Algérie : la gouvernance aux temps du choléra
Ce matin, j’ai emprunté durant dix petites minutes une rue que je connais bien au centre-ville d’Alger, la capitale où habitent entre deux et cinq millions d’habitants – aucun recensement officiel récent n’existe – une des plus grandes métropoles du Maghreb.
Pendant que je surveillais qu’un balcon ne me tombe pas dessus – la faute à l’extrême vétusté de la vieille pierre, aggravée par les lavages à l’eau – je faisais aussi attention à l’endroit où je mettais les pieds.
Les crevasses sur des trottoirs pourtant régulièrement refaits mais sans respect des normes (des marchés importants octroyés par-ci par-là par les municipalités) se disputent l’espace aux flaques d’eau nauséabondes, à quelques sachets d’ordures éventrés par les chats algérois et à des monceaux de gravats oubliés par les services de la voierie.
Une rue au centre-ville d’Alger.
Ce constat assez malheureux a-t-il un quelconque lien avec la récente propagation du choléra dans plusieurs régions du centre du pays ?
Assurément. Mais pas dans le sens caricatural que certains veulent lui donner, dans l’esprit de ce qu’avait déclaré, un jour de 2003, un (très) haut responsable de l’État alors que la peste s’était déclarée autour de la ville d’Oran (ouest) : « Cela devait arriver, les Algériens sont sales ! ».
Les procès de « l’autre »
Notons que l’essentialisme de cette sentence est repris en chœur même par la vox populi désemparée devant la résurgence de maladies moyenâgeuses (des cas de fièvre typhoïde sont fréquemment signalés pendant l’été) ou même face au risque de mourir après avoir mangé un couscous dans un mariage – contexte record des intoxications alimentaires en cette saison de fêtes familiales.
Sur les réseaux sociaux, de violents réquisitoires, photos d’immondices jonchant l’espace urbain à l’appui, foisonnent. Les Algériens se font procès sur procès, accusant celui qui jette ses poubelles par la fenêtre de son bâtiment, celui qui laisse pourrir au soleil la peau de mouton après le sacrifice de l’Aïd al-Adha, celui qui ne respecte pas les horaires de sortie des ordures, celui qui laisse traîner ses déchets sur les plages et dans les forêts été comme hiver…
L’impuissance publique, devrions-nous dire, est paralysée par son incompétence, son manque de légitimité aux yeux de la société et, parfois, par son déficit de crédibilité causé par les pratiques de la rapine et de la corruption endémique
Toutes ces reproches sont vrais et vérifiables. Mais souvent, le curseur de l’analyse est mis, un peu gauchement, loin des véritables dynamiques qui font que nos villes deviennent de plus en plus insalubres.
De nombreux Algériens, individuellement, ne sont pas exempts des reproches cités plus haut. On pourra y ajouter l’anarchie urbaine qui fait que nos villes ressemblent à des villages improvisés et nos villages à des villes vulgairement bétonnées et hideuses.
« Les maisons des Arabes sont propres à l’intérieur, mais les rues où ils vivent sont sales. C’est aussi parce qu’ils se sentent chez eux à la maison, mais se sentent dépossédés de leurs pays », a un jour analysé un journaliste étranger.
Cette réflexion me fait penser à tous ces jeunes femmes et hommes en Algérie qui prennent, seuls, l’initiative de monter des campagnes de nettoyage de leur quartier, de la plage, d’une forêt…
En général, la campagne terminée et les pelles et les balais rangés, tout recommence comme avant. Pourquoi ? Parce que l’Algérien est de toute manière sale et incivique ? Je ne le crois pas : la véritable raison est que la puissance publique ne peut ni soutenir ni pérenniser ce genre d’actions salutaires.
L’impuissance publique, devrions-nous dire, est paralysée par son incompétence, son manque de légitimité aux yeux de la société et, parfois, par son déficit de crédibilité causé par les pratiques de la rapine et de la corruption endémique.
L’enjeux de l’espace public
La dépossession des espaces public, physique et politique ne peut que produire la défiance de la société envers une administration, centrale ou locale.
Une surenchère du pire s’engage alors : « Pourquoi irais-je m’organiser pour collecter des fonds et bitumer la rue défoncée du quartier alors que les budgets de la mairie ou de la wilaya [préfecture] vont dans les poches de leurs ‘’amis’’ entrepreneurs qui ne savent même pas réaliser un trottoir ? », me demandait un voisin.
Plus généralement, la question se pose aussi en ces termes : pourquoi vais-je me soucier de l’espace public, du bien commun, alors que j’en suis exclu, et que ni mon vote, ni ma parole, ni mes libertés ne sont respectés ? ».
Même si des maires tentent de lutter contre la gabegie généralisée, ils ne peuvent faire grand-chose : les élus ont moins de prérogatives que les administrateurs désignés par l’État, les walis [préfets] et sous-préfets [chefs de daïra].
Selon la perception autoritaire, on ne peut faire confiance au vote populaire puisque, dans l’acception du système politique (et chez certains opposants même s’ils s’en cachent, bien évidemment), « le peuple ne sait pas voter, c’est à nous de lui expliquer quoi et comment faire ».
Faillite de la gouvernance
Soit, mais en soixante ans de dilapidation des ressources humaines, avec une explosion des proportions de l’incompétence et de la corruption, le système ne peut et ne sait plus « expliquer quoi et comment faire ».
La multiplication des problèmes sociaux et des violences urbaines par exemple, du gardien de parking clandestin qui assassine un père de famille aux affrontements entre quartiers pour une place de garage illustrent la faillite de la gestion de l’espace public.
En soixante ans de dilapidation des ressources humaines, avec une explosion des proportions de l’incompétence et de la corruption, le système ne peut et ne sait plus « expliquer quoi et comment faire »
Le système politique se contente de mépriser sa population, préférant la laisser entre les mains des forces les plus rétrogrades pour canaliser sa colère vers des cibles plus pratiques : un jour ce sont des femmes vivant seules, l’autre jour c’est un écrivain qui critique la bigoterie…
Une question de respect
« L’Algérien fait ce qu’il peut en l’absence d’un État qui ne le respecte pas, d’une élite politique qui ne se respecte pas », me disait un architecte algérois.
« Un policier a voulu un jour me verbaliser, j’ai refusé qu’il me parle parce qu’il ne portait pas sa tenue correctement », témoigne Dallal, jeune entrepreneuse.
On peut donc beaucoup reprocher aux « gens », oui, mais c’est une manière de se voiler la face si l’on ne prend pas en compte toute la complexité créée par un système qui s’improvisa puissance publique et régulatrice sans en avoir les moyens politiques.
Il faut toujours commencer par nettoyer, d’abord, devant sa porte.
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la capitale, Alger, comme les autres villes du pays, souffre des dysfonctionnements multiples qui rendent son cadre de vie insalubre (AFP).
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