Mythes et réalités de l’armée algérienne
Deux faits se croisent ces derniers mois en Algérie : les appels à l’armée pour une « transition » politique et d’importants changements internes chez les hauts gradés.
Pour rappel, les commandants de quatre Régions militaires (sur six) ont été remplacés fin août, mouvement qui a suivi le limogeage du patron de la gendarmerie et de cinq commandants régionaux de ce corps (sur les six existants).
Ce télescopage estival, qui a produit beaucoup de supputations et d’analyses, intervient alors que le pays assiste, médusé, à un scandale narco-politique de grande ampleur après la découverte, fin juin, de 701 kilos de cocaïne sur un bateau au large d’Oran (ouest). À ces évènements s’ajoute la perspective d’un cinquième mandat pour le président Abdelaziz Bouteflika, qui semble pour le moment inéluctable et qui nourrit toutes les théories tentant d’expliquer les faits énoncés plus haut. Compliqué !
Commençons pas les appels d’une partie de l’opposition. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP, courant Frères musulmans) avait, mi-juillet, surpris tout le monde en appelant le chef d’état-major de l’Armée nationale populaire, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah (également vice-ministre de la Défense) à contribuer à « régler la crise qui secoue le pays » en vue d’une « transition démocratique ».
Le « niet » de l’armée
Avant même la réponse du haut officier interpellé par le leader du MSP, Abderrezak Makri, certains partis de l’opposition n’ont pas apprécié la démarche de l’ex-Hamas : « L’implication directe de l’armée dans la gestion de l’impasse actuelle ne peut constituer une réponse crédible à la crise politique que vit le pays », a rétorqué par exemple le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition laïque).
Quant au premier concerné par l’appel de Makri, le patron de l’armée, il a tenu à répondre par la négative, non sans rappeler ses propres positions depuis sa désignation chef d’état-major en 2004. « C'est l’une des mauvaises pratiques, voire étranges, irrationnelles et inacceptables : à la veille de chaque rendez-vous électoral, et au lieu d’essayer de s’approcher du citoyen en conférant davantage d’importance à ses préoccupations, quelques personnes et certaines parties s’éloignent volontairement de l’exercice politique », a commenté Gaïd Salah le 26 juillet.
Réponse du chef d’état-major algérien aux demandes d’implication de l’armée en politique : « J’avais auparavant souligné et clarifié avec insistance, à maintes occasions, que l’Armée nationale populaire est une Armée qui connaît ses limites, voire le cadre de ses missions constitutionnelles, qui ne peut en aucun cas être mêlée aux enchevêtrements des partis et des politiques ».
Le chef de l’armée insiste sur le fait que son institution ne fait pas de politique et ne veut pas « être mêlée aux enchevêtrements des partis et des politiques, ou s'immiscer dans des conflits qui ne la concernent ni de près ni de loin ».
Il est vrai qu'à l’approche d’élections importantes, la présidentielle spécifiquement, le discours de l’opposition se focalise sur la nécessaire transition politique et le rôle de l’armée comme « garante » de cette même transition. La crise politique, selon ces partis, s'explique par le règne de Bouteflika depuis 1999 (un record pour un président algérien), qui, affaibli par la maladie, a provoqué une crise du système. Système politique qui ne parvient pas à se renouveler et qui reste résistant aux idées d’alternance au pouvoir.
Les appels au secours à l’armée, « seule institution fortement organisée », pour reprendre la littérature politicienne algéroise, sont le résultat d’une entêtante perception du rôle et du poids de l’ANP. « C’est aussi le résultat », analyse pour Middle East Eye un ancien officier, « d’une obsession maladive en Algérie et même ailleurs – surtout en France – du fantasme de l’armée faiseuse de roi ».
