Comment les attentats contre les diplomates américains ont façonné la doctrine des États-Unis
Pour beaucoup au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et ailleurs, la décision de Donald Trump de déplacer l’ambassade des États-Unis en Israël de Tel Aviv à Jérusalem est tout sauf diplomatique.
Elle risque d’aliéner des partenaires importants dans la région et de disqualifier Washington dans le rôle de médiateur neutre, en capacité de négocier la paix dans la région. Cette initiative a déjà exacerbé la colère des Palestiniens, comme en témoignent les émeutes actuelles à la frontière entre Gaza et Israël, aux conséquences mortelles.
Pourtant, si l’histoire nous enseigne une chose, c’est que Trump, qui se prétend expert en négociations, s’expose à un retour de manivelle.
Quand une catastrophe frappe, le prestige et la politique des États-Unis s’exposent à certains aléas, dont la ruine de brillantes carrières politiques
Les missions diplomatiques américaines au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, véritables symboles du pays dans la région, sont susceptibles de faire office de paratonnerres au sentiment antiaméricain, avec leur cortège de morts et de destructions.
Quand frappe la catastrophe, le prestige et la politique des États-Unis s’exposent à certains aléas, dont la ruine de brillantes carrières politiques.
Téhéran 1924 : les lynchages préfigurent la loi martiale
On ne peut s’empêcher, quand on parle de la diplomatie américaine et de l’Iran, de se souvenir de la crise de 1979 et de la révolution islamique. Pourtant, des diplomates américains ont été victimes des événements dans cette région bien avant que l’ayatollah Rouhollah Khomeini accède au pouvoir.
En 1924, Robert Whitney Imbrie, commandant dans l’armée américaine, était vice-consul des États-Unis à Téhéran. Parmi les exploits de cet espion-aventurier (avant sa nomination aux Affaires étrangères), citons l’expédition d’un gorille vivant du Congo à New York, ainsi que son engagement bénévole au service des ambulances de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale.
Avant d’entrer en fonction à l’ambassade des États-Unis en Iran, Imbrie avait acquis la réputation de tête brûlée des services américains, intrépide et farouchement antibolchevique, qui osa un jour donner un coup de canne au chef de la police secrète soviétique à Pétrograd.
Ironie du sort, Imbrie consacra une grande partie de sa vie professionnelle à combattre ce qu'il appelait « les impies soviétiques » – mais son destin fut scellé par des fanatiques religieux.
En juillet de cette année-là, il entreprit de venir en fiacre observer une foule de manifestants anti-bahaïs, dans le centre de Téhéran. Les manifestants s’étaient rassemblés autour d’un puits réputé receler des pouvoirs miraculeux de guérison. Or, les Bahaïs, minorité religieuse, avaient à l’époque été accusés d’avoir empoisonné ce fameux puits.
Accompagné de son garde du corps, robuste ouvrier sur les champs pétroliers, Imbrie s’approcha, muni d’un appareil photo, avec l’intention de faire un reportage pour le compte de la National Geographic Society.
Mais il attira bientôt l’attention de la foule, certains l’accusant d’être un bahaï.
Il fut agressé, violemment battu et transporté d’urgence vers un hôpital voisin, mais la foule s’engouffra alors de force dans la salle d’opération et l’acheva.
Naturellement, la mort d’Imbrie fut une source de tensions entre Téhéran et Washington, qui exigeait que justice soit faite. Finalement, un soldat et deux adolescents servirent de lampistes, furent jugés et exécutés.
L’incident jeta également le doute sur la sécurité des étrangers en Iran, et la presse américaine s’alarma des problèmes de sécurité et du fanatisme religieux dans la région.
Le New York Times écrivait que les autorités iraniennes devaient « cesser de flatter les instincts fanatiques de la foule qui imprégnaient aussi une grande partie de l’intelligentsia » et exhortait Téhéran à désormais mieux protéger les étrangers présents sur son sol.
