contexte politique autoritaire.
L’émergence de la société civile, notamment les mouvements des droits de l’homme, les mouvements de femmes, les mouvements des diplômés chômeurs, les mouvements culturels, etc., s’est réalisée dans un contexte politique autoritaire
Les autres mouvements sociaux dits classiques (les syndicats) exercent également des pressions sur l’État par le recours à la grève générale ou sectorielle, qui aboutissait dans les années 1980 à l’émeute.
Depuis, en parallèle avec l’ouverture progressive du système politique, les mouvements sociaux ont réussi à instaurer une tradition de la protestation sociale pacifique dans l’espace public, contrairement aux pouvoirs autoritaires égyptien et tunisien (Hosni Moubarak, Ben Ali) qui interdisaient la prise de parole collective et individuelle.
À LIRE : Maroc : pourquoi les manifestations pour Mouhcine Fikri ont réveillé l’esprit du 20 février
Après un sentiment de fragilité face aux multiples protestations sociales pendant « le printemps arabe », l’État renforce son appareil répressif à partir de 2013. Ainsi, l’action collective au cours de l’année 2014 connaît un tournant dans son rythme d’accroissement. En effet, le nombre de protestation a baissé de plus de 40 %. Il était de l’ordre de 8 500 protestations (enregistrées jusqu’au 30 septembre, données officielles du ministère de l’Intérieur), soit une moyenne de 31 actions collectives par jour en 2014 contre 52 en 2013.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette baisse très sensible. D’abord, de nouvelles opportunités politiques émergen. Elles vont structurer le champ protestataire. En effet, les premières victimes de ce tournant politique de l’État sont les jeunes diplômés chômeurs.
Le gouvernement mené par le Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes) revendique l’application de la loi, quitte à adopter des mesures perçues socialement comme impopulaires. Parmi ces décisions politiques, nous pouvons citer le prélèvement sur les salaires des fonctionnaires grévistes malgré les multiples protestations des syndicats et la répression violente des manifestants ne disposant pas d’autorisation administrative préalable, etc.
On peut également signaler l’évacuation violente des ferrachas (vendeurs de rue) qui occupaient illégalement l’espace public, et la destruction des baraques appartenant à des ménages de bidonvilles qui protestent contre la politique sociale discriminatoire en matière de distribution de logements…
Actuellement, la violence est socialement imprégnée par un sentiment de honte, de répugnance, voire de culpabilité. Elle a tendance à se privatiser
Au-delà de la seule question de la violence individuelle ou collective, c’est toute une économie de l’émotion qui est susceptible d’accompagner le développement de la démocratie.
Il faut dire qu’on assiste, après les émeutes récurrentes des années 1980, à un processus de remodelage social et un changement progressif de certaines valeurs séculaires. L’articulation entre le processus de socialisation et celui de la coercition est au centre de la réflexion sur la violence.
La production et la diffusion par les mass média de nouvelles valeurs culturelles stigmatisant la violence (collective et individuelle) et la création d’un centre d’écoute contre les violences envers les femmes en 1995 s’inscrivent dans cette perspective.
À LIRE : Une bousculade mortelle pour de la nourriture souligne la pauvreté généralisée au Maroc
Actuellement, la violence est socialement imprégnée par un sentiment de honte, de répugnance, voire de culpabilité. Elle a tendance à se privatiser, à se cantonner à l’espace domestique. Et de plus en plus, la société la condamne publiquement. Elle le fait massivement à travers les manifestations dans l’espace public, à travers les colloques et les réunions, les émissions de télévision, les auditions publiques organisées par l’Instance équité et réconciliation (IER), les campagnes publicitaires murales et télévisées, la presse écrite, etc. Une sensibilisation est menée également par les associations contre la violence des femmes, des enfants, des prisonniers de droit commun, des domestiques, etc.
Condamnation sociale de la violence physique
La population se mobilise et proteste dans l’espace public contre les anciennes et les présentes violences policières qui ont permis à certaines affaires de prendre une autre tournure, devant les tribunaux. Grâce à un tissu associatif dynamique, les familles victimes de violence policière osent de plus en plus déposer plainte contre les agents de police.
Ce processus de condamnation sociale de la violence physique et ses effets sur la pacification des relations sociales doit être également lu dans un contexte politique en cours d’ouverture, caractérisé naguère par la violence entre la monarchie et les partis politiques issus du mouvement national. Globalement, le Maroc passe de la violence de l’État contre la société au cours des années 1960 et 1970 à la violence de la société contre l’ordre social pendant les émeutes récurrentes des années 1980.