L’ANP et les fantasmes exotiques
« Les médias parisiens et le milieu politique français ne se départiront jamais de leurs fantasmes représentant les généraux comme un ramassis de putschistes corrompus, bedonnants et sanguinaires », commente, amer, un cadre du renseignement à la retraite. « Une armée d’Arabes sous-développés bouffeurs de chair humaine. À leurs yeux, on ne peut être autre chose que ce que leur impose leur exotisme hautain et raciste. Ils n’arrivent pas à rationaliser leur approche de l’armée algérienne, ou même de la chose politique algérienne en général. Tout se résume à une jungle d'intrigants ! ».
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Qu’en est-il exactement ? L’armée algérienne a cette particularité d’avoir existé avant l’État algérien. La structuration de l’Armée de libération nationale (ALN), bras armé du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance (1954-1962) et la formation des services secrets bien avant l’indépendance et l’émanation – laborieuse – des institutions civiles du nouvel État ont conditionné toute approche analytique du fait politique algérien.
« Non, les militaires en Algérie ne sont pas les faiseurs de la décision. Contrairement aux idées reçues, ils ont toujours été à la disposition du décideur », déclarait Rachid Benyelles lors de sa présentation de ses mémoires à Alger, Dans les arcanes du pouvoir, en mai 2017.
« Les médias parisiens et le milieu politique français ne se départiront jamais de leurs fantasmes représentant les généraux comme un ramassis de putschistes corrompus, bedonnants et sanguinaires »
- Un retraité du renseignement algérien
Ancien patron de la marine militaire, ex-général, secrétaire général du ministère de la Défense et ex-ministre sous Chadli Bendjedid, Benyelles sait, en principe, de quoi il parle. « Par exemple, [le président Houari] Boumediène n'a jamais associé l'armée à la prise de décision, aux choix stratégiques sur les plans économiques. Il a même interdit aux hommes politiques de s'approcher des militaires ! Nous sommes très loin des schémas de dictature militaire, nous étions plutôt un régime autoritaire ».
Bien sûr, il y a un bémol qu’apporte l’ex-amiral en citant l’intervention de l’armée en 1992, face à la victoire du Front islamique du salut (FIS). « La seule fois où l'armée a été maître de la situation, c'était après la démission du président Chadli… et après l'assassinat de Boudiaf aussi [en 1992]. Le pouvoir était entre les mains de Mohamed Lamari [l’ancien chef d'état-major] et Mohamed Mediène [alias Toufik, ex-patron des services secrets]. Cette période a pris fin après l'installation par l'armée de Bouteflika, en 1999. L'armée ne veut plus décider face à un président élu, même si je mets le mot "élu" entre guillemets. »
À qui parle l’opposition ?
Peut-être faut-il rappeler ici le rôle du haut-commandement de l’armée, une fois la figure tutélaire de Boumediène disparue, dans la désignation du président Chadli Bendjedid (1979-1992), ou la nomination de Liamine Zeroual à la tête de l’État (1994-1998)… « Mais ce n'est pas tout le haut-commandement qui décide », nuance un ancien responsable du ministère de la Défense, « quelques hauts officiers et le patron de la Sécurité militaire ».
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« Il faut donc préciser exactement ce qu’on veut dire par "armée" : la troupe dans son ensemble ou les plus hauts gradés ? En fait, il s’agit des chefs du moment agissant sous le parapluie du président et pouvant s’imposer comme arbitres quand le "civil" se retrouve dans une impasse », explique un ancien ministre.
Une bonne partie de l’opposition ne sait-elle donc pas à qui elle s’adresse quand elle en appelle à l’ANP ? Existe-il une surreprésentation, une surestimation de l’importance et du rôle de l’armée dans le jeu politique algérien ? Oui et non. Car au regard de la fragilité des institutions de l’État qui n’arrivent pas à dépasser le stade d’appareil satellitaire du pouvoir présidentiel, seule l'ANP donne, aux yeux de l'élite, l'impression de se distinguer comme « une structure forte et cohérente ». Son historique depuis la guerre d’indépendance et son déploiement de forces ces vingt dernières années font de l’armée un élément structurant dans le schéma général.
