Comment Béji Caïd Essebsi veut changer les règles du jeu politique
TUNIS – « Il n’y aura pas d’initiative de ma part de réviser la Constitution, il est de mon devoir de la respecter. » Béji Caïd Essebsi l’a réaffirmé mardi 20 mars à Carthage à l’occasion du discours du 62e anniversaire de l’indépendance.
Pourtant, il s’est attaqué à plusieurs reprises au texte fondamental, appelant ouvertement en septembre 2017 à « évaluer le système constitutionnel en vigueur dans le but d’en rectifier les insuffisances et de surmonter les obstacles contenus dans la Constitution. »
Si une réforme constitutionnelle n’est plus à l’ordre du jour, le premier président de la deuxième République tunisienne a annoncé trois réformes qui touchent au cœur de cette Constitution qui vient de fêter son quatrième anniversaire.
D’abord, la possibilité d’amender la loi régissant la Cour constitutionnelle. Ensuite, la refonte de la loi électorale, et enfin, une révision de la carte électorale. Bien que le débat ces dernières semaines s’est focalisé sur la révision de la loi électorale, l’annonce la plus lourde de sens a porté sur la Cour constitutionnelle.
Une Cour constitutionnelle à tout prix ?
La Cour constitutionnelle joue un rôle clé dans l’actuel régime politique. En plus de l’examen de la constitutionnalité de la révision de la Constitution, des lois et des traités internationaux, elle sera amenée à se prononcer sur la destitution du président de la République, ou encore, la prolongation de l’état d’urgence.
C’est non seulement l’unique contre-pouvoir au chef de l’État, mais aussi, l’unique institution habilitée à constater la vacance, provisoire ou définitive, de son poste. Elle aura aussi pour mission de réviser les lois héritées de l’ancien régime non conformes aux principes constitutionnels.
Une instance provisoire est en place depuis avril 2014, mais elle est uniquement chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de lois. Selon les dispositions transitoires de la Constitution, la Cour aurait dû entrer en fonction un an après les premières législatives qui ont eu lieu en… octobre 2014.
C’était la troisième et dernière tentative avant de recommencer un processus de candidature et de sélection qui peut durer plusieurs mois
Le Parlement doit en élire les quatre premiers membres, sur douze au total, avec deux tiers des voix pour chaque candidat. Après avoir réussi à en désigner un, le vote qui a lieu ce mercredi pour désigner trois autres membres a échoué.
C’était la troisième et dernière tentative avant de recommencer un processus de candidature et de sélection qui peut durer plusieurs mois. Le président de la République a exclu ce scénario.
Dans son discours, Béji Caïd Essebsi a posé un ultimatum à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) : « Si le vote n’aboutit pas, je demanderai alors au ministre de la Justice de proposer un projet de loi amendant la loi organique de la Cour car 145 voix [la majorité des deux tiers], c’est trop ».
Le chef de l’État fait référence au processus d’élection et de désignation des membres. Son initiative abaisserait le seuil de voix nécessaires d’une majorité des deux tiers à une majorité absolue avec 109 voix seulement, limitant ainsi la nécessité du consensus.
Joint par Middle East Eye, Fathi Ayadi, député du groupe Ennahdha et président du Conseil de la Choura entre 2012 et 2016 a relativisé : « Il faut quand même un consensus même avec 109 voix », ajoutant que « L’intention [du président] se base sur une idée rationnelle : accélérer la mise en place des structures constitutionnelles ».
Amender la loi électorale et donner carte blanche à l’Exécutif
En critiquant le régime semi-parlementaire mardi à Carthage, le président a estimé « qu’il n’est pas opportun de réviser la Constitution » et présenté l’amendement de la loi électorale comme une solution.
Il s’est saisi d’un appel lancé par un groupe de juristes voulant modifier la loi électorale pour affirmer qu’il partageait leurs avis, précisant qu’un groupe restreint sera mis en place pour « examiner cette loi et proposer des amendements ».
Depuis quelques jours un groupe d’enseignants en droit et d’économistes a entamé une campagne appelant à changer ce système électoral synonyme « d’ingouvernabilité », comme le qualifie Amine Mahfoudh, membre du collectif et spécialiste en droit constitutionnel.
Ce groupe propose un système uninominal majoritaire, où le gagnant rafle la mise et n’a pas à composer avec d’autres partis. Mahfoudh a ajouté lors d’un entretien mardi sur les ondes de la radio Mosaïque FM : « le système des proportionnelles était peut-être plus adapté à la Constituante où il fallait représenter la diversité de la société tunisienne, mais ce n’est pas un mode de scrutin pratique pour une phase de gouvernement. »
Au sein du parti Nidaa Tounes, arrivé en tête des élections législatives de 2014, le rejet de ce système est plus véhément. Il est considéré comme étant la source de tous les maux : le consensus difficile pour élire les membres de la Cour constitutionnelle et des instances indépendantes, le retard dans la mise en place des réformes économiques, etc.
Un proche de l’Exécutif précise à MEE : « Nous avons été obligés de nommer des ministres incompétents uniquement parce qu’ils occupent des postes de direction dans des partis fortement représentés au parlement. » Selon lui, c’est ce système qui aurait « obligé » Nidaa Tounes à s’allier à Ennahdha, avec la justification qu’ « aucun gouvernement stable n’aurait pu tenir sans cette coalition ».
