Pourquoi un État national kurde est voué à l’échec
Sur l’un des sites nationalistes kurdes, la ville de Diyarbakır est décrite comme le principal centre de l’économie, de la culture et de la politique kurdes en Turquie. Le site web, dont la mission est à la fois politique et éducative, fournit une brève histoire de la ville, soutenant que son ancien nom byzantin, Amed, est un nom kurde.
Le site ignore complètement l’histoire islamique de la ville ainsi que ses fluctuations démographiques au cours de la période ottomane, ces fluctuations qui ont progressivement transformé Diyarbakır en une ville à majorité kurde. Aujourd’hui, Diyarbakır compte près d’un million d’habitants, dont les trois quarts, selon des sources kurdes, parlent le kurde.
Thermomètre du nationalisme kurde
Diyarbakır est en effet la ville que les nationalistes kurdes, en particulier le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considèrent comme le thermomètre du mouvement nationaliste kurde au sein de la République de Turquie.
Bien que la population kurde de Diyarbakır n’avoisine même pas le tiers de la population kurde d’Istanbul, la ville occupe une place prépondérante dans la géographie sacrée des nationalistes kurdes radicaux, qui s’imaginent un Kurdistan s’étendant de l’ouest de l’Iran à la Méditerranée et de la frontière turco-géorgienne à la périphérie de Bagdad.
Pendant la période byzantine, Amed fut un centre religieux assyro-chrétien. Les armées de la conquête islamique l’atteignirent dès le règne du second calife, Omar ibn al-Khattab. Peu après sa chute aux mains des musulmans, la ville, qui occupait une position stratégique sur les rives du Tigre, devint l’un des principaux postes frontaliers de la péninsule arabique musulmane.
Diyarbakır n’est pas la seule ville de la géographie sacrée kurde à avoir acquis son caractère kurde que récemment, très récemment en fait
Pour sécuriser la longue frontière islamique contre les Byzantins, les souverains omeyyades encouragèrent les tribus arabes à s’installer dans toute la province de la péninsule arabique, depuis l’amont du Tigre, à l’est, jusqu’à l’Euphrate, à l’ouest.
Amed se trouvait au cœur de la zone où les tribus de Bakr bin Wa’il devaient s’installer. C’est ce qui donna son nom à Diyarbakır, « la terre de Bakr ». D’autres tribus issues de la branche des Rabi’ah s’installèrent dans la circonscription de Mossoul, tandis que des tribus descendantes de Moudar s’établirent un peu plus à l’ouest.
Changer la démographie
Cependant, la présence arabe aux frontières nord-est du monde islamique commença à reculer au cours des siècles suivants, que ce soit en raison du déclin de la puissance militaire des Arabes, des migrations successives des tribus turkmènes ou de la poursuite des déplacements des peuples du Moyen-Orient.
Au cours du XVIe siècle, seulement sept des dix-neuf districts de la province ottomane de Diyarbakır furent désignés comme kurdes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Arméniens et les Assyriens représentaient la majorité des habitants de Diyarbakır.
Ce n’est que lors de l’éruption du conflit entre Kurdes et Arméniens, au cours de la période hamidienne (1876-1909), et du déplacement des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale que les Kurdes devinrent majoritaires dans la ville.
Diyarbakır n’est pas la seule ville de la géographie sacrée kurde à avoir acquis son caractère kurde que récemment, très récemment en fait. Ainsi également de la ville de Kirkouk, dans le nord de l’Irak. Celle-ci se développa comme une ville turkmène autour de la citadelle où les troupes turques furent déployées au cours du moyen âge islamique.
Les Turkmènes continuèrent à constituer la majorité absolue de la ville jusqu’à ce que l’Iraq Petroleum Company ne commence à exploiter les champs pétrolifères adjacents et n’y déplace son siège dans les années 1930.
Pour des raisons purement économiques, Kirkouk se transforma en aimant, attirant des travailleurs arabes et kurdes. Le recensement irakien de 1957 indique que Kirkouk était en train de devenir une ville mixte turkmène, kurde et arabe, même si les Turkmènes constituaient encore le groupe ethnique le plus important.
Récemment, un dirigeant kurde n’a pas hésité à décrire Kirkouk comme « la Jérusalem des Kurdes », dans une tentative plutôt imprudente d’élever le conflit au sujet de la ville au niveau de celui portant sur la Palestine.
Comme pour Kirkouk, et malgré la présence de Kurdes dans les villes syriennes de Hassaké et Qamichli depuis le début de l’ère ottomane, une proportion significative de Kurdes du nord-est de la Syrie est issue de deux vagues de migration kurde en provenance du côté turc de la frontière.
La première vague a résulté de la répression de l’État kémaliste à la suite de la révolte de Cheikh Saïd au milieu des années 1920, tandis que la seconde est associée aux événements du Dersim à la fin des années 1930.
Tribus pastorales
Amuda, dans le gouvernorat de Hassaké, en Syrie, qui a été décrite par le mufti de Bagdad Abu al-Thana al-Alusi dans le carnet de route de son célèbre voyage à Istanbul au milieu du XIXe siècle comme une petite ville arabo-musulmane, est considérée aujourd’hui comme une ville kurde.
