La Tunisie, à la pointe de la recherche génétique
TUNIS – Lilia Romdhane est atteinte de myopathie tunisienne, une maladie qui touche les muscles squelettiques chez les enfants. Pourtant, ce n’est pas comme porteuse de maladie génétique rare qu’elle veut être qualifiée, mais comme chercheuse en génomique (relatif au génome humain) dans la lignée scientifique tunisienne depuis plus de 40 ans.
« Le chercheur tunisien Mongi ben Hamida est celui qui a donné un nom à ma pathologie. Je voulais d’abord devenir médecin pour trouver un traitement. Mais il n’était pas possible d’aller étudier à la faculté de médecine à cause de mon handicap, alors je me suis tournée vers la biologie pour comprendre ma maladie et les autres pathologies génétiques. C’était aussi pour lancer un appel au secours aux autorités », explique à Middle East Eye celle qui est maître-assistante à la Faculté des sciences de Bizerte et chercheuse au laboratoire de génomique biomédicale et oncogénétique à l’institut Pasteur de Tunis.
En 1974, Mongi ben Hamida fonde l’Institut national de neurologie de Tunis. C’est là qu’il découvre une forme de la myopathie de Duchenne, appelée « myopathie tunisienne » (qui touche aussi bien les filles que les garçons). La communauté scientifique internationale, sous influence occidentale, a mis quasiment vingt ans avant de valider la découverte du professeur tunisien.
Au niveau de l’Iran, loin devant ses voisins
Aujourd’hui, dans ce domaine, la Tunisie fait partie des pays qui comptent : « La Tunisie est bien positionnée pour développer des opportunités de recherche en sciences environnementales, en mathématiques, et dans quelques spécialités en médecine clinique et recherche biomédicale [génétique et hérédité, par exemple] », constate ainsi une étude publiée en 2015 par l’entreprise canadienne Science-Metrix, spécialisée en évaluation des activités liées à la science et la technologie.
Ainsi, la synthèse de 90 pages montre que le pays est le quatrième plus actif concernant la production scientifique parmi les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, avec une moyenne de 0,51 article publié pour 1 000 habitants entre 2002 et 2013, ce qui le place au même niveau que l’Iran et loin devant ses voisins algérien (0,12), marocain (0,11) et même égyptien (0,16).
La Tunisie est le quatrième pays le plus actif concernant la production scientifique parmi les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord
Seuls Israël, Malte et le Qatar font mieux. Une excellence portée par la recherche sur la génétique et l’hérédité qui fait l’objet, proportionnellement, de plus de publications en Tunisie que dans l’ensemble du monde.
Pourquoi ce petit pays est-il à la pointe ? Sa modeste superficie justement, son histoire et ses traditions font que la Tunisie est particulièrement touchée.
Sur à peine plus de 163 000 km², de nombreuses civilisations se sont succédées depuis les Acheuléens au paléolithique jusqu’aux Européens au XIXesiècle, en passant par les Amazigh, les Romains, les Arabes, etc., apportant avec elles, leurs diversités génétiques et donc leurs mutations. La tradition du mariage endogame et consanguin fait office d’incubateur dans lequel les maladies génétiques prospèrent.
540 maladies génétiques répertoriées en Tunisie
Lilia Romdhane, qui travaille sur ce recensement, notamment pour obtenir son habilitation à diriger des recherches, a aidé à identifier 540 maladies différentes en Tunisie. La majorité (plus de 65 %) sont des maladies autosomiques récessives associées à la mutation d’un gène.
Concrètement, il faut que l’individu ait les deux gènes mutés pour que la maladie se déclare. S’il n’a qu’un seul gène malade, il n’est pas atteint mais présente une chance sur deux de transmettre le gène anormal à sa descendance. Le mariage entre apparentés ou consanguins, est donc un facteur important de transmission de ces maladies.
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« Environ 600 000 Tunisiens, soit une personne sur vingt, seraient atteints d’une maladie rare dont 85 % sont d’origine génétique. Une maladie génétique considérée isolément semble rare, mais l’ensemble de ces maladies est pourvoyeur d’un fardeau génétique tellement lourd que cela constitue un problème majeur de santé publique malheureusement encore négligé », analyse pour MEE Ridha Mrad, professeur de génétique médicale à la faculté de médecine de Tunis et chef de service des maladies congénitales et héréditaires de l’hôpital Charles-Nicolle à Tunis.
Mais la résistance s’organise chez les héritiers de Mongi ben Hamida.
Dépasser les cadres formels
« Nous avons créé un réseau informel de médecins et de chercheurs de différentes spécialités pour mener ensemble une activité de recherche multidisciplinaire. C’est un vrai point fort par rapport à une structure formelle moins efficace. Ici, chacun s’est spécialisé sur une pathologie ou un groupe de pathologies selon sa passion. Résultat, en vingt ans, il y a eu de véritables avancées », se félicite Sonia Abdelhak, cheffe du laboratoire de génomique biomédicale et oncogénétique de l’Institut Pasteur à Tunis.
