Le cinéma tunisien, en vogue à Cannes mais encore à la peine dans son pays
TUNIS – « Le concept de Tunisia Factory, c’est une idée de la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes, qui chaque année sélectionne un pays où la dynamique cinématographique est prometteuse. Lors du festival du cinéma tunisien, à Montpellier l’an dernier, nous avions envisagé de mettre la Tunisie à l’honneur en 2018. On a commencé sans financement et sans moyens, et on a fini avec quatre courts métrages », explique à Middle East Eye Dorra Bouchoucha, cinéaste et productrice tunisienne, en marge de la conférence de presse dédiée à la Tunisia Factory début mai à Tunis.
Ces courts métrages, fruits d’une collaboration entre des cinéastes tunisiens et étrangers, racontent les espoirs et les désillusions de la société tunisienne post-révolution : une bande de jeunes en quête d’immigration qui craint la police, une mère d’enfant handicapé mental qui ment à son mari pour cacher son avortement, un restaurant de La Goulette (banlieue de Tunis) sur le déclin et une famille d’un quartier populaire qui n’arrive plus à communiquer.
Écrits, réalisés et montés en seulement cinq semaines, ils ont été présentés à la 71e édition du festival de Cannes qui se termine ce samedi. Plus que de simples courts métrages réalisés par des cinéastes dont c’est souvent la première œuvre, la Tunisia Factory reflète aussi le bouillonnement du cinéma tunisien depuis quelques années et sa visibilité croissante sur la scène internationale.
Ce cinéma de plus en plus présent dans les festivals internationaux, également primé, peine pourtant à faire redémarrer complètement l’industrie locale. En cause : le manque de moyens, l’absence d’un cadre juridique et de financements alternatifs au ministère de la culture. Mais les choses sont en train de changer, progressivement, selon les acteurs du milieu.
« On peut dire que le cinéma tunisien se porte bien. Jamais il n’a produit autant »
- Néjib Ayed, directeur des Journées cinématographiques de Carthage
« On peut dire que le cinéma tunisien se porte bien », affirme Néjib Ayed, directeur des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) et producteur, à Middle East Eye. « Moi-même, j’étais surpris de recevoir pour les dernières JCC près de 37 propositions de longs métrages tunisiens et 49 courts métrages, dont dix-huit de fiction et dix-neuf documentaires, ce qui est un chiffre record pour le cinéma tunisien. Jamais il n’a produit autant. »
Moins de la moitié de ces films ont été réalisés avec des fonds étatiques. D’autres, qui ont obtenu une reconnaissance à l’étranger, comme The Last of us d’Alaeddine Slim, ont été faits avec un budget extrêmement réduit.
Le film a été réalisé avec une équipe de douze personnes, tourné en 28 jours, avec un budget total de 580 000 dinars (194 000 euros) et un budget de départ (préparation, tournage, montage) de seulement 55 000 dinars (18 000 euros).
« Ce modèle de production est spécifique à ce projet. L'essentiel est de trouver des solutions et des mécanismes pour chaque projet. Certes, il y a eu beaucoup de fatigue et de contraintes pendant la fabrication, mais l’investissement humain était hors du commun », raconte Alaeddine Slim à MEE.
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Le film, réalisé à 100 % en Tunisie avec des fonds tunisiens (plusieurs maisons de production se sont associées au projet qui a aussi reçu des fonds qataris pour la post production, ainsi que pour la distribution) a été primé deux fois à la Mostra de Venise ainsi qu’aux JCC.
Il illustre à ce titre le renouveau du cinéma tunisien, souvent mené par des jeunes, qui ne comptent que sur eux-mêmes pour réaliser et produire leur film.
« Les cinéastes n’attendent plus d’être aidés par des ministères pour entreprendre, c’est la leçon que nous avons tirée de ces deux dernières années », ajoute Néjib Ayed.
Un manque de financements qui persiste
En Tunisie, la commission d’encouragement à la production du ministère de la Culture ne peut pas attribuer plus de 500 000 dinars (170 000 euros) de subvention, ce qui reste très peu pour des films dont la production peut parfois dépasser le million de dinars. Et le ministère a du mal à suivre le nombre de projets qui augmente chaque année.
Mais le secteur institutionnel bouge aussi. Le Centre national du cinéma et de l’imagetunisien (CNCI), équivalent du CNC français est de plus en plus actif dans l’aide à la production. Il a notamment contribué à la moitié du budget de Tunisia Factory et propose un fonds bilatéral, avec la France, d’aide à la production franco-tunisienne depuis 2017 de 150 000 euros.