Le gouvernement s’est fait une joie d’obtempérer et le Premier ministre iranien, Reza Chah, déclara la loi martiale, instrumentalisant ainsi la crise pour consolider son pouvoir, avant finalement d’accéder au trône iranien.
William Archibald Kenneth Fraser, à l’époque attaché militaire britannique, relève que « l’événement lui a offert un prétexte... pour décréter la loi maritale et censurer la presse. De nombreuses arrestations s’en sont suivies, principalement à l’encontre d’opposants politiques au Premier ministre ».
Imbrie fut inhumé en grande pompe au cimetière national d’Arlington. Mais son assassinat venait d’ouvrir un nouveau chapitre de la politique iranienne.
Téhéran 1979 : otages et révolution
Cinquante-cinq ans plus tard, une deuxième crise impliquant des diplomates américains inaugura un autre changement significatif dans les relations américano-iraniennes.
Début 1979, l’ambassade des États-Unis à Téhéran, long bâtiment de deux étages en briques rouges, édifié sur une avenue au centre de Téhéran, était le théâtre d’une intense coopération américano-iranienne – qu’aucun des deux gouvernements n’imaginait voir un jour brisée.
Comme son architecture lui donnait des airs d’école secondaire américaine, la mission avait été surnommée « Henderson High », clin d’œil à Loy Henderson, son premier ambassadeur américain.
« Rien ne distinguait cette ambassade des autres, hormis l’exceptionnelle étroitesse des relations entre l’Iran et les États-Unis », explique Shaul Bakhash, historien irano-américain à l’Université George Mason en Virginie.
« Le Shah collaborait étroitement avec les Américains sur les dossiers diplomatiques, les questions de sécurité régionale et de partage de renseignements ».
Tout changea en février 1979, lorsque Mohammad Reza Pahlavi, chah d’Iran et fils de Reza Chah, fut destitué par la Révolution islamique.
Au début, Washington réussit à maintenir une relation fragile avec le nouveau gouvernement iranien, en dépit de la ferveur révolutionnaire qui touchait Téhéran.
Malheureusement, lorsque les États-Unis accordèrent l’asile politique à Reza Chah en mai cette année-là, les partisans de la ligne dure eurent toutes les bonnes raisons de cibler l’ambassade.
« Il s’agissait d’un coup politique minutieusement planifié, destiné à diviser les gouvernements iranien et américain »
- Shaul Bakhash, universitaire
Ce 4 novembre, une groupe d’étudiants firent irruption dans le bâtiment, prenant en otage 52 diplomates et citoyens américains, les faisant parader, ligotés et les yeux bandés, devant les caméras de télévision.
« Je me trouvais en Iran à l’époque et je dois bien admettre que les images étaient électrisantes », confesse Shaul Bakhash. « Il s’agissait d'un coup politique minutieusement planifié, destiné à diviser les gouvernements iranien et américain ».
La crise des otages, longue de 444 jours, causa la perte de l’administration du président Jimmy Carter. Chute accélérée par l’échec de l’opération Eagle Claw, tentative infructueuse de récupérer les otages en avril 1980, qui se solda par la mort de huit militaires américains dans le désert au sud-est de Téhéran.
La libération des otages en janvier 1981 fut saluée comme une victoire promptement remportée par le successeur de Carter, Ronald Reagan – qui avait prêté serment en tant que président quelques minutes à peine avant leur libération.
Mais cette crise s’avéra catastrophique pour les relations américano-iraniennes. Elles ne s’en sont jamais remises et se trouvent actuellement au plus bas, suite au rejet par le président américain Donald Trump de l’accord nucléaire iranien.
Aujourd'hui, l’ambassade de Téhéran – plus connue en Iran sous le nom de « repaire d’espions » – accueille un musée, monument commémoratif d’une relation brisée.
Sur les murs, graffitis et affiches s’en prennent à l’« arrogance » américaine et israélienne, et divers appareils de cryptage, entre autres équipements de communication, y sont exposés derrière des vitres, preuves, du point de vue iranien, de l’ingérence de Washington à l’étranger.