« Environ 600 000 Tunisiens, soit une personne sur vingt, seraient atteints d’une maladie rare dont 85 % sont d’origine génétique »
- Ridha Mrad, professeur de génétique médicale
La chercheuse cite notamment la mise en place de la greffe de moelle osseuse pour traiter la maladie de Fanconi, une maladie rare provoquant une baisse de fabrication des cellules sanguines, par l’équipe du professeur Tarek ben Othman, responsable du centre national de greffe de moelle.
Cette collaboration s’étend aussi entre chercheurs et cliniciens, là où, généralement, scientifiques et médecins préfèrent se regarder en chiens de faïence. Ainsi, concernant les diagnostics des maladies génétiques, le laboratoire de l’Institut Pasteur s’est spécialisé dans les pathologies dermatologiques tandis que celui de l’hôpital Charles-Nicolle se concentre, entre autres, sur celles affectant les reins.
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L’hôpital pour enfants Bechir Hamza s’occupe de repérer les hémoglobinopathies et les cas de mucoviscidose. « La répartition se fait en bonne entente car, de toute façon, aucun laboratoire ne peut exceller dans tous les domaines », justifie Ridha Mrad qui précise que la qualité de l’expertise dans ce domaine est capitale pour éviter les « errances diagnostiques » très pesantes psychologiquement pour les malades et la famille.
Depuis 2011, ces passionnés du génome ont fondé l’association Recherche en Action qui a pour but de faire connaître au grand public les avancées technologiques et médicales via notamment l’organisation d’une Journée des maladies rares.
Publications dans des revues prestigieuses
Malgré le délabrement du système de santé qui pousse les nouveaux diplômés à quitter le pays, la politique bourguibienne consistant à pousser à l’excellence les études supérieures et notamment dans le domaine médical continue de faire de la Tunisie un modèle régional et continental. Il est par exemple possible de suivre un master en génétique, cursus inexistant en Algérie.
Surtout, depuis les années 1990, les doctorants en science biologique doivent publier au moins un article dans une publication internationale indexée. « En Égypte, ils s’intéressent également beaucoup aux maladies génétiques, mais les chercheurs publient généralement en arabe ou bien dans des journaux locaux non référencés. Ils sont donc moins visibles que nous », précise Sonia Abdelhak.
La politique bourguibienne consistant à pousser à l’excellence les études supérieures continue de faire de la Tunisie un modèle régional et continental
Cette émulation a créé un cercle vertueux : les publications, notamment celles cosignées avec des établissements mondialement reconnus, a permis de situer la Tunisie sur la carte de la recherche, facilitant ainsi les collaborations et les transferts technologiques internationaux, aboutissant à des protocoles innovants.
Le professeur Ridha Barbouche a ainsi été le premier en Afrique, il y a une vingtaine d’années, à mettre en place une paillasse permettant de diagnostiquer les déficits immunitaires congénitaux. Une excellence qui se poursuit aujourd’hui. L’institut de neurologie, renommé Institut Mongi-ben-Hamida, a reçu, en 2013, le prix émirati Hamdan du meilleur centre médical du monde arabe.
Traduction : Le professeur Faycal Hentati, directeur de l’Institut Mongi ben Hamida de Tunisie, reçoit le prix du meilleur institut médical du monde arabe
Le professeur Faycal Hentati, ancien président de l’institut et élève de Ben Hamida, a participé, en 2012, à une expérience de thérapie génique menée par le Généthon en France. Il est également internationalement reconnu pour ses travaux portant sur la mutation du gène LRRK2, à l’origine de la maladie de Parkinson.
Sélection embryonnaire
Depuis quelques mois, les couples présentant des risques de maladies génétiques pour leurs enfants peuvent bénéficier d’une sélection embryonnaire via une Fécondation in vitro (FIV) à la clinique La Rose, dans le quartier huppé de Lac 2 à Tunis.
Grâce à un laser capable de créer une micro-brèche pour recueillir une dizaine de cellules maximum et d’analyser l’ADN, l’équipe biologique et médicale peut isoler et développer des embryons sains avant de les réimplanter chez la mère.
Il n’existe aucune étude nationale sur le recensement des maladies génétiques
« Cette technique est quasi unique en Afrique », assure Kais Zhioua, responsable innovation à la clinique. « Nous avons déjà réalisé trois translocations et nous avons beaucoup de demandes, notamment de l’Algérie. »
Les dirigeants de la clinique privée ont commencé à approcher l’Institut Pasteur et le laboratoire de Sonia Abdelhak pour développer une éventuelle collaboration privé-public permettant de mettre à disposition leur technologie au plus grand nombre.
Dans ce tableau presque idyllique, une zone noire subsiste : l’absence de l’État. Il n’existe, par exemple, aucune étude nationale sur le recensement des maladies génétiques. Une cartographie indispensable, selon les spécialistes, tant les maladies génétiques épousent les spécificités microlocales.
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L’un des exemples les plus marquants est celui de la communauté juive de l’île de Djerba – un millier de personnes –, touchée par le déficit en facteur V et VIII provoquant un trouble de la coagulation qui entraîne des saignements intempestifs.