L’État tente de faire un travail de mémoire en souhaitant assurer une rupture avec un passé récent marqué par la violence à l’égard du citoyen
Le mouvement islamiste dépasse également son radicalisme des années 1970 qui avait abouti à l’assassinat d’Omar Benjelloun et à une tentative d’assassinat du militant communiste (PPS), Abderrahim Maniaoui à Casablanca en 1975. Actuellement, la mouvance islamiste condamne, dans ses discours, le recours à la violence physique. Les organisations politiques « gauchistes » marocaines ont également renoncé à l’utilisation de la violence pour la destruction de la monarchie.
Avec la création de l’IER, l’État tente de faire un travail de mémoire en souhaitant assurer une rupture avec un passé récent marqué par la violence à l’égard du citoyen : répression, emprisonnement et assassinat contre les opposants politiques et syndicalistes, contre les putschistes au début des années 1970, contre les émeutiers des années 1980, etc.
De la frustration, la hogra
Comme nous l’avons signalé, la souffrance sociale n’est pas corrélée à des normes absolues (seuil de pauvreté...), mais pensée comme misère de situation et comme décalage entre les attentes socialement construites et la perception du présent.
La notion de hogra que l’on peut traduire par « mépris », exprime la frustration de certaines catégories sociales qui ne sont pas forcément pauvres. De plus en plus utilisée par les jeunes en âge adulte, elle exprime le sentiment de ne pas être perçu socialement à sa juste valeur. Ces jeunes se sentent dévalorisés et inutiles.
Le recours récurrent à cette thématique et à sa version positive « la dignité », est mobilisateur. Il est le premier pas vers la révolte. Certains jeunes ne sont plus dans le registre culturel lié à la résignation, à la satisfaction et à l’acceptation de son statut social. La frustration ressentie individuellement et le manque d’espoir à l’horizon sont susceptibles de s’exprimer sous une forme collective violente ou pacifique quand les opportunités politiques le permettent.
À LIRE : au lieu de réprimer les manifestants, voici ce que devrait faire la monarchie marocaine
C'est en ce sens que l'émeute est approchée comme le produit d'une extrême frustration, de délabrement moral et d'angoisse, et comme une réponse violente aux tensions existantes entre les attentes et les aspirations des catégories sociales en difficulté face à une réalité urbaine amère.
Le Maroc, État et société, a l’habitude et l’expérience de gérer les mouvements de protestation sociale. Jadis, l’État ne pouvait pas concevoir une société sans conflit social. À chaque grand conflit, il demande ou exige la « paix sociale » aux partis politiques et aux organisations syndicales de l’opposition en prétextant à chaque fois l’affaire du Sahara.
L’État a compris que la violence répressive ne peut qu’envenimer une situation déjà catastrophique
Le temps où l’État impose aux acteurs soit l’intimidation, soit la répression violente est fini. L’État a compris que la violence répressive ne peut qu’envenimer une situation déjà catastrophique après plusieurs mois de protestations continues à Al Hoceima, puis à Jerada.
Le Maroc se trouve actuellement dans une phase historique décisive où il faut gérer la prise récurrente massive de la parole par les citoyens et la société civile, d’une part, et l’accumulation d’un retard énorme dans tous les domaines (pauvreté, chômage, éducation, logement, enclavement, démocratie, transparence, justice…), d’autre part.
Alexis de Tocqueville écrivait déjà en 1850, dans L’Ancien Régime et la Révolution, que « l’expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer ».
- Abderrahmane Rachik est sociologue et urbaniste, chercheur associé au Centre marocain des sciences sociales (CM2S) à Casablanca, et au Centre de recherche économie, société, culture (CRESC) à Rabat. Conseiller scientifique dans la revue Oumrane (Doha), publié par l'Arab Center for Research and Policy Studies, il enseigne aussi la sociologie urbaine à la faculté de gouvernance, des sciences économiques et sociales de Rabat et à l’Université Hassan II de Mohammadia. Il a publié de nombreux ouvrages sur les mouvements sociaux et la sociologie urbaine au Maroc.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Les nouveaux mouvements sociaux au Maroc, comme ici à Jerada, le 26 décembre 2017, sont pacifiques et organisés (AFP).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].