Dans la Ghouta orientale, Jaych al-Islam avoue avoir gonflé le nombre de ses otages
Le groupe rebelle qui tenait, près de Damas, la dernière poche de résistance avant sa reddition cette semaine, a gonflé le nombre de ses otages pour s’asseoir en position de force à la table des négociations avec le gouvernement syrien et la Russie, affirme à Middle East Eye un porte-parole du groupe.
Les représentants du gouvernement syrien ont estimé à environ 5 000 le nombre de personnes détenues par Jaych al-Islam, mais certains Syriens, s’appuyant sur plusieurs reportages, estiment quant à eux que le groupe en retient plus de 7 000. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), fréquemment cité dans les médias occidentaux, ramène ce chiffre à 3 500.
Mais Ammar Hassan, porte-parole de Jaych al-Islam, affirme à MEE : « Les chiffres exacts tournent autour de 500 et ces otages ont été remis au régime avant notre départ ».
« Ceux qui ont pris nos fils devaient nous les rendre. Où sont-ils ? Rendez-les-nous »
- Une mère
Cette semaine, MEE a recueilli des témoignages similaires de la bouche de habitants ayant récemment fui Douma, ainsi que de journalistes et chercheurs couvrant les événements dans cette ville. Ils estiment pour le part qu’il y en a entre 400 et 1 000 au total.
Certaines des personnes encore retenues en otages, disent-ils, étaient enfermées dans des prisons de fortune installées dans des sous-sols. Elles ont péri sous le bombardement de la Ghouta orientale qui ont fait ces dernières semaines au moins 1 700 victimes dans les zones tenues par les rebelles.
Cette révélation laisse dans l’incertitude des milliers de Syriens, des familles sans nouvelles de leurs proches depuis ces sept années de guerre, et qui se demandent où ils sont passés alors qu’ils espéraient les voir sortir de Douma.
En début de semaine, comme l’a rapporté le journaliste Sam Dagher dans The Atlantic, une manifestation spontanée a éclaté dans la capitale parce que les familles qui s’attendaient à trouver leurs proches parmi les otages libérés de Douma ont vu leurs espoirs déçus.
Un hashtag #بدنا الهسكر (Rendez-nous nos soldats) a également été lancé sur Twitter alors que les internautes témoignent de leur mécontentement à l’égard du gouvernement.
Dans des vidéos, partagées avec MEE, d’un stade de Damas où les otages de Douma ont été amenés lundi, on voit des parents impatients qui attendent encore pendant que de rares familles seulement retrouvent les leurs.
« Ceux qui ont pris nos fils devaient nous les rendre. Où sont-ils ? Rendez-les-nous ! », crie une femme en pointant du doigt les otages qui sont revenus. « Comment se fait-il qu’ils soient encore en vie, ceux-là ? »
Elizabeth Tsurkov, chargée de recherche et spécialiste de la Syrie au Forum for Regional Thinking, basé à Jérusalem, est restée en contact étroit avec les habitants de Douma. « De toute évidence, de nombreuses familles s’attendaient à ce que leurs fils soient libérés », confirme-t-elle à MEE.
« Mais les photos des batailles de la Ghouta, surtout cette année, présentent des centaines de cadavres de soldats du régime. Les combats y font rage depuis plus de cinq ans. De nombreuses familles gardaient espoir que leurs fils soient encore en vie et en captivité – espoir encouragé par Jaych al-Islam, qui se vantait de détenir un grand nombre de prisonniers de guerre. Il est moins pénible de croire son fils vivant, que d’imaginer son cadavre en décomposition dans un fossé dans la Ghouta ».
Justifier la prolongation de la guerre
Depuis près de cinq ans, Jaych al-Islam contrôlait la ville assiégée de Douma, dans la Ghouta orientale, et détenait des otages capturés lorsque le groupe, soutenu par le Front al-Nosra, a attaqué la ville voisine d’Adra, en décembre 2013.
