« Salut, ma jolie » : au Maroc, un long chemin reste à parcourir contre le harcèlement sexuel
Alors qu’elle passe par le centre-ville de Casablanca devant des cafés où se rassemblent les hommes, Wissale Elhaial, 20 ans, une valise de livres à la main, regarde droit devant elle.
Des vendeurs hèlent les clients pour les faire venir vers leurs stands halal. Certains la hèlent aussi pour attirer son attention mais pas sur les arômes épicés du falafel.
« Salut, ma jolie ». « Loué soit Dieu ! Comme tu es belle ! ». « Viens ici ! J'aimerais juste te dire quelques mots ! ».
Wissale essaie de les ignorer, mais ne peut réprimer des regards furibonds, et se dit qu'elle en viendrait presque à porter un foulard parfois. Mais elle n’est pas vraiment convaincue que cela changerait quelque chose.
Wissale n'est pas la seule dans ce cas. Selon une enquête nationale menée en 2009 par la Haute Commission marocaine de planification, 40 % des femmes entre 18 et 64 ans ont signalé un acte de violence dans les espaces publics pendant le temps qu’a duré l'étude.
Une femme sur trois a déclaré avoir subi des abus psychologiques, définis par l'enquête comme « tout acte consistant à dominer ou à isoler une femme, à l'humilier ou à la mettre mal à l'aise »
Le harcèlement sexuel est un problème universel, mais il est particulièrement sérieux au Maroc. Pour la sécurité des voyageurs se rendant au Maroc, le Département d’État américain prévient : « mendicité agressive, vol à la tire, vol de sacs à main, vol dans les véhicules inoccupés et harcèlement des femmes sont régulièrement rapportés ».
« Certains Marocains pensent que si les femmes se font harceler par les hommes, c’est parce qu’elles s’exhibent dans une tenue séduisante »
- Wissale Elhaial, 20 ans
Certes, le pays a ces dernières années fait des progrès en accordant davantage de droits aux femmes, mais les comportements sexistes et l'absence de protection juridique demeurent problématiques pour les militantes féministes.
« Certains Marocains pensent que si les femmes se font harceler par les hommes, c’est parce qu’elles s’exhibent dans une tenue séduisante », déplore Elhaial en sirotant un verre de thé à la menthe à l'intérieur d'un café.
« Je vois dans la rue des musulmanes porter des écharpes et des djellabas [robes amples], mais les hommes se permettent encore de les interpeller."
« Culture de l’impunité »
Après de nombreuses années de négociations politiques, le royaume a, en février, adopté une loi sur les violences faites aux femmes. On ne peut que se féliciter du symbolisme de la législation, mais le projet de loi a déçu de nombreux acteurs de la société civile.
Il criminalise certaines formes de violence domestique et prévoit de nouvelles protections, dont de nouvelles dispositions sur le mariage des mineurs. Il contient également des mesures contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et par le biais de courriels et de SMS.
Mais les militantes en faveur des droits des femmes font valoir que la loi ne va pas assez loin dans la définition du harcèlement sexuel et ne donne à la police, aux procureurs et aux juges aucune directive sur la façon de traiter les cas de violence sexuelle.
La loi prévoit bien une peine d'emprisonnement d'un à six mois et une amende de 2 000 à 10 000 dirhams (de 180 à 900 euros) à l'encontre de toute personne reconnue coupable de harcèlement sexuel dans un lieu public. Mais les femmes marocaines disent qu'elles hésitent à porter plainte dans de telles affaires.
« De par leur éducation, les jeunes Marocains croient qu'ils doivent constamment affirmer leur masculinité dans les lieux publics », explique Stéphanie Willman Bordat, cofondatrice de Mobilising for Rights Associates (MRA) à Rabat. Bordat travaille depuis plus de dix-sept ans avec ONG, groupes de défense des droits des femmes et équipes juridiques pour promouvoir les droits des femmes dans tout le Maroc.
« De par leur éducation, les jeunes Marocains croient qu'ils doivent constamment affirmer leur masculinité dans les lieux publics »
- Stéphanie Willman Bordat, cofondatrice de Mobilising for Rights Associates (MRA) à Rabat
« Les hommes estiment avoir droit au corps des femmes et la culture de la performance ici leur dicte de le manifester verbalement, sous peine d’être perçus comme ‘’virilement faibles’’ », précise Stéphanie Willman Bordat. « Les lois ne sont pas appliquées parce qu’elles n’ont pas été écrites pour être appliquées. C’est une loi cosmétique, difficile à appliquer en raison des limites du pouvoir de la police et du fait d’exigences strictes en matière de preuves. »
De nombreuses victimes de violences sexuelles n’ont pas l’impression que les institutions judiciaires du pays feraient beaucoup pour elles.
« Si un gars ne cesse de vous baratiner et que vous allez voir la police, les agents prennent ça à la rigolade et refusent de prendre votre histoire en compte », explique Fatima El Naciri, 21 ans, amie d’Elhaial.
Le poids de la culpabilité
Selon Fatima, même vêtue d'un foulard et d'un chemisier à manches longues et à col fermé, il lui arrive d’être harcelée, en particulier dans les régions rurales et conservatrices du pays.
