Guerres, émeutes et torture : ces hôtels de luxe qui ont façonné le Moyen-Orient
La direction du Ritz-Carlton de Riyad aimerait probablement que l’hôtel soit connu pour ses « jardins richement aménagés, ses chambres spacieuses et somptueuses, ses restaurants gastronomiques » et, naturellement, son spa réservé aux hommes.
Mais aujourd’hui, et à coup sûr pour un certain temps à venir, ces distinctions de luxe sont peu susceptibles d’être la première chose qui vienne à l’esprit de ceux qui empruntent la route de La Mecque, à proximité de l’établissement.
Le Ritz-Carlton s’est fait une place de choix dans la légende du Moyen-Orient lorsque le gouvernement saoudien a arrêté au début du mois de novembre quelque 200 membres de l’élite du pays, transformant le bâtiment en une gigantesque prison dorée dans le cadre de ce qui semble être la plus grande extorsion de l’histoire.
Un porte-parole du Marriott International, qui gère l’hôtel, a déclaré à Middle East Eye que celui-ci ne fonctionnait pour l’instant, pas comme un hôtel traditionnel. « Nous continuons à travailler sur le sujet avec les autorités locales. »
Certains établissements de luxe sont devenus synonymes d’époques dynamiques dans l’histoire de la région
L’hôtel est en bonne compagnie. À travers le Moyen-Orient, certains établissements de luxe sont devenus synonymes d’époques dynamiques dans l’histoire de la région, tout en étant associés à des personnages influents, célèbres, parfois sinistres.
Souvent – comme au Ritz-Carlton de Riyad, où des cas de torture ont été signalés –, ces hôtels sont pris dans la tourmente de moments de crise, de brutalité et de violence amère.
Et bien que les images qui ont été diffusées de la salle à manger du Ritz-Carlton, transformée en dortoir pour les gardes de sécurité saoudiens, soient fascinantes, de telles scènes ne sont pas aussi rares qu’on pourrait le penser.
Traduction : « Apparemment, les gardes de sécurité saoudiens ont transformé le restaurant du Ritz-Carlton en dortoir »
De Jérusalem à Istanbul, de Beyrouth à Alep, les suites, salles de bal et bars ont toujours servi de théâtres dans lesquels s’est jouée l’histoire du Moyen-Orient.
Istanbul : où l’Est rencontre l’Ouest
Les plus anciens établissements, tels que le Pera Palace d’Istanbul, le Baron d’Alep et le Shepheard’s du Caire, ont vu le jour il y a une centaine d’années pour accueillir un nombre croissant de riches occidentaux désireux de visiter les villes et les sites du Proche-Orient.
Le Pera Palace, construit en 1892 pour recevoir les passagers fatigués qui débarquaient de l’Orient Express, arbore encore les armoiries de la compagnie qui gérait autrefois le chemin de fer qui a ouvert l’Est ottoman aux Européens.
Cette rencontre entre l’Est et l’Ouest est visible jusque dans les pierres de l’édifice, conçu par l’architecte franco-turc Alexander Vallaury dans un entremêlement de styles oriental et néo-classique.
L’hôtel, doté du premier ascenseur électrique d’Istanbul – alors connue sous le nom de Constantinople – est immédiatement devenu un symbole de modernité.
En offrant un espace où les étrangers pouvaient fréquenter des personnes du Moyen-Orient, le Pera Palace était aussi un signe précoce de la mondialisation, tout cela participant d’un processus qui allait rapprocher de plus en plus l’Occident des affaires de l’Orient.
« Le sultan Abdülhamid permit à une poignée de Turcs de rencontrer des étrangers dans l’hôtel, et il y avait des danses et des choses comme ça », raconte à MEE l’historien Philip Mansel, auteur de Levant: Splendor and Catastrophe on the Mediterranean.
C’est là, dans ces nouveaux hôtels, poursuit-il, que les habitants du Moyen-Orient et les étrangers pouvaient se retrouver face à face et faire connaissance.
Alep : au centre d’une nouvelle histoire violente
À Alep, située à 1 200 km d’Istanbul, distance que l’on pouvait jadis parcourir en train à bord du Taurus Express, l’hôtel Baron a accueilli des invités prestigieux, tout en faisant partie intégrante de la ville et de la scène politique du pays.