Le budget de la culture représente moins d’1 % du budget de l’État
L’une de ses missions, établies en 2011 à sa création, est de participer au développement d’une industrie autour du septième art en Tunisie. Il a financé le tournage en 2016 de près de 21 films pour un montant de cinq millions de dinars (environ un million d’euros).
Mais les producteurs en attendent davantage.
« Le CNCI a été pendant longtemps une coquille vide. On espère maintenant qu’il va agir avec les nouveaux décrets-lois et permettre de nouveaux financements et plus d’appels à projets », confie Habib Attia, directeur de la maison de production Cinetelefilms.
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Aujourd’hui en Tunisie, le budget de la culture représente moins d’1 % du budget de l’État. Le budget du ministère de la Culture est de 264 505 millions de dinars (88 millions d’euros).
Le milieu du cinéma tunisien milite depuis plusieurs années, avec un projet de loi déposé en conseil interministériel, pour trouver d’autres mécanismes de financement des films, via la télévision par exemple, comme à l’époque de l’Agence nationale de la promotion audiovisuelle. D’autres ont proposé de taxer aussi tous les supports qui utilisent le cinéma comme les DVD piratés ou les opérateurs de téléphonie mobile.
Le cinéma érotique a fait fuir les familles des salles de cinéma
L’autre problème auquel sont confrontés les cinéastes reste le manque de salles et d’intérêt pour le cinéma en Tunisie.
D’une centaine de salles dans les années 1960, il n’en existe plus qu’une douzaine dans le Grand Tunis et une trentaine dans tout le pays (dont cinq nouvelles au sein de la nouvelle cité de la culture).
Ce désintérêt a commencé dans les années 1980, avec l’arrivée du cinéma pornographique soft et la fermeture en 1992, de la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique (SATPEC), la société étatique qui s’occupait de la distribution et des salles.
En 1988, la Tunisie comptait 88 salles de cinéma. Seul le secteur privé a pu continuer à distribuer et à entretenir les salles de cinéma. Et les films proposés ces années-là étaient pour la plupart érotiques.
« Le public habituel des salles de cinéma, les familles, ont déserté les salles et c’est un public jeune, souvent des quartiers populaires qui s’y est substitué. Le film érotique des années 1970, Un corps chaud pour l’enfer, a par exemple été programmé pendant près de cinq ans », raconte Néjib Ayed.
« Le film érotique des années 1970, Un corps chaud pour l’enfer, a été programmé pendant près de cinq ans »
- Néjib Ayed
Puis la naissance et la prolifération des vidéoclubs et des films piratés dans les années 2000 ont fini de faire fuir le public des salles de cinéma – même si vers 2007-2010, le public estudiantin est revenu, notamment avec les ciné-clubs et les JCC.
« On arrivait à avoir accès à beaucoup de films via ces deux événements, c’était un peu des échappatoires face à la dictature. Il n’y avait pas de censure, on pouvait regarder de tout », raconte à MEE Chehine Dhahak, doctorant à l’École supérieure de l’audiovisuel et du cinéma (ESAC) à Gammarth.
Sa passion a commencé avec le cinéma tunisien grâce au film Sejnane d’Abdellatif Ben Ammar sorti en 1974. Puis il s’est tourné vers la nouvelle vague française et les films du réalisateur britannique Ken Loach.
« Tous les petits festivals de cinéma amateur, comme celui de Kelibia [ville côtière du nord-est] qui se tient encore chaque année, ont permis aux cinéphiles de toujours trouver un cercle de débat et de visionnage des films en Tunisie, même sous Ben Ali » ajoute-t-il.
Aujourd’hui, certaines salles perdurent, à l’image du Mad’Art à Carthage, et de l’Amilcar à Manar dans la capitale, qui privilégient la programmation de films tunisiens et de films d’auteurs étrangers.
Entre films d’auteurs et blockbusters américains
Kais Zaied, l’un des gérants du cinéma a créé la société Hakka distribution pour avoir la possibilité de distribuer des films tunisiens et de projeter des films étrangers.
« Nos salles trouvent l’équilibre entre les films tunisiens commerciaux qui génèrent des entrées importantes et les films d’auteur qui vont attirer un public plus cinéphile, et qui restent importants à montrer en Tunisie », explique-t-il à MEE.
D’autres misent sur un mélange entre blockbusters américains et films d’auteur, avec aussi des spectacles et des concerts, comme le fait la petite salle de l’Agora (au nord de Tunis) en offrant une programmation différente chaque semaine.
« On constate un regain d’intérêt et une reprise de la fréquentation »
- Kais Zaied, gérant de salle de cinéma
« On constate un regain d’intérêt et une reprise de la fréquentation », ajoute Kais Zaied. Une reprise qui a convaincu le producteur Wassim Beji.