« C’est surtout la victime qui est perçue posant un problème », s’indigne-t-elle. « Si je me faisais harceler ou agresser, les gens me diraient : ‘’Mais tu portais un jean ! Il ne fallait pas mettre ça dans la rue car ça revient à leur donner la permission de te harceler’’. »
Selon Samia Errazzouki, journaliste maroco-américaine et doctorante en études nord-africaines, qui s'exprime publiquement contre les abus contre les femmes marocaines, il existe au Maroc une « culture de l’impunité », selon laquelle les agresseurs, loin d’être punis, sont protégés.
Auteure assidue sur les droits des femmes en Afrique du Nord, elle critique avec véhémence l’atmosphère dans laquelle ces affaires sont traitées, atmosphère qui, selon elle, est alimentée par l’incapacité à appliquer pleinement la loi et à faire passer le poids de la culpabilité de la victime à l’agresseur.
« Il y a un écart énorme entre ce qui est écrit sur le papier et les pratiques », regrette Samia. « Si une femme n’est pas en mesure de déposer une main courante sans être éconduite par les officiers ou dissuadée de déposer plainte par une famille qui craint le qu’en dira-t-on, alors les lois ne servent à rien. »
Les défenseurs des droits des femmes évoquent le cas de Saad Lamjarred, chanteur pop marocain, arrêté à Paris en octobre 2016 et inculpé pour agression sexuelle à l’encontre d’une Française. Étonnamment, ces charges, si graves, n’ont pas entamé l’admiration de ses fans.
« Le voilà, effectivement accusé, mais l’une des premières informations communiquées par le gouvernement marocain nous apprend que le roi paie les factures de son équipe juridique ! », s’exclame Samia. « Ces gens ont les moyens d’échapper aux conséquences de leurs actes ».
De plus, la jeune femme qui a accusé Lamjarred a été contrainte de se cacher après avoir été physiquement menacée par les fans du chanteur.
« S’adresser d'abord aux jeunes »
Les cas récents de violences contre les femmes ont cependant fait l’objet de beaucoup d’attention au Maroc.
En mars dernier à Rabat, l’agression sexuelle perpétrée sur une adolescente par deux hommes en pleine rue a été filmée et diffusée sur Facebook, provoquant l’indignation des Marocains. Pendant que l’un des agresseurs s’acharnait à lui enlever ses vêtements, l’autre filmait l’action, et on l’entend demander : « Tu n’aurais pas une sœur à nous présenter ? »
L’été dernier, une vidéo troublante, filmée à bord d’un autobus public à Casablanca, montrait quatre garçons âgés de 15 à 17 ans, en train de violer une jeune fille de 24 ans, atteinte de maladie mentale, et de lui arracher ses vêtements en l’insultant. Cette vidéo est également devenue virale sur Facebook. Les garçons ont été arrêtés et inculpés.
Nidal Azhary, présidente de l’Union féministe libre, a lancé la première application mobile au Maroc : elle permet aux femmes de signaler des cas de harcèlement ou d’agression
Les faiblesses de la loi et le conservatisme des institutions ont motivé les féministes à trouver des moyens créatifs pour riposter.
En août, un jour après l’agression filmée de la jeune fille à bord du bus à Casablanca, l’illustratrice féministe Zainab Fasiki a publié un dessin largement partagé sur Instagram d’une femme désemparée, seins exposés et vêtements déchirés. Légende : « Les bus sont faits pour transporter les gens, pas pour violer les filles ».
Le 25 février, la jeune militante a invité vingt jeunes filles intéressées par le dessin à se rencontrer et à créer des bandes dessinées illustrant les moyens de mettre fin au harcèlement de rue. Il s’agissait de la première édition de son projet Women Power Collective.
En mars, Nidal Azhary, présidente de l’Union féministe libre, a lancé la première application mobile au Maroc : elle permet aux femmes de signaler des cas de harcèlement ou d’agression (disponible sur Google Play, en arabe darija). La version française de l’application s’appelle Machoufouch, formule classique au Maroc pour aborder les filles et qui peut se traduire par : « On peut se voir ? ».
Les utilisateurs ont la possibilité de déposer anonymement un rapport et fournir des informations sur le lieu et la nature des faits, ainsi que la description de la victime et de l’agresseur. Ils peuvent même obtenir des conseils sur les éventuelles procédures judiciaires à engager.
Ces initiatives visent à sensibiliser le public et à mieux faire comprendre l’impact du harcèlement sexuel au Maroc. Le véritable défi pour les partisans de la lutte contre le harcèlement consiste sans doute à changer la mentalité des hommes au Maroc. « Si vous voulez changer quoi que ce soit, commencez par vous adresser aux jeunes », recommande Wissale. « Les Marocains ont intériorisé cette coutume et pensent que harceler des filles atteste de leur virilité. Les femmes doivent s'exprimer et ne pas se laisser faire sans rien dire. »
Olivia Lewis a passé plusieurs mois au Maroc dans le cadre d'un programme SIT Study Abroad et a produit cette histoire en association avec Round Earth Media.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].