Pour Mongi Rahoui, président de la commission finances et élu du Front populaire (opposition) le changement du système électoral n’est pas la priorité : « Attribuer les torts de la situation que l’on vit aujourd'hui à ce système est superficiel, c’est faire abstraction de la responsabilité des partis qui sont en train de gouverner aujourd’hui. »
Pour Fathi Ayadi, député du groupe parlementaire d’Ennahdha, il n’y a pas d’objection à repenser le système électoral, à la condition de s’en tenir au consensus comme mécanisme de prise de décision. Mais il considère qu’il y a pour l’instant d’autres priorités : les difficultés économiques et sociales d’un côté, et les élections municipales prévues le 6 mai.
Du côté de Nidaa Tounes, on estime peu probable qu’un scrutin majoritaire soit accepté par son concurrent électoral et son allié au gouvernement
Du côté de Nidaa Tounes, on estime peu probable qu’un scrutin majoritaire soit accepté par son concurrent électoral et son allié au gouvernement.
Fathi Ayadi rappelle que l’actuel système électoral (proportionnelles aux plus forts restes) a fait son entrée dans la scène politique au lendemain de la révolution de 2011, « avec l’objectif d’empêcher Ennahdha de remporter la majorité absolue ». En effet, ce système évite l’hégémonie d’une formation au détriment des autres, mais nécessite des coalitions. Les calculs anti-Ennahdha n’ont « jamais fait gagner leurs auteurs », insiste-t-il.
En effet, l’alternance est toujours possible, il n’est donc jamais garanti que ces réformes serviront ceux qui les ont mises en place.
Selon Farah Hached, porte-parole du Labo’ démocratique, un think tank tunisien, le scrutin proportionnel engendre « une fragmentation de la représentation et, de ce fait, de l’instabilité et un manque de visibilité politique ». « Des coalitions, parfois improbables, se font et se défont, au gré des intérêts partisans, voire des intérêts individuels », explique-t-elle à MEE. « Cette situation de tractations permanentes ouvre la voie à des commissions et autres instances de discussion. » À l’image de la commission de la déclaration de Carthage présidée par Béji Caïd Essebsi, un espace de dialogue qui n’est pas prévu par la Constitution et qui n’obéit à aucune règle de redevabilité ou de transparence.
Autre commission ex-nihilo, celle « du consensus » au sein du Parlement, qui n’est mentionnée dans aucun texte et qui se tient à huis clos alors que toutes les autres commissions sont publiques.
Le scrutin majoritaire, quant à lui, contient « un risque d’hégémonie d’un parti sur les autres », nuance Farah Hached. « Une telle hégémonie ouvrirait la porte à des agissements non démocratiques et pourrait faire avorter le processus de démocratisation de la Tunisie, d’autant plus que les institutions prévues dans la Constitution – et en premier la Cour constitutionnelle – ne sont pas encore toutes en place. »
Découper la carte électorale en prévision de 2019 pour assurer une majorité absolue au vainqueur ?
Un autre chantier a été lancé lors de ce discours présidentiel : le découpage de la carte électorale. Elle est fixée jusqu’à présent par décret, adopté en Conseil des ministres, alors qu’elle devrait être mise en place par une loi, votée au Parlement, a rappelé le chef de l’État.
Il confirme ainsi un article figurant dans la loi électorale : « Le découpage des circonscriptions électorales et le nombre de leurs sièges sont déterminés conformément à une loi publiée un an au moins avant les échéances périodiques des élections législatives. »
Les prochaines auront lieu fin 2019. Là encore, le collectif sur lequel le président s’est basé pour appeler à une refonte du code électoral a son mot à dire : il propose moins de députés – en moyenne un élu pour une centaine de milliers de citoyens – ce qui diviserait par deux le nombre de députés.
Des actes « cohérents »
Dans l’expérience de la transition tunisienne, revoir les règles du jeu après le début de la partie n’est pas une nouveauté.
En effet, les lois régissant des structures clés ont déjà été amendées alors qu’elles étaient en place depuis peu de temps.
Par exemple, la loi régissant l’Instance supérieure et indépendante pour les élections (ISIE) a été amendée à trois reprises en l’espace de deux ans. Idem pour la loi organique du Conseil supérieur de la magistrature. Après l’élection de ses membres, il était dans l’incapacité de convoquer sa première réunion. Résultat, le parlement a amendé la loi afin que son président, Mohamed Ennaceur, s’en charge.
« Le président institutionnalise le régime [présidentialiste] qu’il défendait depuis le début, et remet dans la sphère de contrôle des instances indépendantes »
- Amin Allal, chercheur en sciences politiques à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain
« Le président reste cohérent », analyse Amin Allal, chercheur en sciences politiques à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain.
« Il institutionnalise le régime [présidentialiste] qu’il défendait depuis le début, et remet dans la sphère de contrôle des instances indépendantes », analyse-t-il pour MEE.
Selon Allal, l’entreprise de la réforme de la carte électorale « est une entreprise classique dans différents gouvernements, quel que soit le pays. Sous couvert de décentralisation ou d’austérité, en fin de compte, l’objectif est de redessiner la carte électorale. » Il note cependant qu’en Tunisie, « les forces de résistance », c’est-à-dire les contre-pouvoirs, ne sont pas encore mises en place.
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