Sous le charbon de Jerada, les braises d’un nouveau hirak
JERADA, Maroc – Le 22 décembre 2017, alors que Jerada, à 500 kilomètres à l'est de Rabat, vit au rythme de modestes sit-in contre la cherté des factures d’eau et d’électricité, deux frères, Houcine (23 ans) et Jedouane Dioui (30 ans), meurent dans l’effondrement d’un puits provoqué par une fuite d’eau, dans une mine de charbon.
La nouvelle du décès des frères Dioui se propage alors très vite dans les rues de la ville où des centaines de personnes décident de manifester pour exiger des solutions à la « crise sociale » qui ronge la province depuis plusieurs années déjà.
Une chaîne humaine s’improvise devant la morgue pour empêcher les autorités d’enterrer les deux corps « avant que les circonstances du drame ne soient élucidées ». Après un week-end de négociations entre forces de l’ordre et manifestants, ces derniers acceptent d’enfin d’enterrer « eux-mêmes » les dépouilles.
Le président de la région de l’Oriental, en poste depuis 2015, est dépêché sur place pour jouer les pompiers, promettant de « régler les problèmes de la population » avant d’annoncer « l’arrivée d’une délégation ministérielle sur les lieux ».
Le cas des frères Dioui n’est pas isolé. « Deux à trois personnes trouvent la mort chaque année dans les descenderies [galeries des puits] », se désole auprès de Middle East Eye Lakhdar Mahyaoui, membre de la branche locale d’Amnesty International et descendant d’une famille de mineurs.
Ils seraient entre 1 500 et 2 000 à risquer leur vie tous les jours dans ces mines artisanales pour extraire clandestinement du charbon
Ils seraient entre 1 500 et 2 000 à risquer leur vie tous les jours dans ces mines artisanales pour extraire clandestinement du charbon, qu’ils revendent à 60 ou 70 dirhams (entre 5 et 6 euros) le quintal.
Cette situation perdure depuis que l’État marocain a commandé en 2001 aux Charbonnages du Maroc, la société publique qui exploitait l’anthracite, un charbon à haute valeur calorifique. Cette société employait environ 9 000 ouvriers et le charbon constituait alors la principale ressource de la population.
Mafia du charbon
Depuis sa fermeture, le nombre d'habitants est passé de 60 000 à moins de 45 000. Peu après, toujours en 2001, le ministère de l’Énergie a fourni des licences de recherche et d’exploitation à des notables de la région. Parmi eux, « deux actuels députés et un élu local, qui se sont enrichis grâce au charbon », apprend-on dans l’hebdomadaire Telquel, qui a mené une enquête sur la mafia du charbon en janvier 2018.
Ces « mafieux », comme les qualifie le magazine, agissent en intermédiaires en rachetant au prix qu’ils imposent le fruit de plusieurs semaines d’efforts des mineurs, avant de le revendre trois fois plus cher ailleurs.
Sur place, la contestation s’organise rapidement autour de trois revendications essentielles : que soit trouvée une alternative économique, que les tarifs d’eau et d’électricité soient révisés et que des comptes soient rendus.
Ainsi naît le « hirak de Jerada », mais à la différence du Rif, sans leader pour appeler aux rassemblements.
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Associations des droits de l’homme et principales centrales syndicales se joignent aux manifestants, réitérant à coups de communiqués conjoints leur soutien aux « revendications légitimes de la population ».
L’appel à la grève générale le 29 décembre est largement suivi par les commerçants de Jerada, un des berceaux du syndicalisme marocain, ainsi que par ceux des autres localités de la province.
Le 3 janvier, le chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani dépêche sur place une délégation ministérielle conduite par Aziz Rebbah, ministre de l’Énergie et des Mines.