Affectant peu de monde, la prise en charge des personnes atteintes de maladies génétiques est quasi nulle.
« La Caisse nationale d’assurance maladie [CNAM] prend en charge 2 500 dinars [770 euros] tous les cinq ans pour l’achat d’un fauteuil électrique à condition d’être élève, étudiant ou d’avoir un travail. Sauf que les myopathes cessent d’étudier rapidement à cause de l’infrastructure non adaptée, et qu’ils ont donc moins de chances de trouver du travail. Ajoutez à cela le prix du fauteuil, minimum 3 000 dinars [923 euros], dont la durée de vie se limite à six mois vue la qualité de nos routes ! », détaille Lilia Romdhane.
Le cas des enfants de la lune
Reste les associations. Conscients que leurs maladies confidentielles les laissent à la marge, les patients tunisiens se sont organisés en associations prenant la place d’un pouvoir public défaillant pour sensibiliser le reste de la population via notamment l’Association tunisienne d’études des maladies métaboliques héréditaires.
Mohamed Zghal est dermatologue. En 30 ans de carrière, il a publié de nombreux articles, certains cosignés avec des chercheurs japonais où il a été en partie formé, sur le xedorma pigmentosum (XP), plus connu sous le nom de syndrome des enfants de la lune. Les personnes atteintes doivent absolument se protéger des rayons du soleil sous peine de voir apparaître des lésions cutanées cancéreuses.
Un enfant sur 10 000 serait atteint de XP, syndrome des enfants de la lune, en Tunisie, contre un sur 100 000 au Japon, pourtant considéré comme l’un des pays les plus touchés
Mohamed Zghal a été le premier en Afrique à avoir mené des recherches moléculaires sur cette pathologie. Depuis 2008, c’est en tant que fondateur de l’association d’aide aux enfants atteints de xeroderma pigmentosum qu’il tente de changer la vie des malades.
Selon lui, un enfant sur 10 000 serait atteint de XP en Tunisie, contre un sur 100 000 au Japon, pourtant considéré comme l’un des pays les plus touchés. « Les relations consanguines expliquent à 99 % la maladie XP. Dans certaines régions de l’intérieur, les mariages entre cousins dépassent les 36 % », estime ce membre du groupe de recherche international sur le xeroderma pigmentosum.
Avec l’association, Mohamed Zghal a déjà entièrement « sécurisé » 23 salles de classe et partiellement, 82. C’est-à-dire qu’elles sont équipées de lampes avec diffuseurs, de films protecteurs anti-UV aux vitres et de climatisation adéquate.
« Aujourd’hui, tous les enfants XP sont scolarisés », se réjouit-il. Le problème principal réside dans le transport. Souvent, les familles atteintes habitent des villages à partir desquels les enfants doivent marcher avant d’arriver à l’arrêt du bus scolaire : autant de défis à relever pour effectuer ces trajets en évitant la lumière du soleil.
« Il est compliqué d’expliquer aux parents que leurs enfants peuvent être malades parce qu’ils sont eux-mêmes cousins au premier degré. Ils ont l’impression qu’on les insulte »
- Un médecin tunisien
L’association place beaucoup d’espoir sur une cagoule spéciale conçue en France depuis 2015 avec système de ventilation intégrée pour permettre à l’enfant de respirer normalement. Mais une cagoule coûte 1 000 euros. En parallèle, le dermatologue se bat pour la création d’un « centre des enfants de la lune » qui permettrait notamment une prise en charge médicale et sociale de l’enfant, mais aussi une sensibilisation des familles.
Médecins, chercheurs, associatifs, tous s’accordent sur la difficulté de pédagogie envers les familles à risque, souvent issues d’un milieu rural modeste et aux pratiques sociales (mariages consanguins) fortement ancrées.
Difficile pédagogie du risque
« Il est compliqué d’expliquer aux parents que leurs enfants peuvent être malades parce qu’ils sont eux-mêmes cousins au premier degré. Ils ont l’impression qu’on les insulte, qu’on veut changer leur mode de vie, alors qu’il s’agit avant tout de les informer du risque », explique un médecin qui préfère garder l’anonymat.
Surtout que les centres de dépistage se trouvent généralement loin des zones à risques et coûtent cher, bien que des résidents soient actuellement en formation pour devenir des référents en génétique dans les gouvernorats.
Les centres de dépistage se trouvent généralement loin des zones à risques et coûtent cher
Le séquençage de l’exome, technique pour répertorier tous les gènes codant pour une protéine, peut coûter jusqu’à plus 1 000 euros sans résultat garanti dans des laboratoires étrangers. Ridha Mrad espère obtenir prochainement un séquenceur de nouvelle génération (NSG) qui permet des résultats plus rapides.
Il en existe très peu en Afrique en raison de l’investissement nécessaire, 400 000 dinars (123 000 euros), et du coût du consommable. Au Kenya, le NSG est utilisé par le secteur agronomique, plus rentable que la médecine génétique.
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