Incendie, fraude et recomptage : la sombre réalité de la douteuse politique irakienne
Un incendie s’est déclaré dans un entrepôt de Bagdad stockant les bulletins de vote des élections irakiennes du 12 mai, juste avant le recomptage manuel. L’incendie s’est produit à un moment inopportun où les allégations de fraude électorale avaient compromis l’intégrité du processus.
Al-Sairoun, ou « En marche », une coalition rassemblant des partisans du chef religieux chiite Moqtada al-Sadr et du parti communiste irakien, a considéré cet incendie comme un revers et une tentative de retarder son accession au pouvoir en tant que vainqueur des élections.
Mardi, al-Sairoun a annoncé qu’il constituerait un bloc parlementaire avec le Fatah, la coalition de milices chiites, arrivée en deuxième position lors des élections. Cela indique clairement qu’al-Sadr va procéder à la formation d’un gouvernement malgré les retards.
Deux questions se posent encore : qui est responsable de cet incendie et qui aurait à perdre ou à gagner avec cet incident ? Ce qui ne fait aucun doute, c’est que cette série d’affaires retardera la formation d’un nouveau gouvernement irakien comme cela s’est déjà produit dans le passé. Par exemple, après les élections de 2010, les négociations relatives à un nouveau gouvernement ont duré neuf mois.
Ce retard surviendrait à un moment où les électeurs ont exprimé – via les urnes – leur mécontentement à l’égard des élites politiques en place. La récente crise est une tentative désespérée de prolonger leur mandat. Al-Sairoun et le Fatah ont représenté de nouveaux visages sur les bulletins de vote, mettant en avant des candidats sans passif politique.
Le recomptage électoral
Lundi, la police irakienne a arrêté quatre hommes, trois policiers et un employé de la commission électorale dans le cadre de l’incendie. Leur mobile reste inconnu. L’incendie s’est déclaré après le renvoi par le Parlement irakien de la commission indépendante composée de neuf membres qui supervisait l’élection et son remplacement par neuf juges pour superviser un recomptage manuel des voix.
Le recomptage des voix a été vivement réclamé par les perdants de l’élection, tandis que les vainqueurs, comme al-Sairoun, ont exhorté leurs partisans à faire preuve de patience tout en laissant entendre que ce recomptage était une tactique dilatoiredes perdants.
La coalition al-Sairoun a remporté 54 des 329 sièges au Parlement. Le Fatah, la coalition de milices chiites, est arrivée deuxième avec 47 sièges, puis la coalition du Premier ministre sortant, Haïder al-Abadi, est arrivée troisième avec 42 sièges.
Sans désigner de coupables pour l’incendie, il y a en effet des politiciens irakiens et des puissances étrangères qui profitent de la tourmente politique actuelle
Le 6 juin, un appel au recomptage avait été lancé au Parlement irakien, essentiellement par ses membres qui avaient perdu leur siège. La Commission supérieure indépendante pour les élections en Irak a insisté sur le fait qu’il n’était pas nécessaire de recompter les voix, seulement pour être congédiée par le Parlement. Quelques heures à peine après la demande de recomptage par le Parlement, une explosion a tué dix-huit personnes à Sadr City, le bastion du soutien d'al-Sadr.
Le 10 juin, alors que les juges se réunissaient, l’entrepôt de Bagdad a été incendié, soulevant encore plus de questions concernant l’intégrité du processus électoral. Étant donné qu’Abadi et le mandat actuel du Parlement viendront à expiration le 30 juin, les récents événements ne feront que retarder la formation d’un nouveau gouvernement.
Affaiblir al-Sadr
Salim al-Jabouri, le président du Parlement irakien, qui a perdu son siège, a déclaré que les élections devraient être renouvelées à la suite de l’incendie. Les critiques affirment que sa demande, et celles d’autres parlementaires aux résultats médiocres, vise à dissimuler le fait qu’ils ne veulent pas accepter la victoire d'al-Sadr.
Dans cet esprit, Dhiaa al-Asadi, un collaborateur d'al-Sadr, a tweeté : « Celui qui a incendié le matériel électoral et le site de stockage de documents avait deux objectifs : annuler les élections ou détruire les bulletins de vote comptés parmi les résultats. »
L’explosion dans la ville de Sadr, suivie par cet incendie, est certainement perçue par les sadristes comme un complot visant à saper leur victoire. Moqtada al-Sadr a exprimé sa désapprobation vis-à-vis d’un recomptage, déclarant qu’il s’agissait d’une tactique dilatoire et que cela montrait que les élites politiques irakiennes en place « se battaient pour des sièges, des postes, des gains, l’influence, le pouvoir et la gouvernance ». Il a également déclaré : « Il est temps maintenant de résister à l’occupation et à l’influence extérieure. »
Ses déclarations, s’il fallait lire entre les lignes, montrent sa réprobation à l’égard des actuels dirigeants irakiens et des allusions aux puissances étrangères essayant de saboter la victoire d'al-Sadr.
Agitation politique
Sans désigner de coupables pour l’incendie, il y a en effet des politiques irakiens et des puissances étrangères qui profitent de la tourmente politique actuelle.
En théorie, puisqu'al-Sadr s’est présenté avec un programme de rejet de l’influence américaine et iranienne en Irak, les États-Unis et l’Iran profitent indirectement du retard dans la formation d’un nouveau gouvernement sous influence sadriste.
Pour ce qui est de la suite, un recomptage, ou encore plus chronophage, une nouvelle élection retarderait la formation d’un nouveau gouvernement jusqu’en janvier 2019. Dans les deux cas, l’ascension des sadristes au pouvoir serait retardée. Cependant, ni l’Iran ni la coalition des milices chiites ne sont favorables à un recomptage non plus, cherchant à consolider leur deuxième place dans le cadre de la coalition d’al-Sadr.
Outre les sadristes et les milices chiites, les deux partis kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan et l’Union patriotique du Kurdistan, se sont opposés à un recomptage, les deux partis étant accusés de fraude électorale. Le paysage politique irakien s’est donc déjà divisé sur cette question et, tant que cela durera, cela provoquera probablement d’autres fractures.
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Le choix d’un nouveau Premier ministre étant repoussé, Abadi reste au pouvoir et conserve tous ses pouvoirs. Cependant, plutôt que de retarder ce processus, Abadi pourrait tenter de fournir ses sièges restants à la nouvelle coalition, s’il était autorisé à rester Premier ministre, servant de dirigeant de compromis entre al-Sairoun et le Fatah.
Même avec l’acceptation d’Abadi, portant le nombre de sièges à 143, c’est encore loin d’être une majorité. Al-Sadr devrait mener de longues et ardues négociations pour amener de nombreux autres partis à rejoindre son bloc. L’incendie, les appels à un recomptage des voix ou de nouvelles élections ne feront que retarder ce processus.
L’euphorie qui régnait après le 12 mai à l’idée qu’un gouvernement nationaliste non confessionnel puisse émerger à Bagdad semble se dissiper face aux réalités de la politique irakienne et à une élite politique en place qui cherche désespérément à se maintenir au pouvoir.
- Ibrahim Al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces: An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017), et A Concise History of the Middle East (à paraître).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un grand incendie s’est déclaré dans un entrepôt de stockage des bulletins de vote à Bagdad, le 10 juin (MEE/Sebastian Castelier).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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