Le poids de l’Histoire
« L’armée a accompagné la nation dans sa construction, se positionnant en acteur historique du nation-building algérien. Garante de la forme du régime politique, elle s’est mise en retrait du pouvoir formel afin de ne pas avoir à gérer la gouvernance quotidienne des institutions. Ce rôle s’est nourri d’un discours nationaliste afin d’apparaître comme une force modernisatrice et avant-gardiste au service de l’Algérie, ce qui justifiera plus tard son intervention face aux menaces contre l’État ainsi construit », écrit la chercheuse Radidja Nemar.
« Mais est-ce que cela revient à dire que son poids est déterminant dans la décision politique ? », interroge un ex-haut officier. « En fait, nous sommes des exécutants sous l’autorité d’un chef qui lui obéit à un président, mais si la situation devient périlleuse pour le pays et le caractère républicain de l’État, nous tirons la sonnette d’alarme et nous faisons tout pour sauver la situation, notre devoir nous impose donc parfois, de faire de la politique... »
« Nous avons été mêlés à la politique malgré nous », répétait l’ex-ministre de la Défense, le général à la retraite Khaled Nezzar lors d’une rencontre autour de ses mémoires en juin dernier. La « parenthèse » des années 1990, la guerre contre l’insurrection islamiste, a profondément marqué toute une génération de l’armée : des chefs impliqués, apparemment « malgré eux » dans le politique, mais devenus surpuissants, face au quasi-effondrement des institutions civiles et une troupe traumatisée par la guerre interne, à jamais.
« Le post-11 septembre 2001 a libéré l’armée algérienne du complexe de "suspicion" qui pesait sur elle durant les années 1990 et elle a été, enfin, reconnue comme partenaire et exemple dans la lutte antiterroriste »
- Un officier à la retraite
Vingt ans plus tard, malgré des dysfonctionnements qui persistent, l’unicité du commandement et la planification de stratégies claires en terme de formation, d'industrie militaire, de programme d’armement et de communication ont fait que l’ANP s’impose aujourd’hui comme un des plus puissantes de la région MENA.
« Entre temps, le post-11 septembre 2001 a libéré l’armée algérienne du complexe de "suspicion" qui pesait sur elle durant les années 1990 et elle a été, enfin, reconnue comme partenaire et exemple dans la lutte antiterroriste », estime un officier à la retraite.
De plus, « à partir des années 2000, une profonde transformation a touché l’ensemble de la chaîne de commandement, avec l'émergence de nouveaux chefs militaires, relativement jeunes, parfaitement formés et animés d’esprit d’ouverture sur le monde moderne », rappelle l’ancien colonel des services secrets Mohamed Chafik Mesbah dans une étude.
Le facteur humain
Une autre spécificité de l’armée algérienne reste sa composante humaine, aux divers échelons de commandement. « Issus pour la plupart de couches sociales défavorisées, dans le meilleur des cas des classes moyennes, les nouveaux chefs militaires ne sont pas, loin s’en faut, déconnectés de la réalité sociale. Et s’ils ne manifestent aucune inclination pour la chose politique, stricto sensu, c’est une écoute attentive qu’ils prêtent, toujours, aux difficultés du peuple algérien ainsi qu’aux contrariétés qui obstruent la voie au développement national », analyse Mohamed Chafik Mesbah.
« Quatre axes ont soutenu l’évolution de l’ANP post-années 1990 : une professionnalisation vers laquelle nous aboutissons beaucoup plus vite que d’autres armées arabes ou même européennes ; une modernisation pour repenser le matériel et les formations face aux mutations du terrorisme et l’étendue des terrains d’opération ; une coopération active avec la participation à tous les aspects de défense à projection régionale ou internationale ; et enfin la communication pour rompre avec les cloisonnements vis-à-vis de la société et, aussi, de nos partenaires », détaille-t-on du côté du ministère de la Défense.