Parmi les reliques et les curiosités conservées par l’hôtel, le plus ancien de Syrie, se trouve la facture apparemment impayée de T. E. Lawrence – une autre promesse non tenue de l’agent britannique. En 1958, Gamal Abdel Nasser, alors président de l’Égypte, choisit le balcon du Baron pour s’adresser aux Aleppins.
« Ce n’était pas seulement un hôtel moderne destiné aux étrangers, il faisait partie de la vie politique de la ville, et le balcon était plein de monde pour l’entrée de l’émir Fayçal en 1918 », raconte Mansel en référence au futur roi de Syrie et à la conquête de la ville par l’Irak pendant la grande révolte arabe.
« Il faisait partie de la vie politique syrienne en général, parce qu’il était moderne et central, dynamique et international, comme Alep l’avait été autrefois. »
« Moderne » n’est pas aujourd’hui le qualificatif le mieux adapté au Baron, qui a été fondé en 1909 et a connu par la suite peu de changements.
Passées ses années de gloire, les voyageurs se rendant dans cette ville du nord de la Syrie ont de plus en plus traité l’hôtel comme une pièce de musée et une capsule temporelle. Il est devenu un lieu où admirer les restes abîmés d’une époque révolue, plutôt qu’un endroit où passer la nuit.
Mais en 2012, lorsque la guerre en Syrie a englouti Alep, le Baron a connu une nouvelle histoire, violente.
Son toit et l’étage supérieur sont défigurés par des trous d’obus. Les chambres qui hébergeaient autrefois Mustafa Kemal Atatürk et la romancière Agatha Christie ont parfois servi d’habitations temporaires aux Syriens déplacés par les combats et les bombardements dans l’Est de la ville.
Beyrouth : la descente en enfer du glamour
Dans le centre de Beyrouth se trouvent deux autres hôtels qui racontent une histoire de glamour et de conflit : le Saint-George, un bâtiment cubique aux tons rose sombre, situé sur la côte ; et l’imposant et menaçant Holiday Inn.
« Avant la guerre civile, le Liban était une plaque tournante entre l’Est et l’Ouest, très modernisé, et ceci était symbolisé par ces hôtels », rappelle à MEE Sune Haugbolle, sociologue et auteur de War and Memory in Lebanon.
Demandez aux anciens de Beyrouth ce qu’il s’est passé au Saint-George dans les années 1960 et 1970 et vous entendrez probablement parler de superstars internationales comme Brigitte Bardot et Peter O’Toole, sans parler de personnages plus tristement célèbres comme l’espion britannique Kim Philby, connu pour son habitude à engloutir cocktail après cocktail dans le bar de l’hôtel avant sa défection de l’Union soviétique en 1963.
À quelques mètres de là, en haut d’une colline, le Holiday Inn, inspiré par Le Corbusier, se dressait comme un exemple imposant de la modernité de Beyrouth lors de son ouverture en 1974.
Les jours heureux de l’établissement furent de courte durée. La guerre civile éclata en 1975 et le quartier devint une ligne de front dans ce qui allait être connu sous le nom de « bataille des hôtels ».
La taille imposante de l’Holiday Inn signifiait que pendant que des étages entiers pouvaient être rongés par les flammes, les lustres du hall d’entrée continuaient de briller de tout leur éclat tandis que les ascenseurs poursuivaient leur va-et-vient en offrant leur sempiternelle musique alanguie
Le Holiday Inn fut témoin de certains des combats les plus brutaux des premiers jours du conflit. Sa taille imposante signifiait que pendant que des étages entiers pouvaient être rongés par les flammes, les lustres du hall d’entrée continuaient de briller de tout leur éclat tandis que les ascenseurs poursuivaient leur va-et-vient en offrant leur sempiternelle musique alanguie.
Cette scène de raffinement qui se désagrège dans le chaos culmina en 1976, quand les Palestiniens et les gauchistes prirent le contrôle de l’hôtel et jetèrent des membres de milices chrétiennes depuis les fenêtres du restaurant tournant du dernier étage, une image qui a longtemps perduré dans l’imaginaire populaire de Beyrouth.
