« Après avoir été violée, je n'avais pas le choix » : la terrible histoire des prostituées de Sanaa
SANAA – Après « sa première fois », Sara s’est retrouvée seule, blessée, humiliée et en larmes. Une « amie de confiance » lui avait donné du maquillage, du parfum et une luxueuse abaya (robe islamique), et l’avait emmenée ensuite dans un hôtel de Sanaa, où, enfermée dans une chambre, elle fut contrainte d’avoir des relations sexuelles avec un inconnu.
La jeune fille de 26 ans fut contrainte à ce premier rapport. Son travail de vendeuse d’encens ne lui rapportant presque rien, elle a sauté sur l’opportunité d’avoir un « travail plus intéressant », rémunéré 40 dollars (32 euros) par jour, dans un magasin – c’est du moins ce qu’on lui avait fait miroiter.
« J’ai accepté de faire un essai. Elle m’a donné une séduisante abaya et du maquillage, et m’a demandé de revenir le lendemain », raconte-t-elle à Middle East Eye.
« Nous sommes entrées dans une chambre et elle a brusquement refermé la porte derrière moi... Et je me suis retrouvée en compagnie d’un homme jusqu’à tard dans la nuit »
- Sara, travailleuse du sexe yéménite
« Je croyais être venue travailler dans un magasin, mais mon amie m’a emmenée dans un hôtel. Nous sommes entrées dans une chambre et elle a brusquement refermé la porte derrière moi. Alors j’ai compris. J’ai bien essayé de résister, mais pas moyen. Je me suis donc retrouvée en compagnie d’un homme jusqu’à tard dans la nuit. »
Cette première fois fut le début d’une descente aux enfers dans le milieu de la pègre, et la célèbre rue Haddah de Sanaa, dont elle ne peut plus s’échapper. On l’a menacée de la perdre de réputation en divulguant sa mésaventure, et que plus personne n’accepterait de l’embaucher. Elle était donc condamnée à se prostituer. Sa vie, raconte-t-elle, est devenue un « enfer ».
« Après avoir été violée par cet homme, il ne me restait plus qu’une chose à faire – je suis retournée voir mon amie, et depuis elle me fournit des clients. »
Quant à Kefah, elle est tombée dans la prostitution en d’autres circonstances, mais elle endure la même humiliation.
« Il y a deux ans, j’espérais aider ma famille en me mariant avec un homme riche », se souvient la jeune femme de 23 ans. « Un ami nous a recommandé un homme fortuné et tissé une relation entre nous. Cet homme a promis de m’épouser, et nous avons commencé une relation sexuelle. Dès ce moment, il m’a trahie et m’a abandonnée. »
Après ça, craignant pour sa réputation dans une société si conservatrice, et sans argent pour subvenir aux besoins de sa famille, elle s’est dit qu’elle n’avait pas d’autre choix.
Kefah rationalise ainsi sa vie : « Depuis que j’ai été trahie par cet homme, peu importe que j’aie des rapports avec un homme ou avec cent. »
Sur les trottoirs de la rue Haddah
Ces histoires recueillies par MEE ne sont que deux histoires parmi celles des dizaines d’autres travailleuses du sexe qui arpentent la tristement célèbre rue Haddah à Sanaa, mais elles suivent le même scénario : ces femmes ont été attirées là de force, pour fuir une misère noire et assumer leurs responsabilités familiales. Depuis, elles sont exploitées, prises au piège, victimes des menaces et de la honte et dans l’obligation de gagner de l’argent.
Sara subvient aux besoins de ses cinq frères et sœurs, et aussi de sa mère, depuis que son père les a abandonnés il y a quatre ans. Kefah est devenue soutien de famille – six frères et sœurs et une mère à nourrir – du jour où son père est parti chercher du travail, il y a deux ans. Sa famille ne l’a plus jamais revu. Sara fait le trottoir depuis un an et demi, Kefah depuis un an.
