Dans la « Silicose Valley », les habitants réclament « juste de quoi manger »
Jerada, MAROC – Avec ses petits cafés miséreux, ses maisons rudimentaires à la construction inachevée et ses jeunes désœuvrés qui tuent le temps dans les cafés, une cigarette aux lèvres en rêvant de lendemains meilleurs, Jerada a tout de la petite ville marocaine déshéritée, comme on en trouve dans le Moyen-Atlas, dans le sud désertique ou dans le Rif voisin.
Seule différence : la présence oppressante et disproportionnée de policiers et de gendarmes en tous genres que l'on voit à chaque coin de rue. « On se croirait en Irak ! », lance Larbi d'une voix de stentor, blouson en jean en fin de vie et bonnet rouge vissé sur la tête.
Comme lui, les habitants de cette commune sinistrée située dans le nord-est du royaume, à quelques encablures de la frontière algérienne, fustigent la « militarisation » de leur ville, censée les « intimider ». Mais ce déploiement sécuritaire massif ne les a pas empêchés de battre le pavé, vendredi 16 mars par milliers, pour dénoncer la hogra (injustice, mépris) et l'abandon de leur ville.
C'est que la ville de Jerada, surnommée la « Silicose Valley » en raison du nombre important d’habitants touchés par cette maladie pulmonaire, vit au rythme des manifestations depuis la mort, en décembre dernier, de deux mineurs piégés dans un puits clandestins d'extraction de charbon.
Deux autres mineurs subiront le même sort quelques semaines plus tard dans des conditions similaires.
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Car avec la fermeture, il y a deux décennies des Charbonnages du Maroc, une mine de charbon un temps prospère qui faisait vivre une bonne partie de la ville, les habitants se sont retrouvés sur le carreau. Et les promesses d'un plan de rechange ne seront jamais tenues.
Alors, les gueules noires descendent dans ces « puits de la mort », au péril de leur vie, pour extraire du charbon à la main, sans aucune mesure de sécurité. Ce charbon est revendu pour une poignée de dirhams à des notables de la région, des élus locaux que les habitants surnomment les « barons du charbon ».
« Des réponses fermes »
Après avoir opté pour un « dialogue ouvert » et annoncé une série de projets de développement au terme d'une visite éclair effectuée dans la région par le chef du gouvernement marocain, les autorités marocaines ont finalement renoué avec les vieilles méthodes, après que les manifestants ont jugé les mesures insuffisantes.
En début de semaine, le pouvoir marocain a décidé d'interdire toute « manifestation illégale », se disant prêt à « des réponses fermes face aux agissements et comportements irresponsables », tout en procédant à des arrestations dans les rangs des meneurs de ce mouvement social.
La suite ? Des affrontements violents ont opposé mercredi manifestants et forces de l'ordre, tandis qu'un sentiment de colère est perceptible chez les habitants.
« Ils ont tout fait pour nous provoquer, nous pousser à l'erreur, pour ensuite nous diaboliser »
- Larbi, un habitant de Jerada
Le ministère de l’Intérieur a fait état de cas de blessures, dont certaines graves, parmi les forces de l’ordre obligées d’intervenir pour disperser un sit-in non autorisé à Jerada. « Les forces publiques maintiendront les mesures visant la protection de la sécurité et de l’ordre public », a-t-il affirmé.
Aucun mot toutefois sur les manifestants blessés. « Ils ont tout fait pour nous provoquer, nous pousser à l'erreur, pour ensuite nous diaboliser », souffle Larbi l'air dépité, peu avant une marche programmée dans l'après-midi en dépit de l'interdiction.
Il en veut aux « médias de propagande », des chaînes publiques qui « n’ont donné qu'un seul son de cloche ». « Ils ont parlé des policiers blessés, mais jamais des manifestants blessés », regrette ce chômeur de 40 ans.
La manifestation démarre peu avant 15h, avec pour point de départ un quartier populaire de la ville, le centre-ville étant entièrement quadrillé par les forces de l'ordre. Le rassemblement prend vite de l'ampleur et au moins 10 000 manifestants – hommes, femmes, enfants – marchent sous une pluie assidue en direction de la place centrale où trônent les principaux bâtiments administratifs de Jerada, au milieu d'un paysage rocailleux.
Les protestataires exigent une « alternative économique » aux « mines de la mort » et la fin de la « marginalisation ». Ils réclament aussi la libération des militants récemment arrêtés, les « détenus politiques », sous l’œil vigilant des policiers antiémeute. Les manifestants brandissent le drapeau marocain rouge et vert, et certains des portraits du roi Mohammed VI, comme pour rejeter toute velléité séparatiste ou révolutionnaire.
Pas tendres avec la classe politique
Les manifestants ne se montrent pas tendres avec la classe politique, surtout avec le Premier ministre Saâdeddine el-Othmani, qui a « fait des promesses en l'air » et qui « n'a pas les épaules pour les tenir ».
« J'ai vu cette ville, j'ai vu les puits. On se croirait au XIXe siècle, c'est Germinal ! [roman d'Émile Zola sur la misère des mineurs français] », a déclaré à l'AFP le député Omar Balafrej, élu à Rabat sous les couleurs de la Fédération de la gauche démocratique (FGD), présent ce jour-là à Jerada. « Il y a autant de forces de l'ordre que d'habitants, alors qu'on a des manifestations pacifiques ».
« Nous sommes des gens pacifiques qui veulent juste de quoi manger »
- Hassan, un habitant de Jerada
La manifestation prend fin vers 18h sans connaître d'incident. Les manifestants ont marché des kilomètres sans toutefois parvenir à atteindre la place centrale, car repoussés par les forces de l'ordre.
« Nous sommes des gens pacifiques qui veulent juste de quoi manger », lance Hassan, qui vend des cigarettes à la sauvette et qui manifeste pour « ses droits ».
À la fin de la marche, les leaders de ce nouveau hirak, nom emprunté au mouvement social du Rif, font état de leur intention de poursuivre leur mobilisation, avec toujours les mêmes revendications : une alternative économique aux mines clandestines, le règlement des factures d'eau et d'électricité qu'ils jugent trop salées, et des poursuites contre les « barons du charbon » qui « profitent de leur misère ».
En attendant, certains craignent que le scénario du Rif se reproduise à Jerada, après les premières arrestations et les violences qui ont entaché le mouvement en milieu de semaine.
Confrontées ces derniers mois à des mouvements sociaux inédits au royaume, à Al Hoceima dans le Rif, ou à Zagora dans le sud désertique, les autorités ont multiplié les arrestations, au grand dam des associations de défense des droits de l'homme.
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