À Rawabi, le rêve contrarié d’une Palestine high-tech
RAWABI, Cisjordanie – Un data center ultramoderne, un incubateur de start-up qui n’a rien à envier aux géants américains de l’Internet et bientôt un centre de formation high tech… Bienvenue dans le pôle technologique de Rawabi, qui a ouvert ses portes cet été dans la ville nouvelle créée par le milliardaire palestinien Bashar Masri, à 9 km de Ramallah.
L’infrastructure a été installée dans un immeuble de huit étages au cœur du centre commercial de la ville. Ce mardi 30 janvier, Sari Taha, responsable du projet, fait découvrir les lieux à une poignée de journalistes.
La visite commence par le data center situé au sous-sol. « Nos serveurs ont déjà la capacité de prendre en charge les données de plus de 100 entreprises et nous prévoyons de renforcer encore nos équipements pour pouvoir proposer nos services à plus de 500 entreprises dans le futur », se félicite-t-il.
Le but est de répondre aux besoins du secteur local de la high tech, qui emploie déjà plus de 6 000 personnes en Cisjordanie et représente 6 % du PIB de l’Autorité palestinienne. Mais aussi de créer « une plateforme pour tout le Moyen-Orient ».
« Nous voulons proposer des partenariats à des entreprises basées en Jordanie ou en Égypte pour qu’elles puissent opérer depuis ici avec les Palestiniens », souligne Sari Taha. Pour encourager les investisseurs étrangers, l’entreprise palestinienne ASAL Technologies, dont Bashar Masri est actionnaire, a délocalisé une partie de ses employés aux 3e et 4e étages de l’immeuble.
« Pour créer un secteur performant, nous pensons qu’il faut un écosystème concentré, avec un mélange d’entreprises locales et internationales. Nous devons nous tourner vers l’extérieur car notre marché est trop petit. C’est la recette qui a fait le succès de la Silicon Valley aux États-Unis et des Israéliens à côté de nous », explique Murad Tahboub, directeur général d’ASAL Technologies.
« Nous devons nous tourner vers l’extérieur car notre marché est trop petit. C’est la recette qui a fait le succès de la Silicon Valley aux États-Unis et des Israéliens à côté de nous »
- Murad Tahboub, directeur général d’ASAL Technologies
Spécialisée dans la sous-traitance de logiciels et de services informatiques, ASAL Technologies a déjà séduit la compagnie israélienne Mellanox, experte dans le domaine du haut débit, mais aussi le poids lourd Microsoft.
Employé de l’entreprise palestinienne à Rawabi, Mohammed Asmar travaille par exemple sur le projet Cortana, du nom de l’assistant personnel intelligent développé par la firme américaine. « C’est l’un des projets les plus importants du moment », se réjouit-il.
Avec ses compétences, l’ingénieur palestinien aurait pu facilement se faire embaucher aux États-Unis, mais il « préfère rester ici et peut-être contribuer à construire la Silicon Valley de la Palestine ».
Au 5e étage, Sari Taha nous montre enfin le nouvel incubateur de start-up de Rawabi. Décoration design, ordinateurs avec connexion à la fibre optique, salles de réunion ou encore imprimantes 3D : tout a été étudié pour permettre aux entrepreneurs palestiniens de pouvoir « échanger et faire progresser leurs idées » afin de « séduire plus rapidement » le marché local et international.
Alors que le chômage atteint 21 % en Cisjordanie, Sari Taha en est persuadé : « Les nouvelles technologies sont un tremplin pour les jeunes palestiniens. Elles vont leur permettre de prouver leur valeur au monde ».
De ce point de vue, l’arrivée de la 3G en Cisjordanie le 23 janvier dernier constitue un encouragement pour les Palestiniens. Cela faisait en effet une quinzaine d’années que les autorités israéliennes leur en avaient refusé l’accès, officiellement pour des « raisons de sécurité ».
Normalisation et « paix économique »
Moins enthousiastes, certains Palestiniens reprochent cependant à la ville de Rawabi et à son nouveau pôle technologique de contribuer à la normalisation des relations avec Israël.
Selon le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), la ville, créée de A à Z avec des fonds privés, notamment qataris, aurait été construite sur trois villages palestiniens dont les terres ont été confisquées par l’Autorité palestinienne et remises à Bashar Masri.