« La façon dont des lieux où séjournaient les stars de cinéma sont devenus le théâtre de la pire violence de la guerre civile est spectaculaire », relève Haugbolle. « Vous avez là la transformation du luxe en violence brutale. »
La guerre prit fin en 1990, mais les obus du Saint George et du Holiday Inn restent intacts.
Bien que leur survie soit davantage due à des batailles juridiques qu’à une volonté collective, les deux hôtels servent aujourd’hui de monuments non officiels à la guerre civile et à l’ère ambitieuse qui l’a précédée.
Criblé de trous creusés par les bombardements, s’élevant du centre de Beyrouth telle une grande pierre tombale grise, le Holiday Inn attire tout particulièrement le regard.
« C’est devenu un spectacle familier, aussi familier que Big Ben à Londres », note Gregory Buchakjian, historien de l’art et photographe libanais dont le travail a souvent porté sur les ruines de guerre abandonnées dans son pays.
« Je me souviens de la première fois où je l’ai vu. J’avais 5 ans. J’étais en voiture avec mes parents et nous sommes passés devant le Holiday Inn. J’ai vu cette chose qui était si énorme et complètement dévastée. C’est une image que je ne peux retirer de ma mémoire. »
Le Caire : cible des émeutes antibritanniques
Cosmopolites, terrains de jeux de l’élite, les hôtels de luxe du Moyen-Orient sont fréquemment parmi les premiers bâtiments à succomber aux soulèvements sociaux et aux conflits.
« Bien sûr, ce sont des cibles », observe Mansel, « parce que dans des villes qui se modernisent, qui subissent des changements et où coexistent plusieurs civilisations, le grand hôtel moderne dynamique est particulièrement visible et symbolique. »
L’hôtel Shepheard’s du Caire, un exemple richement ornementé de l’époque victorienne conçu en 1841 comme un caravansérail, était autrefois la destination incontournable de la capitale égyptienne.
Ainsi que le formulait le magazine Time en 1942 : « Les officiers britanniques aisés en poste en Égypte, les ambassadeurs munis de lettres plénipotentiaires, les Américains avec des portefeuilles bien remplis, les filles glamour du Moyen-Orient, les commissaires du peuple russes, les célèbres correspondants de guerre et les experts de chars civils, tous descendent dans un seul hôtel du Caire : le Shepheard’s. »
Lorsque les émeutiers antibritanniques mirent le feu au Caire en 1952, l’hôtel fut l’une des premières cibles des incendiaires et disparut de l’horizon de la ville.
Le Shepheard’s a certes rouvert en 1957, mais, situé à plusieurs centaines de mètres de son emplacement initial, privé de l’âge et du caractère de l’original, il a perdu beaucoup de son lustre d’antan. Son site web indique qu’il est fermé pour « rénovation » depuis 2014.
Izmir : le Kraemer Palace perdu pour toujours dans les flammes
À Izmir, ville également connue sous son nom grec historique Smyrne, le Grand Hôtel Kraemer Palace a constitué un exemple du cosmopolitisme saisissant de cette ville portuaire anatolienne.
Lorsqu’Atatürk prit la ville aux Grecs en 1922, le dirigeant turc pénétra dans le Kraemer Palace et demanda à un serveur de son rival grec : « Le roi Constantin est-il venu ici pour boire un verre de raki ? ».
« Non », fut la réponse.
« Dans ce cas, pourquoi a-t-il pris la peine de prendre Izmir ? »
Mais le raki du Kraemer Palace ne suffit pas à le sauver. Peu de temps après, un incendie fut délibérément allumé, probablement par l’armée victorieuse d’Atatürk, dans les quartiers grec et arménien de la ville. L’ancien multiculturalisme de Smyrne, le Kraemer Palace et des dizaines de milliers de vies furent perdus pour toujours dans les flammes.
Mossoul : quand vint l’État islamique
En Irak, à Mossoul, une ville dévastée récemment arrachée au contrôle de l’État islamique (EI), se trouve un exemple plus récent d’hôtel de luxe englouti dans des événements sismiques.
L’hôtel Nineveh Oberoi, un établissement cinq étoiles composé de 262 chambres surplombant le Tigre, était depuis les années 1980 la destination numéro un des dignitaires en visite dans la ville.