Samedi dernier, quelques heures après une attaque présumée aux armes chimiques sur la ville – ces mêmes frappes qui ont poussé les États-Unis, la France et le Royaume-Uni à envisager une action militaire – le groupe est parvenu à trouver un accord ferme et définitif avec la Russie et le gouvernement syrien, qui a autorisé l’évacuation de Douma.
Un membre de Jaych al-Islam a déclaré que c’est finalement cette attaque qui avait poussé le groupe à battre en retraite.
Et alors que seulement 200 otages ont été libérés, dans le cadre d’un échange pour laisser passer sains et saufs 8 000 combattants et 40 000 membres de leurs familles, certains se sont demandés ce que Jaych al-Islam avait bien pu faire de ces milliers d’autres Syriens.
Certains suggèrent que Jaych al-Islam a tué les autres. Une grande organisation d’aide internationale confie à MEE qu’elle n’avait aucune idée du nombre des disparus, faute d’avoir eu libre accès à la ville.
Mais selon des entretiens obtenus cette semaine avec le porte-parole de Jaych al-Islam, des habitants récemment déplacés et des chercheurs ayant eu des contacts réguliers avec les personnes assiégées à Douma, le groupe n’aurait pas détenu plus que quelques centaines d’otages au cours des cinq dernières années.
Shadi, journaliste à Douma, affirme que Jaych détenait un peu moins de 600 otages, mais qu’il s’était vu confier des otages supplémentaires, auparavant détenus par d’autres groupes, « portant peut-être le nombre des otages à un millier environ ».
Selon lui, un grand nombre des otages encore disparus sont morts lors des récents bombardements des forces gouvernementales, parce qu’ils étaient gardés dans des sous-sols que le gouvernement ciblait spécifiquement et délibérément.
Un autre témoin, habitant de Douma pendant la guerre mais sans lien avec Jaych al-Islam, prétend que ces chiffres si impressionnants « avaient été exagérés dans le but de faire monter les enchères ».
« C’est un chiffre exagéré », comment-t-il sous couvert d’anonymat par crainte de représailles.
Selon Mohammed Sarmini, directeur du Jusoor Study Centre, think tank spécialiste de la Syrie, basé à Istanbul mais avec une antenne à Douma, le groupe aurait au maximum détenu 400 otages au total.
« Les prisonniers étaient majoritairement alaouites ou soldats, et s’il y avait effectivement parmi eux des civils, je ne saurais affirmer avec certitude dans quelle proportion, ni leur nombre exact », explique Samini à MEE.
Mais Jaych al-Islam n’était pas le seul à gonfler les chiffres pour accroître son pouvoir : le directeur du think tank affirme que, le gouvernement a, lui aussi, annoncé des chiffres supérieurs à la réalité, afin de stimuler l’ardeur des soldats à attaquer Douma.
« Ils avaient besoin de faire passer Jaych al-Islam pour des terroristes ayant kidnappé un grand nombre de civils, et ainsi justifier la prolongation de la guerre ».
« Cœurs brisés »
Ces nouveaux détails confirment ce que de nombreuses familles alaouites ont pu constater cette semaine, en ne voyant pas leurs parents disparus descendre des bus garés dans un stade de Damas, comme l’indique The Atlantic.
Dès que s’est répandue la rumeur de la reddition de Jaych al-Islam, les familles ont convergé vers Damas « avec le fol espoir de retrouver enfin leurs proches », écrit Sam Dagher.
Alors, quand seulement 200 otages sont arrivés et que les médias d’État ont annoncé qu’aucun autre prisonnier ne reviendrait vivant de Douma, les familles ont manifesté leur colère en organisant une marche de protestation en vue de bloquer l’une des plus grandes intersections de Damas – ce qu’attestent le journaliste et la vidéo de la manifestation.
Sur les médias sociaux, sous le hashtag #بدنا العساكر (Rendez-nous nos soldats), les internautes ont également exprimé leur colère et leur frustration de rester sans nouvelles de ces milliers de disparus.
