Dans le Yémen en guerre, le Ramadan est entaché par une pluie d’insultes télévisées
TA’IZZ, Yémen – C’est une tradition au Yémen pendant le Ramadan, tout comme dans d’autres parties du monde musulman : après une journée de jeûne, les familles mangent puis se réunissent pour regarder les programmes télévisés spécialement conçus pour le mois sacré.
Souvent, ce sont des émissions humoristiques qui abordent des problèmes courants liés à la fête, comme le fait d’acheter plus de nourriture que nécessaire ou de se faire réveiller par des voisins alors que l’on essaie de dormir pendant la journée, ou encore les scènes de ménages alimentées par le jeûne.
Mais un nouveau style d’humour s’enflamme au Yémen depuis le début de la guerre civile, en 2015 – et nombreux sont ceux qui ne l’apprécient pas.
« J’ai interdit à mes enfants de regarder ce genre d’émissions, parce qu’elles apprennent à nos enfants à insulter les gens et à être méchants »
– Mosab Qaderi, chauffeur de bus
Le caractère politique du conflit qui, depuis trois ans, a tué plus de 10 000 personnes, a commencé à s’infiltrer dans les divertissements populaires et se manifeste sous la forme d’attaques satiriques contre les opposants.
Mosab Qaderi, un chauffeur de bus de 35 ans vivant à Ta’izz, est le père de trois enfants. Il a expliqué qu’avant la guerre, sa famille attendait avec impatience les émissions humoristiques du Ramadan. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
« J’ai arrêté de regarder les comédies bas de gamme à la Yéménite diffusées lors du Ramadan, déplore-t-il. J’ai interdit à mes enfants de regarder ce genre d’émissions, parce qu’elles apprennent à nos enfants à insulter les gens et à être méchants. »
Il a cité un humoriste qui, le premier jour du Ramadan, a décrit les Houthis comme étant les chaussures de leur allié, l’Iran. Comparer quelqu’un à une chaussure, le vêtement le plus en contact avec la saleté, est considéré comme une insulte grave dans de nombreuses cultures moyen-orientales.
« Nous avons besoin d’un humour qui suscite de la joie sans insulter qui que ce soit et sans utiliser de gros mots pour décrire les gens », a estimé Qaderi, qui affirme n’avoir aucune allégeance politique.
Désormais, sa famille et lui regardent à la place des comédies étrangères – généralement des programmes égyptiens ou libanais –, puisque les émissions locales « ne respectent pas le public ».
Des insultes dès le premier jour
Au Yémen, l’humour met l’accent sur la comédie burlesque et les sketches et se transmet essentiellement à travers le format télévisé.
Le ministère de la Culture assume la responsabilité de cet art, et beaucoup de ses employés sont comédiens. Habituellement, si du contenu est jugé offensant, le ministère intervient et le censure parfois.
Mais au cours des trois dernières années, les chaînes yéménites ont été récupérées par chacun des camps en guerre : désormais diffuseurs, ceux-ci ne sont plus redevables envers les annonceurs ou les censeurs et ne font que promouvoir leurs propres opinions politiques et attaquer leurs adversaires.
Peu de chaînes de télévision et d’humoristes travaillent aujourd’hui depuis le Yémen. Seules les chaînes de télévision houthies – qui appartenaient au gouvernement jusqu’à la chute de Sanaa en 2014 – se trouvent encore dans le pays. Le gouvernement et le parti al-Islah, étroitement lié aux Frères musulmans, diffusent depuis l’étranger, souvent depuis l’Arabie saoudite ou la Turquie.
Les humoristes peuvent essayer de passer par YouTube, mais ce chemin est difficile. Même avant la guerre, le haut débit était lent et coûteux au Yémen. La situation a désormais empiré : s’ils souhaitent regarder des vidéos sur YouTube, les Yéménites ne peuvent réellement le faire que tôt le matin ou tard le soir, quand un moins grand nombre d’internautes sont en ligne.
Cette année, les humoristes ont commencé à insulter les camps rivaux dès le premier jour du Ramadan. La réponse des activistes politiques et sociaux a été instantanée.
Par exemple, Mohammed al-Ruba, un humoriste partisan d’al-Islah qui travaille pour la chaîne Yemen Youth TV, a affirmé que les partisans de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a été assassiné en décembre 2017, avaient été « photoshoppés ».
Ali Al-Boukhaiti, un partisan de Saleh, a écrit une réponse cinglante :
Traduction : « La chaîne Yemen Youth TV est pathétique. Son public est inutile et cherche à mettre son grain de sel. OK, bande de salauds, où sont les foules de la rue al-Siteen ? Ali Abdullah Saleh a livré une bataille alors que Yadomi et les Frères musulmans n’ont pas tiré la moindre balle. [La chaîne Yemen Youth TV] n’est qu’une bande de malades rancuniers, sans vision ni perspective. »
Ses propos dénigraient les foules de partisans du mouvement al-Islah qui protestaient dans la rue al-Siteen, ainsi que leur chef, Mohammed al-Yadomi.
Selon Abdurrahman Ahmed, un enseignant de 45 ans vivant à Ta’izz, l’humour diffusé pendant le Ramadan est devenu un nouveau front de la guerre, potentiellement plus dangereux que le conflit armé.
« Les camps en guerre ont détruit notre ville, tué des civils et nous ont privés de nos emplois, déplore-t-il. Maintenant, ils lancent une guerre culturelle contre l’esprit de nos enfants à travers leur humour empreint de méchanceté.