Paré d’une piscine, d’un bar et d’une grande roue, le Nineveh était un favori des hauts fonctionnaires du gouvernement et des hommes d’affaires sous le règne de Saddam Hussein.
Les festivités se sont cependant arrêtées soudainement en 2014 lorsque l’État islamique (EI) a envahi Mossoul, s’appropriant une grande partie des infrastructures civiles de la deuxième ville d’Irak dans le cadre de sa tentative de construction d’un nouveau califat islamique.
Traduction : « Photos : #ISIS rouvre l’hôtel Nineveh Oberoi. Renommé Hôtel des héritiers à #Mossoul #Irak »
Pour les djihadistes victorieux, la prise de Ninive représentait un genre particulier de coup d’État. Fanar Haddad, un analyste du Moyen-Orient, explique à MEE : « L’Oberoi est, bien sûr, une marque internationale, l’une des meilleures au monde, et il était considéré comme le meilleur hôtel de la ville. La machine de propagande d’ISIS [EI] a bien exploité cette prise. »
Après son appropriation, l’EI s’est mis au travail. La maçonnerie décorative a été démantelée, le drapeau noir du groupe a été élevé sur chaque mât et les comptes Twitter liés à l’EI ont annoncé la « grande réouverture » de l’hôtel.
Si l’événement a bien eu lieu, le service normal n’a pas repris. À l’approche de l’armée irakienne, le Nineveh est devenu un nid de tireurs d’élite et un front de bataille.
« En termes de relations publiques, c’était certainement un grand scoop de pouvoir affirmer qu’ils en avaient pris le contrôle, les drapeaux de l’EI flottant à l’extérieur de cet hôtel de luxe sophistiqué, indépendamment de ce qu’il se passe ensuite », analyse Haddad.
« Je pense qu’il s’agissait avant tout [d’une question] d’image. Pendant une assez longue période du califat, l’aspect virtuel était peut-être plus important que l’aspect physique réel, et il était certainement plus glamour. »
L’avenir du Nineveh Oberoi est incertain. Le groupe n’a pas répondu aux questions de MEE concernant ses projets pour l’hôtel à présent que l’armée irakienne a repris Mossoul.
Certes, dans une ville où l’ampleur de la destruction est si catastrophique, la rénovation et la réhabilitation d’un hôtel cinq étoiles ne figurent certainement pas en haut de la liste des priorités.
Il n’est pas inconcevable, cependant, que l’hôtel puisse rouvrir un jour et se réconcilier avec son terrifiant passé.
Jérusalem : « Nous ne cachons pas le bombardement »
À Jérusalem, l’hôtel King David se situe à la frontière entre l’Est et l’Ouest de la ville.
En 1946, alors que la Palestine était sous contrôle britannique, le groupe sioniste Irgun bombarda l’aile sud de l’hôtel, laquelle servait de quartier général à l’armée de la puissance coloniale.
Quatre-vingt-onze personnes furent tuées, y compris des Britanniques, des juifs et des Arabes, provoquant une escalade des tensions entre les trois communautés et transformant l’aile de l’hôtel en un gouffre dévasté.
Malgré son passé meurtrier, l’établissement continue d’offrir le meilleur service et d’accueillir des célébrités et des chefs d’État.
« Nous ne cachons pas [l’attentat], c’est certain », reconnaît Jeremy Sheldon, responsable de la relation client au King David. « Il y a des photos de cela, nous avons un mur historique au niveau du hall inférieur de l’hôtel, nous avons aussi des photos historiques dans tout l’hôtel. Mais ce n’est pas non plus quelque chose dont nous tenons tout particulièrement à parler. »
Aujourd’hui, l’aile sud est reconstruite et entièrement fonctionnelle avec ses six étages de chambres. Le bombardement s’est fondu dans l’histoire plus large d’un hôtel qui a été témoin du passé tourmenté de Jérusalem depuis 1931. « Beaucoup de gens aiment vraiment l’histoire et c’est l’une des raisons pour lesquelles ils viennent ici », ajoute Sheldon.
Peut-être qu’un jour, la direction du Ritz-Carlton de Riyad pourra en dire de même.
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