Les évolutions de l’ANP, depuis près de vingt ans, ont parfaitement « arrangé » la stratégie d’un Bouteflika
Les évolutions de l’ANP, depuis près de vingt ans, vers une plus grande professionnalisation et son désir de renforcer sa propre structure technocratique, ont parfaitement « arrangé » la stratégie d’un Bouteflika qui, assez intelligemment, a surfé sur cette tendance pour asseoir l’image d’un président civil qui a pu éloigner l’ANP de la politique.
Les mutations, enfin, qui ont impliqué la dissolution du DRS (le Département de renseignement et de sécurité) en 2016 – après en avoir fait durant 25 ans un Léviathan sécuritaire à la puissance hypertrophiée – ont contribué à poursuivre la normalisation de l’armée après les terribles années 1990. « Tenter de transformer nos services secrets de police politique à la mode RDA en véritable services de renseignement modernes », nous confiait, il y a déjà une décennie, un haut cadre de l’État.
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« La mobilité dans l’exercice des fonctions supérieures de responsabilité au sein de l’ANP doit être instaurée, selon les normes en usage dans les armées modernes […] C’est un prérequis nécessaire à la préservation de la cohésion de l’armée, celle-ci étant conditionnée par l’octroi de chances identiques à tous ses membres dans la promotion dans les grades et, subséquemment, dans l’accès aux postes de commandement », appuie de son côté l’ex-colonel du renseignement Mohamed Chafik Mesbah.
« Il faudrait revenir aux rotations de postes imposées par le président Chadli au milieu des années 1980 afin d’éviter que s’installe un système de potentats régionaux. Chadli voulait limiter à quatre ans maximum la durée en poste, par exemple, d’un chef de Région militaire », rappelle un ancien ministre.
« Du coup, les derniers changements à la tête des Régions militaires – véritables répliques territoriales de l’état-major central – et même le remplacement du patron de la Sécurité de l’armée participe à ce long processus d’évolution de l’ANP vers une armée de métiers, une armée qui obéit à un seul chef, le président, et non pas à un éventuel conglomérat de puissants gradés », martèle le cadre du ministère de la Défense.
Parfaire les interactions civils/militaires
Selon son analyse, les lectures reliant ces changements à la perspective politique actuelle « ne tiendraient pas la route ». « L’agenda est d’ores et déjà décidé par la Présidence en parfaite intelligence avec le chef d’état-major », défend un ancien ministre en poste dans les années 1990. Ce dernier voit ailleurs les véritables enjeux : parfaire les interactions entre pouvoir civil et la superstructure militaire (incluant les « services »).
« La suprématie du politique sur le militaire impliquerait l’existence de moyens civils de contrôle du militaire »
- Louisa Driss Aït-Hamadouche, politologue
Or comme le soulignait sur Middle East Eye, en septembre 2015, la politologue Louisa Driss Aït-Hamadouche, « la suprématie du politique sur le militaire impliquerait l’existence de moyens civils de contrôle du militaire, par exemple des commissions au Affaires étrangères ou à la Défense ».
À défaut, les jeux de pouvoirs se poursuivront à l’ombre de cette dualité civil/militaire et l’on reste « dans une relation de complémentarité-rivalité, caractéristique de tous les pays en voie de développement qui n’arrivent pas à parachever leur transition démocratique »
« Le plus haut grade de l’ANP, renchérit un ancien général, est le civil. C’est ce que nous répétons à nos élèves-officiers à longueur d’année. Il faudra aller dans le sens de la concrétisation de ce mot d’ordre ». Et de conclure : « Les politiques devraient commencer par apprendre à ne plus nous solliciter pour un oui ou non : ils veulent un État civil ou pas ? »
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sorti le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les troupes de l'ALN (Armée de Libération nationale), branche armée du FLN (Front de Libération nationale) défilent à Alger, boulevard Carnot, derrière la Préfecture, au mois de juillet 1962, à la fin de la guerre d'Indépendance (AFP).
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