« Seuls les partisans des différents camps en guerre regardent ce genre d’humour et y réagissent. La plupart des gens n’aiment pas regarder cet humour yéménite d’un nouveau genre. »
Ahmed affirme qu’il préférait les programmes inspirés de la vie quotidienne, comme al-Saheer Saber (« Le beau-frère de Saber »), Hami Hamak (« Nous avons les mêmes problèmes ») ou encore Dihbash, qui mettait en scène un homme sans but dans la vie.
« Avant, je préférais l’humour yéménite parce que je sentais qu’il abordait très bien nos problèmes sociaux et qu’il savait parfaitement nous donner des solutions. Mais aujourd’hui, tout a changé. »
Les partisans de cette nouvelle forme d’humour
La nouvelle tendance humoristique a cependant ses défenseurs. Selon Mohammed Ridha, un membre du parti al-Islah vivant à Ta’izz, la cuvée actuelle d’humoristes et d’émissions n’est que le reflet des réalités quotidiennes d’une société dominée par la guerre. « La guerre culturelle constitue la moitié de la guerre ; la guerre médiatique est la partie la plus importante de la guerre », soutient-il.
Il accuse les Houthis d’être à l’origine de la guerre et des problèmes sociaux qui l’ont accompagnée, notamment la pauvreté et les ruptures conjugales : l’humour ne fait que souligner cela. « Les comédiens et les chaînes pro-Hadi font de leur mieux pour refléter la véritable image des rebelles houthis. »
L’humour yéménite
Intervieweur : « Les Houthis sont-ils vos mains au Yémen ? »
Mollah iranien : « Non, ils sont nos jambes »– Suhail TV (chaîne pro-Hadi)
Humoriste : « Tareq est le seul garde au monde à avoir su s’échapper alors que son patron a été tué » [Tareq Saleh protégeait son oncle, le président Ali Abdallah Saleh, lorsqu’il a été assassiné]
– Yemen Youth TV (chaîne pro-Hadi)
Humoriste : « Les missiles Patriot saoudiens repèrent les missiles balistiques houthis avant qu’ils ne soient tirés. Mais le problème est que les missiles Patriot pensent que leur boulot est de jouer avec les missiles houthis et de les pourchasser. Les missiles Patriot et les missiles houthis sont comme des amis, ils ne se font pas de mal »
– Yemen TV (chaîne pro-Houthis)
Hussam al-Hashimi, un commerçant de 34 ans vivant à Sanaa, affirme qu’il apprécie l’humour visant « les agresseurs et leurs mercenaires », en référence à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et à ses partisans.
« L’humour est un bon moyen de mettre en lumière les crimes commis par les agresseurs afin que le message touche un très grand nombre de personnes, y compris les femmes et les enfants chez eux », a-t-il soutenu.
Selon lui, les Houthis n’insultent pas les Yéménites tels que les partisans d’al-Islah, mais plutôt les « tueurs » de Yéménites.
Pas de marché pour les émissions yéménites
Zakaria Dahman, producteur de télévision yéménite et fondateur de Vision Company, à Sanaa, produisait du contenu humoristique auparavant. Mais depuis 2015, les chaînes yéménites s’intéressent moins aux contenus qui ne soutiennent pas leur cause, observe-t-il.
Les marchés internationaux sont également hors de portée : comme beaucoup de productions humoristiques, le style yéménite tend à être très local et ne s’exporte pas. Aujourd’hui, Dahman produit des émissions, généralement des drames et des documentaires, pour des chaînes internationales telles que la chaîne émiratie Al-Ghad al-Mushreq.
Dahman s’oppose à toute intervention politique dans l’humour. « Les partis politiques contrôlent l’humour et les médias en général, affirme-t-il. Au lieu de faire de l’humour de qualité, le but est désormais de susciter du racisme et de la haine entre les Yéménites. »
Selon lui, l’humour au Yémen est aujourd’hui faible et n’a pas réellement d’autre but que d’attaquer l’opposition, et bien que la satire politique puisse avoir sa place, les camps en guerre ne l’utilisent pas correctement.
« Il y a aujourd’hui plus de treize chaînes de télévision yéménites qui génèrent de la haine et de l’hostilité entre les Yéménites et qui évitent d’aborder les questions sociales »
– Zakaria Dahman, producteur de télévision
« Les propriétaires des chaînes de télévision ne s’intéressent qu’à la politique. Il y a aujourd’hui plus de treize chaînes de télévision yéménites qui génèrent de la haine et de l’hostilité entre les Yéménites et qui évitent d’aborder les questions sociales. Il n’y a pas de place pour la comédie à caractère social qui aborde les problèmes sociaux sous un angle positif. »
Saeed – qui ne peut donner son vrai nom par crainte de représailles – est un humoriste qui travaille au ministère de la Culture. Il explique à MEE que lorsque la guerre a éclaté, les humoristes et les comédiens se sont rangés dans un camp ou dans l’autre.
« Mon supérieur hiérarchique direct au ministère joue aujourd’hui à la télévision et, chaque jour, il insulte les Yéménites pour de l’argent. D’autres, comme moi, ont arrêté de travailler parce que nous ne voulons pas trahir notre profession », affirme-t-il, avant d’ajouter qu’il préférerait ne pas travailler et mourir de faim plutôt que d’insulter les autres.
Saeed explique qu’il ne reprendra l’humour que lorsque le genre aura retrouvé son indépendance.
Pour sa part, Mosab Qaderi veut simplement assister à la fermeture des chaînes de télévision offensantes et à un retour au style habituel d’humour du Ramadan.
« Le Yémen est rempli de souffrance et nos enfants souffrent de nombreux problèmes. Nous espérons que le gouvernement fermera ces chaînes bas de gamme dont les émissions de mauvaise qualité ont une influence négative sur les enfants. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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