Interdiction du niqab : la « spécificité française » est-elle d’être discriminatoire ?
Mardi 23 octobre, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, un groupe de dix-huit experts indépendants, a condamné la France pour sa loi de 2010 interdisant le niqab dans les lieux publics, jugeant que cette interdiction généralisée violait les droits de l’homme.
La loi française de 2010 stipule que « nul ne peut porter dans l’espace public des vêtements destinés à dissimuler le visage ». Elle interdit donc le port du niqab au sein de tous les lieux publics.
Le comité onusien juge que cette interdiction généralisée et, qui plus est, à caractère pénal porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de religion des femmes musulmanes portant cet habit. Le comité juge par ailleurs que cette loi non seulement ne contribue pas au vivre-ensemble, mais marginalise ces femmes en les confinant chez elles.
Il est important de souligner que cette loi, qui légifère au sein de l’espace public, est pionnière en Europe. En l’adoptant, la France s’est mise au même rang que des pays comme l’Arabie saoudite ou l’Iran, qui contraignent aussi les femmes à respecter un certain code vestimentaire dans l’espace public, et a lancé un débat à l’échelle européenne qui a conduit d’autres pays de l’UE à légiférer contre le port du niqab.
En adoptant [cette loi], la France s’est mise au même rang que des pays comme l’Arabie saoudite ou l’Iran, qui contraignent aussi les femmes à respecter un certain code vestimentaire dans l’espace public, et a lancé un débat à l’échelle européenne qui a conduit d’autres pays de l’UE à légiférer contre le port du niqab
Environ 2 000 femmes portent le niqab en France et peuvent être poursuivies et condamnées à une amende en vertu d'une loi de 2010 (AFP)
Nombreux ont été les défenseurs des droits de l’homme, en France et ailleurs, qui ont jugé cette loi comme étant liberticide, allant à l’encontre de droits fondamentaux et profondément discriminatoire envers les musulmans.
Pourtant, à la consternation de ses pourfendeurs, cette loi a été maintenue aussi bien par le Conseil constitutionnel français que par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ainsi, la condamnation du Comité des droits de l’homme des Nations unies, en étant en contraste avec ces décisions antérieures, vient remettre en question la légitimité juridique de cette interdiction vestimentaire.
Remise en question du Conseil constitutionnel et de la CEDH
À la lumière des conclusions du Comité des droits de l’homme de l’ONU, on peut se questionner sur l’impartialité du Conseil constitutionnel français et de la CEDH sur cette question.
Le Conseil constitutionnel, organe éminemment politisé où siègent d’anciens présidents de la République – notons que Nicolas Sarkozy, président en exercice lors de l’adoption de la loi interdisant le niqab, siège lui-même au sein de ce conseil – est une instance ambiguë, parfois qualifiée de troisième chambre politique et qui n’est pas entièrement indépendante, contrairement à ce que l’on est en droit d’attendre des pouvoirs judiciaires. Il n’est ainsi pas surprenant qu’il ait été favorable à cette loi, ne lui trouvant pas de caractère discriminatoire.
Quant à la CEDH, bien que sévère sur les questions régaliennes, elle a, de son propre aveu, fait preuve de beaucoup de souplesse sur les questions sociétales. Lorsque la CEDH a été saisie sur la loi française de 2010, plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme ont été invoqués, dont notamment les articles 9 et 14 concernant le droit à la liberté de religion et l’interdiction des discriminations.
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La CEDH a toutefois jugé qu’il fallait laisser aux États une « large marge de manœuvre » et a donc fait preuve d’un laissez-faire volontaire. Cette souplesse a d’ailleurs été critiquée par plusieurs experts, dont l’ONG Human Rights Watch, pour qui « il est troublant que la Cour ait pris acte des effets négatifs spécifiques de cette interdiction sur les femmes musulmanes, mais l’ait néanmoins considérée comme justifiée ».
Une « laïcité » discriminatoire
On voit ainsi que jusqu’à présent, seul le Comité des droits de l’homme de l’ONU a pu déterminer, à travers un regard objectif et indépendant sur les textes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que la France ne respectait pas ses engagements envers des libertés fondamentales telles que le droit de culte et la liberté de manifester librement sa religion.
Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que la France est pointée du doigt par cet organe d’experts concernant des questions de discrimination à l’encontre de ses citoyens musulmans, jugeant dernièrement que le licenciement d’une salariée voilée était discriminatoire.
Dès lors qu’il s’agit de questions identitaires, la France se braque et se cantonne à un travail de communication visant à rassurer l’opinion internationale plutôt qu’à se pencher sur le réel problème
Face à ces développements juridiques sur le plan international, la réaction de la France est assez surprenante, bien que désormais coutumière.
Dès lors qu’il s’agit de questions identitaires, la France se braque en effet et se cantonne à un travail de communication visant à rassurer l’opinion internationale plutôt qu’à se pencher sur le réel problème – à l’image de la campagne du quai d’Orsay visant à réfuter dix idées reçues sur l'islam et les musulmans en France, qui en réalité vise à démentir les accusations d’islamophobie qui commencent à prendre de l’ampleur sur la scène internationale.
Ainsi, le gouvernement français n’a pas tardé mardi à publier un communiqué revendiquant la légitimité de sa loi et rappelant que le Conseil constitutionnel et la CDEH l’avaient jugée non-discriminatoire.
On ne peut qu’être interpellé par cette réaction d’un pays où priment la démocratie et l’État de droit mais qui se hâte de rappeler d’anciennes décisions juridiques tout en balayant du revers de la main les décisions d’une autre instance juridique sans même prendre le temps d’examiner ses arguments et motivations.
Plusieurs personnalités politiques ont également réagi, à l’image du secrétaire-général délégué du parti de droite Les Républicains, qui a déclaré : « Que ce machin se taise ! Nous n’avons pas à nous justifier de continuer à interdire la burqa, au nom de la liberté des femmes et de la laïcité ». Ou celle de Bruno Retailleau, sénateur du Mouvement pour la France, qui a demandé « que la France se retire provisoirement » du Comité.
Même lorsque des experts indépendants et objectifs pointent du doigt un problème flagrant de discrimination, l’on refuse toujours de le voir, allant même jusqu’à le justifier
La réaction des institutions et de l'élite politique françaises est malheureusement devenue l’apanage de cette France où l’islamophobie est institutionnalisée, si bien que même lorsque des experts indépendants et objectifs pointent du doigt un problème flagrant de discrimination, l’on refuse toujours de le voir, allant même jusqu’à le justifier.
Pour expliquer les discriminations, on apporte ainsi l’argument de ce qu’on appelle la « spécificité française » ou « le modèle français de la laïcité », or cette approche est somme toute paradoxale : en défendant ainsi la France, on semble en fin de compte dire que la « spécificité française » en matière de laïcité, c’est d’être… discriminatoire.
- Hajar El Jahidi est responsable du plaidoyer auprès des institutions européennes pour l’European Forum of Muslim Women. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @HJahidi
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Photo : le niqab est un voile couvrant entièrement les cheveux et le visage, à l’exception des yeux (AFP).
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