Après une rencontre avec les élus locaux et les représentants du mouvement de contestation, il déclare que le gouvernement entend se « concentrer sur la création d’emploi et l’amélioration des services comme la santé, l’éducation, l’électricité ou encore l’environnement », ajoutant que « l’avenir de Jerada n’est pas dans le charbon mais plutôt dans un projet de développement à multiples secteurs [centrale de charbon propre, centrale solaire et gaz] ».
Le gouvernement marocain s’engage alors dans une politique de « dialogue » avec les manifestants afin d’éviter une répétition du scénario d’Al Hoceima
Le gouvernement marocain s’engage alors dans une politique de « dialogue » avec les manifestants afin d’éviter une répétition du scénario d’Al Hoceima, où des émeutes ont éclaté après plusieurs mois de protestation réprimée par les forces de l’ordre.
Malgré cette première victoire, les Jeradis ne décolèrent pas. Les manifestations se multiplient tout en se diversifiant : marches silencieuses, extinction des feux, port de brassards rouges… Des comités de quartiers sont élus pour rédiger le cahier des revendications, certaines urgentes, d’autres fixées à différentes échéances.
Un plan d’urgence annoncé le 16 janvier
Parmi elles : des offres d’emploi pour les jeunes de la ville et de la province, la baisse des factures d’eau et d’électricité dans les foyers, un traitement en urgence pour les habitants atteints de silicose.
Près de 2 000 personnes seraient touchées par cette maladie pulmonaire incurable provoquée par l’inhalation de fines poussières de charbon. Son traitement nécessite un suivi continu mais aussi des moyens hors de portée par la plupart des malades.
« Même si j’ai acheté une machine pour la respiration artificielle, je ne l’allume plus car je n’ai pas de quoi de payer chaque mois 600 ou 700 dirhams [50 ou 60 euros] de facture d’électricité », déplore un ancien employé des Charbonnages du Maroc qui a contracté la silicose à la fin des années 1990.
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Le gouverneur de la région de l’Oriental a annoncé le 16 janvier dernier un « plan d'urgence » pour répondre aux attentes « pressantes » de la population de Jerada, notamment la création d’une commission chargée par l'Office national de l’eau et l’électricité d'effectuer un contrôle des compteurs, le contrôle des permis d’exploitation du charbon, le lancement d'une opération de fermeture des puits de charbon désaffectés, l'intégration des jeunes de la province dans les pôles industriels nationaux, ou encore l'inscription de plus de 500 femmes de la province pour les campagnes de travail saisonnier dans le sud de l'Espagne.
Les manifestants demandent à l’État de « s’expliquer sur les 12,3 milliards investis dans la province depuis 2003, et qui n’ont eu aucun impact palpable sur le niveau de vie des habitants »
Pour autant, ces annonces n’ont pas calmé les ardeurs des manifestants qui ont répondu par une grève générale le 19 janvier et un rassemblement sur ce qu’ils appellent désormais la « place des martyrs », estimant que ces solutions « ne répondent pas aux attentes de la population ».
Ils ont mis l’accent sur une de leurs revendications principales : ils demandent à l’État de « s’expliquer sur les 12,3 milliards de dirhams (1 milliard d'euros) investis dans la province depuis 2003, et qui n’ont eu aucun impact palpable sur le niveau de vie des habitants ».
Le ministre de l’Agriculture et première fortune du royaume, Aziz Akhannouch, s’est également déplacé à Jerada, le 20 janvier, profitant d’un Congrès régional de son parti à Oujda, pour annoncer les détails d'un plan d’action de 28,2 millions de dirhams (2,50 millions d’euros), destiné à améliorer le revenu des agriculteurs et encourager la création d’emplois.
« Nous restons très sceptiques. Ce n’est pas parce que des ministres sont venus annoncer des projets et des millions de dirhams d’investissement que nous allons baisser les bras. Nous allons suivre ça de près et nous ne rentrerons pas chez nous avant d’avoir constaté des changements concrets », affirme à MEE un des membres du comité du hirak de Jerada.
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