« Les Iraniens y voient la démonstration que les États-Unis ne sont plus invincibles », explique encore Shaul Bakhash.
Beyrouth 1983 : condamnée au repli sur soi par les bombardements
Début 1983, l’ambassade des États-Unis au Liban se présente comme un lieu tout simplement pittoresque, nichée à proximité du campus verdoyant de l’Université américaine de Beyrouth, avec vue imprenable sur la Méditerranée.
Le journaliste Kai Bird, qui, passa son enfance dans la mission, se souvient : « L’ambassade de Beyrouth se trouvait sur la corniche, un endroit charmant. Le Libanais lambda, n’importe quel Américain, pouvait entrer en toute simplicité dans l’ambassade, dire bonjour aux gardes maritimes, faire part de ses préoccupations et obtenir un rendez-vous avec un agent de l’ambassade ».
Une telle ouverture serait inconcevable en 2018, comme l’attesterait une visite à n’importe quelle mission américaine dans le monde, suite, entre autres, au dévastateur attentat-suicide à Beyrouth, qui coûta la vie à 63 personnes et changea à jamais la diplomatie américaine.
En avril 1983, le Liban en était à sa huitième année d’une guerre civile sanglante, qui ferait 150 000 morts et ne prendrait fin qu’en 1990.
Le 18 avril, un camion chargé d’explosifs fonça contre l’ambassade des États-Unis et explosa.
Chargé de plus de 900 kilos d’explosifs, le camion piégé dévasta toute la façade de l’ambassade, et les vitres furent soufflées dans tout Beyrouth-Ouest.
Dix-sept Américains, 32 employés libanais de l’ambassade et quatorze passants et visiteurs furent tués, et parmi eux certains des meilleurs agents de la CIA.
Beyrouth en 1983 marqua le début d’un nouveau type de guerre, que les États-Unis mènent encore aujourd’hui
Cela marqua le début d’un nouveau type de guerre, que les États-Unis mènent encore aujourd’hui. Probablement commanditée par les services de renseignements iraniens, l’attaque a été lancée par le Djihad islamique, groupe de combattants devenu plus tard le Hezbollah.
Cette attaque était aussi la première d’une série d’attentats contre les États-Unis dans cette ville. En octobre 1983, deux camions piégés ciblant une force internationale de maintien de la paix décimèrent plus de 300 personnes, dont 241 soldats de la paix américains. Puis en septembre 1984, 24 personnes périrent lors d’un attentat à la voiture piégée contre l’annexe de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth-Est.
Ces attentats ont suscité beaucoup de beaux discours et de promesses de la part du président américain de l’époque, Ronald Reagan. Néanmoins, dès février 1984, la présence militaire américaine au Liban commença à réduire et les forces britanniques, françaises et italiennes ont suivi.
Bird – dont le livre The Good Spy : The Life and Death of Robert Ames dresse le portrait d’un agent de la CIA tué lors de l’attaque de 1983 – affirme que l’attaque contre l’ambassade des États-Unis a marqué un tournant.
« Jamais une ambassade américaine n’avait fait l’objet d’un attentat et je pense que celui-ci a inauguré une nouvelle forme de guerre. Cela a totalement bouleversé le paysage diplomatique américain – littéralement : même l’architecture s’en est trouvée changée ».
« Jamais une ambassade américaine n’avait fait l’objet d’un attentat et je pense que celui-ci a inauguré une nouvelle forme de guerre »
- Kai Bird, journaliste
Afin d’éviter la répétition d’une telle catastrophe, les ambassades et missions américaines du monde entier se terrent désormais derrière une batterie de dispositifs de sécurité.
Nombre d’entre elles ressemblent invariablement à des forteresses, nichées dans des lieux isolés et blotties derrière d’imposantes murailles et de hautes clôtures bardées de dizaines de caméras. L’ancienne ambassade des États-Unis à Grosvenor Square, à Londres, par exemple, a été construite dans les années 1950. La sécurité s’est accrue au fil des décennies, jusqu’au bouclage de toute la zone adjacente au quartier résidentiel. La nouvelle ambassade, à Vauxhall, ouverte en décembre 2017, se dresse en terrain découvert, entourée d’un fossé en demi-lune.