Elles disent toutes les deux que depuis, de plus en plus de femmes les rejoignent dans la rue. Et que si, avant, les « clients » tâchaient de ne pas se faire remarquer, ils négocient désormais les passes au vu et su de tout le monde.
« Moi », raconte Sara, « je me rends rue Haddah juste après le déjeuner et je vois dans la rue des dizaines de femmes, des jeunes filles même, qui attendent les clients ».
Tant de concurrence et une offre si abondante a également fait baisser les prix – Sara déclare gagner maintenant entre 3 000 et 15 000 rials (entre 9 et 48 euros) par jour.
Des études menées par l’ONUSIDA, l’organisation des Nations unies responsable de surveiller la propagation du VIH/sida, suggèrent que le Yémen comptait 54 000 travailleuses du sexe en 2016.
Comme la guerre au Yémen détruit les institutions, l’emploi et les vies, les inégalités sociales se creusent de plus en plus – et les quelques autorités qui restent ne maîtrisent plus rien.
Selon des militants des droits de l’homme, ce commerce est désormais contrôlé par les gangs.
Un problème de plus en plus grave
Le chef de l’Organisation yéménite de lutte contre la traite des êtres humains, Nabil Fadhel, a déclaré que le travail du sexe était devenu un commerce lucratif pour les gangs et les criminels, car les prostituées sont prises au piège d’une situation désespérée.
« Le Yémen est une société conservatrice, alors les gangs profitent de la misère de ces femmes. Ils les poussent à la prostitution et les menacent de leur faire perdre leur réputation si elles refusent d’obéir. »
D’après lui, les réseaux criminels s’en prennent aux femmes, les exploitent par la prostitution, le commerce d’organes et la contrebande – mais les gouvernements du Yémen ne font rien pour les en empêcher.
« Le nombre de femmes qui se prostituent et sont exploitées par les gangs ne cesse d’augmenter à cause de la crise économique qui frappe le Yémen, mais tous ces cas n’ont pas été répertoriés par crainte d’entacher la dignité des victimes », ajoute Fadhel.
Avant la guerre, des campagnes de sensibilisation ciblaient les hôtels de la capitale, Sanaa, ainsi que d’autres provinces où la prostitution sévit habituellement mais, après la guerre, la surveillance des hôtels a diminué ou même presque disparu.
Une source émanant de la direction du Tourisme de Sanaa, a déclaré que la surveillance des hôtels a baissé, voire cessé, à cause de la guerre.
« Les campagnes coûtent de l’argent mais la direction du Tourisme n’a plus de budget depuis 2015 : les gangs en profitent en toute impunité. Les autorités ne sont pas les seules à connaître le nom des maisons de passe, le citoyen lambda aussi. Et pourtant ces hôtels continuent leurs activités et ne sont nullement inquiétés. »
Exploitation et évasion
Ali Mohammed, un cheikh religieux de Ta’iiz, a déclaré qu’il incombait aux autorités d’en faire plus pour mettre fin à l’exploitation des femmes.
« La pègre est toujours là, mais les autorités sont absentes et comme personne ne s’oppose à elle, elle ne craint aucune rétorsion », déplore-t-il.
« Les tribunaux devraient également faire leur devoir : soumettre les accusés à un procès équitable et leur infliger des peines. On devrait prononcer des peines exemplaires pour détourner les gens de l’illégalité ».
Sara arpente la rue Haddah, mais rêve toujours d’en sortir.
« Je ne peux plus revenir en arrière », confie-t-elle, « et même si j’arrête maintenant, ça n’arrangera guère ma situation. Mais je recommande aux autres femmes et filles de ne pas tomber dans le même piège. Vendre de l’encens, faire n’importe quoi d’autre vaut mieux que ce métier. J’espère un jour quitter Sanaa et m’installer dans une autre province, pour connaître une vie meilleure, loin de tout ça ».
* Les noms ont été changés pour préserver la sécurité et la vie privée des personnes concernées
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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