Pourtant, la ville arabo-musulmane d’Amuda a été transformée par les mouvements de population en une ville majoritairement assyrienne au début du XXe siècle et n’est devenue une ville à majorité kurde qu’après l’expulsion des Assyriens par les Kurdes en 1937.
Les Kurdes furent d’abord mentionnés par les premiers historiens islamiques, tels que Tabari, al-Baladhuri et al-Mas’udi, dans leurs comptes-rendus des premières conquêtes islamiques. Ils furent décrits comme des tribus pastorales résidant dans la région montagneuse aujourd’hui partagée par l’Iran, l’Irak et la Turquie.
La vraie lutte, aujourd’hui, est la lutte contre le fanatisme de l’État nationaliste, la lutte pour le rendre moins intolérant, plus inclusif de la pluralité de ses peuples, mais aussi plus honnête quand il s’agit de reconnaître la diversité de leurs cultures et de leur patrimoine
Au cours des siècles suivants, les Kurdes ont commencé à s’installer dans les plaines voisines, que ce soit sous l’effet de forces économiques, de guerres ou de l’essor et de la chute des États.
Depuis l’époque des Zengides et des Ayyoubides, les dirigeants musulmans ont trouvé chez les Kurdes des soldats compétents. À Damas, le quartier de Rukn al-Din, habité par des Kurdes, remonte aussi loin que le début de l’ère ayyoubide. Et tout comme les autres soldats professionnels du moyen-âge islamique, les Kurdes allaient bientôt occuper une position de premier plan dans le système féodal militaire.
Une question de survie
L’allégeance et la rébellion des aghas (chefs militaires) kurdes ont joué un rôle important dans le mouvement des tribus kurdes à l’époque ottomane. Les Kurdes d’Afrin, par exemple, se sont installés dans cette région du nord-ouest de la Syrie au XVIIe siècle à la suite de l’échec de la rébellion d’un agha kurde contre l’autorité d’Istanbul.
Si les tribus montagnardes que les premiers conquérants musulmans ont rencontrées représentaient la masse kurde originelle, il serait assez difficile de faire remonter à cette masse tous les Kurdes de notre époque, tout comme il serait naïf de considérer les Arabes d’Égypte, de Tunisie, de Palestine et d’Irak comme les descendants purs des tribus arabes de Moudar, Rabi’ah, Hamadan et Azd.
Au cours des siècles, et à la suite de déplacements, de migrations et de guerres ininterrompus, certains Kurdes ont cessé d’être Kurdes. Au cours de la même période, d’autres, d’origines arabe, arménienne et turque, allaient, pour assurer leur survie, rejoindre des alliances tribales kurdes plus fortes et plus efficaces.
L’arrivée tardive des Kurdes dans certaines villes et régions du Moyen-Orient ne fait aucunement d’eux des citoyens de seconde zone. Le droit des Kurdes de vivre à Kirkouk, Amuda, Qamichli, Diyarbakır, Damas, Istanbul et Bagdad n’est pas inférieur à celui des Arabes de Taëf, Sanaa, Tripoli, Tunis et Oran
Néanmoins, l’arrivée tardive des Kurdes dans certaines villes et régions du Moyen-Orient ne fait aucunement d’eux des citoyens de seconde zone. Le droit des Kurdes de vivre à Kirkouk, Amuda, Qamichli, Diyarbakır, Damas, Istanbul et Bagdad n’est pas inférieur à celui des Arabes de Taëf, Sanaa, Tripoli, Tunis et Oran.
Cette vaste contrée, qui s’étend de l’Asie centrale aux rivages de l’Atlantique, a été façonnée par une série de mouvements, de déplacements et de migrations de peuples ininterrompus depuis les conquêtes islamiques.
À LIRE : Géopolitique de l’indépendance kurde
Cet épisode de l’Histoire témoigne de la fragilité du mythe de la pureté raciale revendiquée par les nationalistes kurdes (ainsi que par leurs homologues arabes et turcs), ainsi que des bases fragiles sur lesquelles repose la géographie nationaliste kurde.
Dans cette région du monde, il est assez difficile d’invoquer le modèle nationaliste européen et son État national sans encourir d’énormes coûts.
Tout au long du XXe siècle, les peuples du Moyen-Orient ont payé un lourd tribut aux illusions de projets nationalistes qui, avec le passage du temps, se sont révélés être des échecs complets. Il faut en tirer les leçons qui s’imposent.
L’effort entrepris pour transformer la géographie nationaliste kurde en un État national sera pareillement voué à l’échec, et ouvrira les portes de l’enfer à travers tout le Moyen-Orient.
La vraie lutte, aujourd’hui, est la lutte contre le fanatisme de l’État nationaliste, la lutte pour le rendre moins intolérant, plus inclusif de la pluralité de ses peuples, mais aussi plus honnête quand il s’agit de reconnaître la diversité de leurs cultures et de leur patrimoine.
- Basheer Nafi est un historien spécialiste de l’islam et du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une Kurde irakienne arbore un drapeau kurde lors d’une manifestation de soutien au leader Massoud Barzani le 30 octobre 2017 (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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