« Contrairement à ce qu’il prétend, Bashar Masri ne travaille pas pour le futur de la Palestine. Ces actions sont en fait en harmonie avec la soi-disant politique de ‘’paix économique’’ développée par Israël pour la Cisjordanie, autrement dit, la mise à l’écart des droits fondamentaux des Palestiniens [...] en échange de gains économiques pour une élite minoritaire »
- Un militant du BDS
En outre, pour l’ériger, l’homme d’affaires « s’est adjoint les services de l’architecte israélien Moshe Safdie », qui a notamment conçu les plans de la ville israélienne de Modi’in, souligne à Middle East Eye un membre du BDS. Une partie du complexe de Modi’in, Modi’in Illit, est en fait une colonie construite illégalement sur les terres du village cisjordanien de Bil’in.
De loin, Rawabi (collines, en arabe) ressemble d’ailleurs à si méprendre à une colonie israélienne, malgré un gigantesque drapeau palestinien qui semble avoir été dressé là pour éviter toute confusion.
Autre point de crispation pour les défenseurs de la cause palestinienne : le milliardaire a acheté des matériaux de construction, notamment des pavés et de l’équipement électrique, à des compagnies israéliennes.
Bashar Masri l’admet volontiers. « Il ne faut pas se voiler la face. On ne peut rien faire sans les Israéliens », confiait-il en mai 2017. Mais l’homme d’affaires palestinien insiste sur le fait qu’il a dû lui aussi batailler contre les Israéliens pour mener à bien son projet.
Pendant plusieurs mois, l’alimentation de la ville en eau a notamment été retardée par les plaintes de la colonie israélienne voisine d’Ateret. Par ailleurs, le cabinet du gouvernement Netanyahou refuse toujours de lui accorder un permis pour élargir l’unique route qui mène à Rawabi.
Au-delà de ces aspects matériels, le mouvement BDS dénonce la volonté du milliardaire de collaborer avec le secteur de la high tech israélienne. « L'industrie israélienne de haute technologie est un partenaire majeur du complexe militaro-sécuritaire israélien et en dépend pour sa croissance et son succès […] Israël utilise son occupation militaire en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pour tester ses avancées technologiques », déplore le BDS.
Face à cette critique, Bashar Masri reste droit dans ses bottes. « Il n’y a pas de secret, une de nos cibles est Israël », affirme-t-il à Middle East Eye sans hésiter. Il souhaite pousser des compagnies high tech israéliennes à délocaliser certaines de leurs activités à Rawabi.
Pour le milliardaire, l’objectif principal est en effet de créer des emplois. Alors, à ses yeux, il serait dommage de ne pas profiter du succès de la « nation start-up » israélienne qui est aujourd’hui en manque d’ingénieurs. « Au lieu d’aller les chercher en Europe de l’Est ou en Inde, les Israéliens pourraient les embaucher en Cisjordanie », suggère-t-il.
Un argument que conteste le BDS. « Contrairement à ce qu’il prétend, Bashar Masri ne travaille pas pour le futur de la Palestine. Ces actions sont en fait en harmonie avec la soi-disant politique de ‘’paix économique’’ développée par Israël pour la Cisjordanie, autrement dit, la mise à l’écart des droits fondamentaux des Palestiniens, y compris le droit à l’autodétermination, en échange de gains économiques pour une élite minoritaire », fustige le BDS.
« L'industrie israélienne de haute technologie est un partenaire majeur du complexe militaro-sécuritaire israélien et en dépend pour sa croissance et son succès […] Israël utilise son occupation militaire en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pour tester ses avancées technologiques »
- Un militant du BDS
De fait, avec son amphithéâtre géant, son parc d’activités sportives et bientôt sa cave à vin, la ville de Rawabi ressemble beaucoup à une destination de vacances pour Palestiniens fortunés. Un élément qui explique peut-être que peu d’acheteurs – 4 000 à ce jour, selon les chiffres officiels de la ville – se soient laissé séduire. « Nous avons 3 000 visiteurs chaque week-end qui viennent profiter de nos divertissements », objecte Jack Nassar, membre de la fondation Rawabi.
Il faut dire que pour beaucoup de Palestiniens travaillant à Ramallah, habiter à Rawabi serait un véritable casse-tête. Ils leur faudrait en effet emprunter quotidiennement les routes de Cisjordanie, connues pour leur trafic monstre et la fermeture inopinée des checkpoints par les autorités israéliennes.
Peu importe pour Bashar Masri, qui précise que Rawabi ne lui rapporte pour l’instant pas un centime. Pour lui, la satisfaction est ailleurs. « Les gens savent que je crée des emplois », assure-t-il à Middle East Eye. Dans la construction, la promotion, les services et maintenant la high tech : environ 10 000 palestiniens travailleraient aujourd’hui de façon directe ou indirecte pour la ville, selon l’homme d’affaires.
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