Mi-novembre, il doit ouvrir le premier multiplexe tunisien, avec huit salles sur 5 200 mètres carrés, en partenariat avec l’entreprise française Pathé.
« Cela peut être positif d’avoir un multiplexe en Tunisie, ça signifie qu’il y a bien une dynamique en Tunisie. Même s’il est situé à côté d’un centre commercial, il drainera sans doute un nouveau public », commente Kais Zaied.
Un cinéma « condamné au cinéma d’auteur » ?
Des nouvelles salles, il y en a aussi dans les murs de la Cité de la Culture, inaugurée en mars 2018, avec une cinémathèque tunisienne.
Devant les salles équipées pour les projections, une exposition consacrée à l’actrice Claudia Cardinale accueille le visiteur. Depuis son inauguration, la cinémathèque alterne des projections dédiées à l’histoire du cinéma tunisien – avec une rétrospective consacrée au réalisateur Tahar Cheriaa –, des cinés-concerts et une programmation autour du documentariste Rithy Pahn.
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Mais l’une des missions les plus importantes de la cinémathèque reste la préservation du patrimoine cinématographique tunisien, resté à l’abandon pendant des années.
« La cinémathèque va aussi servir à conserver des copies de films tunisiens car nous n’avons plus de laboratoires en Tunisie, et de nombreux films, éparpillés à travers le monde ou au ministère de la Culture, sont souvent mal inventoriés », constate Hichem Ben Ammar, directeur de la cinémathèque.
« Certains négatifs de films tunisiens de 35 mm sont aujourd’hui séquestrés dans des laboratoires à l’étranger car nous n’avons pas payé pour leur conservation. L’un des exemples est le film LeFou de Kairouan, bourré d’informations sur les années 1930 en Tunisie, et dont l’unique copie est coincée dans un laboratoire en Espagne », regrette-t-il.
« Certains négatifs de films tunisiens de 35 mm sont aujourd’hui séquestrés dans des laboratoires à l’étranger car nous n’avons pas payé pour leur conservation »
- Hichem Ben Ammar, directeur de la cinémathèque
Si le cinéma tunisien s’est beaucoup diversifié avant et après la révolution et que son inscription dans le patrimoine commence à se faire de façon concrète, son avenir est encore pleine mutation.
Beaucoup de professionnels parlent d’un cinéma « condamné à faire du cinéma d’auteur », faute de moyens permettant de rivaliser avec les plus grosses industries étrangères.
« Après la révolution, il y avait un vrai besoin d’archivage et de documentation sur qui se passait. Aujourd’hui, avec le recul, les scénarios sont plus forts cinématographiquement et plus créatifs. Mais le cinéma tunisien reste un cinéma d’auteur, car notre marché est restreint. C’est aussi une chance, car nous ne sommes pas obligés de faire un cinéma commercial », estime Nejib Ayed.
Pour les cinéastes tunisiens, allier film d’auteur et film populaire peut être une recette gagnante. Selma Baccar, réalisatrice tunisienne phare des années 1990 et 2000, a organisé la première de son dernier film, El Jaida, en novembre 2017. Et il est encore à l’affiche dans certains cinémas.
« Ce n’est pas un film qui a marché dans les festivals ou qui a reçu une aide étrangère, c’est un film populaire qui a plu en Tunisie. Nous avons aussi pris des têtes d’affiches de la télévision tunisienne, ce qui a aussi contribué à son succès. Nous avons pu entièrement rentrer dans nos frais grâce à l’exploitation en salles, ce qui est rare pour un film tunisien », relève Selma Baccar qui a réalisé son film avec un budget de 900 000 dinars (300 000 euros).
Pour elle, l’avenir du cinéma tunisien réside dans la production locale, moins dépendante financièrement de l’aide étrangère. « Il y a deux types de cinémas en Tunisie, très différents : celui dans lequel intervient une aide étrangère et dont le contenu est parfois orienté vers une image dépendante des desiderata de l’Occident, et le cinéma qui traite de l’histoire tunisienne avec ses spécificités », ajoute la réalisatrice, connue pour son cinéma féministe.
La co-production avec l’étranger reste pourtant parfois l’occasion de réalisations à succès comme Vent du Nord de Walid Mattar co-produit avec la France et sorti en salles en 2018, ou encore Weldi, le nouveau film de Mohamed Ben Attia, co-produit avec les frères Dardenne, des réalisateurs et producteurs belges. Le film est présenté cette année à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs. Le réalisateur avait été déjà primé à l’étranger avec son film Hedi, un vent de liberté, sorti en 2016.
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