Nacer Djabi : « Le système algérien craint les conséquences politiques des grèves »
ALGER - En Algérie, les syndicats autonomes ont dénoncé dimanche la volonté du gouvernement d'« entraver » leur action, après la publication d'une liste officielle de dix-sept organisations syndicales « représentatives » sur 65, seules habilitées à agir comme partenaires sociaux. Les syndicats jugés non-représentatifs n'ont plus le droit de lancer de mouvement de grève ou de participer à des négociations avec l'employeur, mais ils ont la possibilité de régulariser leur situation.
Aucun syndicat du secteur de l'éducation ne figure parmi les organisations considérées comme « représentatives », alors que le gouvernement a été récemment confronté à des grèves dans le secteur qui ont duré plusieurs semaines.
Cette décision intervient également dans un contexte de tensions alors que le bras de fer entre les autorités et les médecins résidents se durcit : refusant toutes nouvelles négociations avec le ministère de la Santé, les grévistes, qui exigent la révision du service civil obligatoire, ont décidé cette semaine de ne plus assurer les gardes de nuit. La situation dans les hôpitaux algériens, déjà assez précaire, est devenue critique.
Nacer Djabi, sociologue et spécialiste du mouvement syndical algérien, qui a notamment dirigé un ouvrage de référence sur la question, Cartographie syndicale en Algérie (édité par la fondation Abdelhamid Benzine), décrypte les relations entre les syndicats autonomes et les autorités dans un climat où de nouvelles donnes politiques et économiques s’imposent.
Middle East Eye : Le ministère du Travail vient de publier une liste de dix-sept syndicats « conformes » à la loi et de treize autres « non-conformes » qui se voient désormais interdits de prendre part aux négociations avec la tutelle ou d’observer des grèves. Quelle lecture faites-vous de cette décision ?
Nacer Djabi : Je crois que le système politique algérien ignore comment réagir et se comporter face aux syndicats autonomes. Il en a même peur : c’est une donne nouvelle pour lui, qui n’est habitué qu’à l'Union générale des travailleurs algériens [UGTA, ex-syndicat unique], qu’il a intégré dans le jeu politique.
Le système algérien est dominé par des élites qui, mentalement et intellectuellement, appartiennent au XIXe siècle
Le système algérien est dominé par des élites qui, mentalement et intellectuellement, appartiennent au XIXe siècle, notamment dans le domaine des idées sociétales ou ouvrières. Ces élites, de plus en plus conservatrices, ne reconnaissent pas la nécessité de l’action syndicale et de sa diversité, et veulent créer une société moderne mais sans syndicats, sans partenaires sociaux encadrés par les lois et crédibles pour mener des négociations.
MEE : Il ne s’agit donc pas seulement de tensions socio-économique qui auraient débordé les appareils de l’État ?
ND : La situation socio-économique n’explique pas, à elle seule, ces tensions. Les exigences des différents syndicats ne sont pas de l’ordre de l’impossible, et concernent des questions strictement économiques qui peuvent très normalement être négociées. Le vrai problème, c'est que le système craint beaucoup les conséquences politiques des grèves actuelles, grèves menées par des syndicats hors de son contrôle et de sa surveillance. N’oublions pas que ces mouvements de grèves impliquent aussi de nombreux fonctionnaires, qui ont comme patron, donc, l’État !
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Ce sont eux qui, en partie, représentent le bras séculier du système, qui travaillent pour lui, appliquent ses consignes, votent et font des campagnes pour les élections. De quoi s'inquiète le système algérien ? Du fait que ces classes sociales, qui étaient son principale partenaire politique, se sentent de plus en plus abandonnées par l’État au profit des nouveaux riches, et s’engagent de plus en plus dans l’activisme syndical.
Le système sent que sa base sociale est sérieusement ébranlée. D’autant plus qu'il n’a pas réussi à en asseoir une nouvelle, celle des nouveaux riches
Le système, en dressant cette liste de syndicats « conformes », tente de juguler cette dynamique, car il sent que sa base sociale est sérieusement ébranlée. D’autant plus qu'il n’a pas réussi à asseoir une nouvelle base sociale, celle des nouveaux riches, ni même à assurer une transition.
MEE : Les syndicats autonomes ne sont-ils pas devenus la véritable opposition en l’absence de vie politique crédible ?
ND : L’absence de dynamique politique de l’opposition, la faiblesse de la classe politique et des mouvements étudiants ou féministes et l’obsolescence d’une Centrale syndicale qui est actuellement caporalisée donnent cette impression que les syndicats autonomes sont les seuls moteurs effectifs de la société algérienne.
L’opposition ne construit pas grand-chose autour de cette dynamique syndicale indépendante
C’est cela qui fait peur aux autorités. Mais l’opposition ne construit pas grand-chose autour de cette dynamique syndicale indépendante et reste même assez éloignée de cette dynamique.
MEE : Est-ce que réellement les syndicats reflètent la réalité de l’économie algérienne, dont une bonne part est informelle ?
ND : Assurément, non. La cartographie syndicale reflète la réalité de la vie économique. En Algérie, cette cartographie est composée de trois secteurs économiques qui évoluent à des vitesses différentes.
Le secteur public étatique, qui recouvre les grandes entreprises, notamment industrielles, comme Sonatrach [le géant pétrolier] et que domine l’UGTA en termes de représentation syndicale. Ensuite, le secteur de la fonction publique - santé, éducation, administration, etc. -, qui est sous le contrôle des syndicats autonomes depuis un peu plus d’une décennie. Enfin, le secteur privé, qui refuse d’intégrer les syndicats alors que c’est un secteur dominant, un employeur majeur. Si la situation perdure selon cette cartographie, alors nous nous acheminerons vers un activisme syndical plus fragile, et la société risque de devenir de moins en moins stable et équilibrée.
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