Traduction : « Le cri de douleur de cœurs brisés »
Selon Elizabeth Tsurkov, les écarts importants entre les différentes estimations pourraient s’expliquer par le fait que les personnes enlevées soient mortes lors de frappes aériennes ou de bombardements, ou sous la torture, ou encore de faim, mais il est inconcevable que ces décès éventuels puissent engendrer de si énormes disparités.
« Dans de nombreux cas, les soldats sont morts sur le champ de bataille mais, pour on ne sait quelle raison, leurs familles ont décidé de croire, ou ont été induites à croire, que leurs fils étaient retenus otages et donc encore en vie », précise-t-elle.
Parmi ceux laissés dans l’incertitude, figurent les amis et la famille de quatre militants syriens des droits de l’homme – Samira al-Khalil, Razan Zeitouna, Wael Hamada et Nazim Hammadi – kidnappés à Douma en décembre 2013.
Tous les éléments de preuve désignent Jaych al-Islam comme responsable de leur enlèvement, ont déclaré les partisans de ces militants dansun appel publiévendredi. Ils demandent de l’aide pour connaître enfin la vérité.
« Il est impensable que cet émirat, qui s’est constitué en vue de kidnapper, arrêter, torturer et assassiner, soit en pleine désintégration aujourd’hui et que l’on reste sans nouvelles du sort de ses victimes »
- Les partisans de quatre militants syriens des droits de l'homme disparus à Douma depuis 2013.
« Il est impensable que cet émirat, qui s’est constitué en vue de kidnapper, arrêter, torturer et assassiner, soit en pleine désintégration aujourd’hui et que l’on reste sans nouvelles du sort de ses victimes », s’indignent-ils. « Il n’existe aucune justice, conscience, loi ou contexte qui puisse légitimer ceux qui savent à garder le silence. »
« Les familles, les proches et les amis de Samira, Razan, Wael et Nazim souffrent de leur absence depuis plus de 50 mois dans l’indifférence générale des organismes publics. Ils exigent de savoir : où sont nos proches ? Comment se fait-il que personne ne parle ? »
Hassan, porte-parole de Jaych al-Islam, affirme à MEE que le groupe n’a pas enlevé ces quatre militants, et que lui-même ignore ce qu’ils sont devenus.
« Vous n’en aviez rien à faire »
La confusion sur le fait que personne ne soit en mesure de dire si Jaych al-Islam détenait des centaines ou des milliers de Syriens en dit long sur l’opacité de la guerre en Syrie.
Les lignes sont devenues tellement floues que le groupe – le même qui, en 2015, aurait paradé dans toute la Ghouta orientale avec ses otages enfermés dans des cages, pour s’en servir de boucliers humains – a sauvé certains d’entre eux des décombres des sous-sols bombardés, quelques semaines avant leur reddition.
L’une des otages récemment libérés, s’exprimant pour MEE sous couvert d’anonymat, raconte qu’elle et dix autres femmes de sa famille étaient détenues dans un sous-sol depuis fin mars quand les bombes ont frappé le bâtiment.
« Nous sommes restées inconscientes pendant des heures... Et quand ils [Jaych] ont finalement réussi à nous extraire de là en trouant le mur, nous sommes sorties alors que les bombes nous pleuvaient dessus », témoigne-t-elle. « Jamais je n’avais été témoin de tels bombardements. Les missiles montaient dans le ciel et venaient s’écraser sur le bâtiment, qui a fini par s’effondrer sur nous »
« Ma sœur et une autre fille se sont retrouvées piégées sous les décombres. Pourquoi ont-elles dû subir une telle horreur ? Finalement, elles sont mortes sous un nouveau déluge de bombes. »
« Pourquoi avez-vous osé commettre une chose pareille ? » demande-t-elle aux dirigeants syriens. « Vous avez lancé une campagne contre la Ghouta orientale – mais les prisonniers, les civils, vous n’en aviez rien à faire ».
Le gouvernement syrien, contacté, n’a pas souhaité s’exprimer.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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