Malheureusement, une si lourde sécurité ne va pas sans inconvénients. « Depuis 1983, le diplomate moyen est extrêmement isolé, ce qui rend très difficile de nouer amitiés et contacts avec les journalistes locaux », déplore Bird.
« Cela a donc eu un impact très réel sur les habitudes et la vie quotidienne du diplomate américain moyen. C’est épouvantable et cela envoie un message déplorable. Cela envoie au citoyen lambda au Liban, en Égypte, au Népal ou en Inde le message qu’on ne peut approcher l’Amérique, parce que nous, les Américains, sommes terrifiés. »
Benghazi 2012 : un héritage persistant
Les missions à Tripoli, Koweït City, Djeddah, Damas, Sanaa, Istanbul, Le Caire et Tunis ont toutes été la cible de bombes, d’agressions ou d’émeutes. L’attentat-suicide à Ankara en 2013 (un mort) n’est qu’un des plus récents exemples.
Aucune attaque cependant n’a eu autant de répercussions politiques ces dernières années que celle menée contre la mission temporaire américaine à Benghazi, le 11 septembre 2012, où ont péri l’ambassadeur Christopher Stevens et trois autres Américains.
En 2012, la Libye faisait figure de pays disloqué et instable, suite au soulèvement et à l’opération de l’OTAN qui renversa le dirigeant historique, Mouammar Kadhafi, l’année précédente.
Benghazi fut le berceau de la révolution contre le régime de Kadhafi. Stevens s’y efforçait de promouvoir démocratie et amitié américaine, car les États-Unis envisageaient de rendre permanente leur présence dans cette ville de Lybie orientale. Il y laissera la vie.
À l’occasion du onzième anniversaire de l’attentat du World Trade Center, le groupe armé Ansar al-Charia lança une attaque contre la mission américaine.
S’attaquant de toutes parts au complexe, les combattants ont brisé les dispositifs de sécurité à l’arme lourde, avec lance-roquettes et grenades. Une fois à l’intérieur, les assaillants ont allumé un feu, pour enfumer la cachette des Américains. Stevens parvint à s’échapper du bâtiment et fut transporté à l’hôpital le plus proche, mais il succomba finalement à l’inhalation de fumées.
Cette agression inattendue et la mort du diplomate ont choqué l’Amérique : selon David Des Roches, de la National Defense University, ce fut également le déclenchement d’un véritable signal d’alarme pour la politique américaine en Libye.
« Cela a montré que ce pays avait sombré dans quelque chose de sous-national », explique Des Roches.
« Regardez la Libye d’aujourd’hui : elle est divisée selon les mêmes clivages qui existaient au temps de l’empereur Constantin à l’époque de l’Empire romain ».
Mais l’héritage le plus durable de Benghazi n’a peut-être pas été perçu en Libye, mais à 8 000 kilomètres de là – à la Maison-Blanche.
L’attaque a donné lieu à une longue enquête et révélé l’utilisation par Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, d’un serveur de courrier électronique externe – scandale qui perturba sa course à la présidence en 2016.
« Nous n’avons découvert l’existence de ces courriels que grâce aux enquêtes sur Benghazi »
- David Des Roches, National Defense University
« Dans ses mémoires, la secrétaire d’État Clinton attribue sa défaite à la divulgation d’autres courriels, à peine cinq jours avant les élections », ajoute David Des Roches. « En fait, nous n’avons découvert l’existence de ces courriels que grâce aux enquêtes sur Benghazi. »
« Si vous vous en tenez à l’analyse de la secrétaire d’État Clinton, sans l’affaire Benghazi, c’est elle qui serait présidente aujourd’hui ».
Dans cette logique, Donald Trump n’occuperait donc pas le Bureau ovale – et Washington n’aurait pas décidé de déplacer son ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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